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Les céréales existaient deux millions d’années avant l’invention de l’agriculture

Carothèque du service géologique et minière d'Ankara. Fourni par l'auteur

Les céréales sont une ressource centrale de l’alimentation humaine et on suppose traditionnellement qu’elles ont évolué à partir de graminées sauvages, au début du Néolithique, il y a 12 000 ans au plus tôt au Moyen-Orient, sous la pression de l’agriculture. La découverte de pollen de céréales dans le sondage de 600 mètres de long pratiqué dans le lac d’Acıgöl (au sud-ouest de l’Anatolie, en Turquie) et daté de 2,3 millions d’années à la base, permet de faire reculer de plus de deux millions d’années l’apparition des céréales dans les écosystèmes, et de remettre en question le paradigme de la domestication des plantes au Néolithique.

Carte de localisation du lac d’Acigöl, dans le sud-ouest de la Turquie, d’après Demory et coll., 2020. Author provided (no reuse)

Des pollens de Graminées, comme le seigle et le type céréale (Cerealia-type), ont été identifiés dans l’ensemble du sondage d’Acıgöl. Ces pollens ont les mêmes caractéristiques morphologiques que les grains de pollen de céréales actuels, avec un diamètre moyen supérieur de 40 µm et un grand pore entouré d’un épais anneau. Comme par définition les céréales sont des plantes cultivées, nous avons appelé nos anciens pollens de céréales « proto-céréales » pour souligner le fait que ces pollens sont identiques. Ces céréales apparaissent en même temps que des spores de champignons coprophiles qui accomplissent leur cycle biologique dans les excréments des mammifères et qui sont caractéristiques de la présence de troupeaux de grands herbivores.

Grains de pollen de Cerealia et Triticum sp. d’Acıgöl (ACI), sondage 3 (photos 1–7), du site romain de La Verrerie, Arles, France (photo 8) et de Gardouch, France, blé actuel (photo 9). L : longueur maximale (µm). Fourni par l'auteur

Cette ressemblance est clairement visible sur la figure ci-dessus, où nous avons réuni des pollens de céréales fossiles provenant d’Acıgöl (photos 1-7) et de l’époque romaine (photo 8), non modifiés par les pratiques agricoles modernes, et des pollens des céréales actuelles provenant d’un champ de blé de la plaine agricole du Lauragais en France (photo 9).

Les proto-céréales sont très présentes vers 2,2 millions d’années (Ma), puis une baisse se produit à partir de la transition mi-Pléistocène (de 1 à 0,8 Ma), quand le climat devient plus frais et qu’un changement de faune se produit. La comparaison des pollens fossiles avec ceux actuels mesurés sur le littoral lacustre d’Acıgöl et des alentours, montre que les pollens de céréale sont quasiment absents, même dans les milieux à Graminées sauvages considérées comme des ancêtres des céréales comme l’égilope (Aegilops) ou à céréales comme l’orge (Hordeum).

Notre interprétation est que les proto-céréales proviennent de Graminées sauvages qui poussaient naturellement dans la steppe anatolienne. Leur émergence et leur prédominance ont pu être favorisées par les perturbations écologiques liées à la présence de grands troupeaux d’herbivores qui venaient s’abreuver dans la région des Grands Lacs où se situe le lac d’Acıgöl. Le piétinement des troupeaux de grands mammifères, l’enrichissement en azote des sols avec les excréments et le broutage de la steppe par les animaux ont pu modifier le génome des proto-céréales naturellement présentes à Acıgöl et favoriser ainsi l’émergence des céréales modernes. Les fossiles trouvés dans cette région témoignent d’une abondance et d’une grande diversité d’herbivores. Parmi ceux-ci, les paléontologues ont identifié une espèce éteinte de mammouth et de rhinoceros, plusieurs espèces de chevaux et de cerfs, un okapi primitif, un paléo-chameau, un grand bovidé aujourd’hui éteint et de nombreuses antilopes. Les populations d’Homo erectus (l’Homme de Koçabas), présentes dans la région des Grands Lacs entre 1,2 et 1,6 millions d’années, ont pu coexister avec une mégafaune riche et diversifiée dont ils étaient largement dépendants.

