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L'opérateur a présenté un plan stratégique, baptisé « Odyssée 2024 », en mai dernier. ERIC PIERMONT / AFP

Le trublion Free va-t-il bousculer le marché des télécoms pour les entreprises ?

Depuis 20 ans, le groupe Iliad, maison mère de l’opérateur Free, est l’acteur qui fait bouger l’offre de télécommunications pour le grand public en France. Pionnier mondial de l’accès à l’Internet via les box en 2002, Free est entré sur le marché du mobile en 2012 en étant à la fois l’acteur et l’arme des régulateurs publics pour briser l’entente oligopolistique constituée entre SFR, Bouygues Télécom et Orange. Innovant, bien géré, habile en marketing avec une communication décapante portée par son fondateur et principal actionnaire, Xavier Niel, Iliad n’avait jamais affiché d’autre ambition que d’être, derrière l’opérateur historique, le premier des alternatifs sur les marchés B2C.

« Comment a-t-on pu se faire avoir si longtemps ? », interview de Xavier Niel au Figaro au moment du lancement de Free Mobile.

En mai 2019, un plan stratégique « Odyssée 2024 » annonce sa détermination à entrer désormais sur le marché des entreprises (B2B) :

« Iliad a pour ambition de devenir un nouvel opérateur national de référence capable d’accompagner la transformation numérique des entreprises françaises, afin de renforcer leur compétitivité. »

Les objectifs affichés de conquête de 4 et 5 % de parts de marché en 2024, soit entre 400 et 500 millions d’euros de chiffre d’affaires, restent raisonnables, mais le ton de la communication rappelle l’entrée fracassante dans le mobile : il s’agit de devenir un nouvel opérateur « de référence » sur un marché B2B qui se caractérise aujourd’hui par un quasi-duopole, constitué d’Orange et de Numericable-SFR.

Les nombreux atouts d’Iliad

Ce nouvel objectif était préparé depuis plusieurs mois et repose sur de solides actifs historiques matériels et immatériels. Iliad a développé, pour les besoins de ses propres métiers, une infrastructure de premier ordre ainsi que des savoir-faire techniques et commerciaux performants. Il est propriétaire de son réseau, étendu progressivement au fil de ses capacités d’investissement. Il dispose notamment d’un cœur de réseau et de nombreuses boucles locales de fibres optiques et cellulaires pour servir ses offres dans les télécommunications fixes et mobiles.

Iliad est aussi propriétaire de ses propres data centers, dont l’un en région parisienne abrité dans un abri antiatomique. L’opérateur capitalise ainsi sur le besoin de certains clients d’avoir un réseau répondant à des normes de sécurité importantes.

Dès sa création, Iliad a eu une offre d’hébergement de sites web et à partir de 2002, sa filiale exclusive Online.net a décliné une gamme de services qui a accompagné l’expansion du web français. En 2015, Online.net identifiait en son sein un département et une marque, Scaleway, offrant des services de stockage en ligne (sur le cloud) aux entreprises. D’abord adossée à sa robuste architecture matérielle et technique partagée par les différents métiers du groupe et n’offrant que des services basiques IAAS (_infrastructure as a service), _Scaleway a progressivement sophistiqué ses savoir-faire et son offre vers le big data et l’intelligence artificielle (IA).

En janvier 2019, Iliad annonçait l’acquisition de 75 % du capital de la société marseillaise Jaguar Network, son créateur Kevin Polizzi conservant les 25 % qu’il détenait et restant à sa tête au sein du groupe.

Opérateur français de services cloud et de télécommunications professionnelles, disposant de data centers reliés dans la France entière par son propre réseau de fibres optiques, Jaguar Network a une réputation de sécurité attestée par de rigoureuses certifications de qualité de service. Cette fiabilité lui permet d’apporter au projet d’Iliad plus de 1 200 de clients corporate, dont des comptes prestigieux et exigeants comme la Gendarmerie nationale, EDF ou France Télévisions.

Des marchés bien spécifiques

Fin 2017, l’Autorité de régulation des communications électroniques et des Postes (ARCEP) évaluait les marchés français en communications électroniques d’entreprise à 9,2 milliards d’euros. La même année, les marchés français du cloud étaient globalement évalués à la même hauteur mais ceux-ci sont en croissance et devraient approcher 12 milliards d’euros en 2019. Iliad, opérateur de communications électroniques, en intégrant une entreprise de cloud tout en développant ses savoir-faire internes au sein de sa filiale historique, met donc en œuvre une ambition de valorisation de ses actifs matériels et technologiques qui peut aller au-delà de ce qu’il paraît afficher.

Arcep, décembre 2018

En effet l’interconnexion (l’un des métiers d’opérateur de communications) de plates-formes de solutions as a service (SAAS : offre de services en cloud pour les entreprises) est la tendance lourde qui va accompagner les transformations digitales accentuées par les développements de l’Internet des objets, de l’IA et du big data. Dans ses annonces, Iliad évalue à 3 milliards d’euros ces marchés, professionnels et très intensifs en technologie, décrits comme adjacents à ses activités d’opérateur.

Le secteur des télécoms en mutation

Les marchés des télécoms et en particulier celui d’opérateur d’infrastructures de communications électroniques font aujourd’hui face à une équation économique difficile à résoudre.

Il exige des besoins colossaux en capitaux à la fois pour la maintenance des infrastructures existantes (réseaux 3 et 4G, xDSL et fibre) mais aussi pour le déploiement des nouvelles technologies (5G, FTTH) dans un contexte de faible rentabilité avec une concurrence féroce entre les acteurs et des clients volages. L’Arcep ayant stabilisé à quatre le nombre d’opérateurs offrant une gamme complète de services sur le marché français, ceux-ci cherchent donc à se diversifier en pénétrant de nouveaux métiers en plus de leurs missions classiques. Ainsi, Orange crée une banque, Orange Bank, et SFR se développe au sein d’Altice qui est aussi un groupe de médias. Ces deux acteurs sont déjà également présents sur les marchés B2B de communications électroniques et de service de cloud professionnels.

Iliad réalise donc un changement stratégique pour pénétrer un marché B2B où ses habituels concurrents étaient déjà établis. Pour cela, il utilise ses propres ressources et ses compétences déjà existantes. Ainsi, via une stratégie de diversification rattachée, Iliad limite ses besoins nouveaux en investissement (il utilise son propre réseau de fibre optique déjà installé, ses data centers, ses techniciens qualifiés), pénètre un marché où il y a peu d’acteurs nationaux avec des clients moins volatiles dont le critère de choix principal est la qualité et la sécurité de service plutôt que le prix bas. Iliad vise donc à prendre pied sur un nouveau marché certes exigeant mais potentiellement plus rémunérateur où il peut valoriser ses investissements passés, son infrastructure et son savoir-faire technique et commercial.

Sur le papier, Iliad semble donc disposer de tous les atouts pour réussir ce changement stratégique. Peut-il devenir le trublion du marché B2B comme il l’est sur le marché B2C ?

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