Les ancêtres des arbres cultivés typiques de l’agriculture méditerranéenne moderne sont également présents dans les sédiments lacustres d’Acıgöl. D’autres plantes potentiellement comestibles ont également été identifiées. Elles correspondent à 54,4 % des plantes identifiées dans les assemblages polliniques. Ces résultats témoignent de la richesse potentielle des ressources alimentaires accessibles dont pouvaient se nourrir les populations humaines et animales.

Ces dernières années, de nouvelles données biologiques et archéologiques provenant de sites à homininés ont permis d’améliorer nos connaissances sur les débuts de l’agriculture et les modalités de sa mise en œuvre. Dans le Levant, à Ohalo II, des graines de proto-céréales et des faux en silex ont été trouvées vers -23 000 ans. Plus au nord, dans le site archéologique de Gesher Benot Ya’aqov, des graines de proto-céréales et des pollens d’arbres actuellement cultivés ont été identifiés entre -750 000 à -820 000 ans.

Par ailleurs, les données génétiques récentes indiquent que l’émergence de l’agriculture ne s’est pas produite à un seul endroit et au même moment au début du Néolithique (c’est l’hypothèse du « Croissant fertile »), mais qu’il s’agit d’un phénomène évolutif et multirégional. Il est donc possible que des populations d’homininés aient développé des formes de « proto-agriculture » transitoires. Nous savons, en effet, que les processus de domestication furent discontinus, avec des phases d’arrêt et de redémarrage. Les outils lithiques acheuléens, caractérisés par des bifaces de forme symétrique, témoignent des capacités cognitives plutôt avancées des populations humaines du Pléistocène inférieur qui pouvaient fréquenter les rives du lac d’Acıgöl. Les populations d’homininés peuvent également avoir profité de cette opportunité pour diversifier leur régime alimentaire avec des plantes sauvages faciles à récolter et riches en nutriments, comme c’est le cas des populations de chasseurs-cueilleurs existant encore aujourd’hui dans certaines contrées de notre planète.

La question de l’émergence du Néolithique avec la domestication des plantes et des animaux est débattue depuis des décennies. Elle a fait l’objet d’innombrables études, dans la plupart des cas menées par des archéologues et des généticiens qui se sont concentrés, soit sur les macrorestes végétaux des sites archéologiques, soit sur l’histoire génomique des plantes cultivées. L’étude des environnements naturels (zones humides, lacs), comme Acıgöl, et de leur contenu microbiologique a jusqu’à présent été largement négligée pour aborder cette question.

Que s’est-il passé au Néolithique, lorsque les humains sont passés d’un mode de vie de chasseur-cueilleur à un mode de vie d’agriculteur ? Ont-ils reproduit les conditions qui existaient il y a deux millions d’années ? Y a-t-il eu une nouvelle étape de spéciation des céréales liée à l’Homme ? Les pollens de proto-céréale d’Acıgöl semblent indiquer que la modification génétique des céréales pourrait avoir été un processus naturel en place bien avant l’apparition de l’agriculture, et que les conditions étaient déjà réunies lorsque les populations humaines sont passées de sociétés de chasseurs-cueilleurs à des sociétés agricoles.

Nos résultats permettent de reformuler une énigme importante par rapport à l’évolution humaine et de remettre en question le paradigme longtemps soutenu selon lequel les humains étaient les géniteurs des céréales, alors qu’il semble, plutôt, que les céréales soient apparues naturellement, les humains ayant simplement accéléré leur expansion Si cela est confirmé par la présence de pollens de proto-céréales dans des sédiments du Pléistocène inférieur ou dans des sédiments plus anciens dans d’autres régions, cela nécessitera une révision totale de notre vision globale de l’histoire de la nutrition humaine. Des recherches préliminaires menées dans les travertins de Denizli (Turquie) et de Marseille (France), datés de 1,6 à 1,1 Ma, ont déjà permis de mettre en évidence la présence de pollen de proto-céréales.


Ces recherches ont été menées grâce à l’aide précieuse de nos collègues géologues (C. Alcicek, C. Helvaci) et des compagnies minières privées ALKIM et SODAS turcs.

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