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Sivaloganathan Thanabalasingham, un Sri-Lankais accusé du meurtre au premier degré de sa femme a bénéficié d’un arrêt des procédures pour délais déraisonnables (arrêt Jordan) en avril 2017. Il n’avait toujours pas subi son procès, près de cinq ans après le dépôt des accusations. Sur la photo, il arrive pour un contrôle de détention à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada à Montréal, le 13 avril 2017. La Presse Canadienne/Graham Hughes

Les délais judiciaires font libérer de présumés criminels. Des solutions existent

Les délais excessifs dans notre système de justice entraînent chaque année l’arrêt des procédures contre des centaines de présumés criminels. Des actes de fraude, d’agression sexuelle, de trafic de drogue ou même de meurtre restent ainsi impunis parce que les procès ne sont pas tenus assez rapidement pour garantir le droit de tout inculpé d’être jugé « dans un délai raisonnable ».

Cette problématique est aujourd’hui remise à l’avant plan alors que l’ex-vice – première ministre du Québec, Nathalie Normandeau, pourrait elle aussi se joindre aux nombreux accusés ayant bénéficié d’un arrêt des procédures en raison de la longueur du processus judiciaire.

Mes recherches comparatives sur les garanties judiciaires offertes en Europe et à l’international m’ont mené à la constatation que le Canada fait cavalier seul dans son approche face aux délais excessifs. Les travaux de la Commission européenne pour la démocratie par le droit illustrent notamment que le recours à l’arrêt des procédures est l’exception plutôt que la règle.

Le Canada se distingue ainsi de plusieurs autres pays comparables par cet unique et drastique remède face aux délais déraisonnables. Il pourrait pourtant en être autrement et plusieurs recours existent afin de modifier cet aspect de notre système juridique.

Une révolution inachevée

En 2017, l’arrêt Jordan de la Cour suprême créa une véritable révolution dans notre système judiciaire en fixant des limites de temps pour la tenue de procès. Les délais judiciaires sont dorénavant présumés être déraisonnables s’ils excèdent les stricts plafonds établis par la Cour, soit 18 mois pour les affaires instruites devant une cour provinciale et 30 mois pour celles instruites devant une cour supérieure.

Toutefois, l’arrêt Jordan n’a pas pour autant réglé définitivement tous les aspects entourant la question des délais judiciaires. De manière importante, la Cour a laissé en suspens la question du type de réparation pouvant être ordonné à la suite d’un délai excessif. Dans une note de bas de page fréquemment oubliée, la Cour évite en effet de se prononcer sur cette question en spécifiant qu’« on ne [lui] a pas demandé » de s’y pencher.

L’ex-vice-première ministre du Québec Nathalie Normandeau, à droite, et son avocat Maxime Roy arrivent au palais de justice pour faire face à des accusations de fraude et de corruption, le lundi 29 août 2016 à Québec. LA PRESSE CANADIENNE/Jacques Boissinot

Malgré cette réserve, la question de la réparation appropriée reçoit très peu d’attention dans les débats publics et juridiques. Sans que la Cour n’ait pu aborder la question, les tribunaux se voient obligés d’appliquer la solution par défaut et ordonnent automatiquement l’arrêt des procédures à la suite de tout délai jugé déraisonnable, incluant pour les crimes extrêmement graves et violents.

Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable est une garantie juridique fondamentale, mais la pratique internationale démontre que plusieurs solutions de rechange existent afin de répondre à une violation de ce droit. L’approche du Canada semble ainsi très radicale lorsque l’on constate que plusieurs autres démocraties occidentales permettent à leurs tribunaux de choisir parmi une panoplie de remèdes moins drastiques : exclusion de preuve, accélération des procédures, réduction de la peine, dédommagement monétaire.

Un précédent discutable

Si la question des remèdes n’a pas été abordée dans l’arrêt Jordan, il faut remonter aux années 1980 pour voir que la Cour suprême s’est elle-même contredite lorsqu’elle s’est penchée sur la question. Dans l’affaire R. c. Rahey de 1987, un cas de fraude fiscale, la Cour jugea que l’arrêt des procédures était la seule option possible pour remédier aux délais excessifs. Toutefois, moins d’un an avant, une majorité de juges avaient conclu dans l’affaire de vol qualifié Mills c. La Reine que les tribunaux pouvaient choisir d’autres options moins sévères comme dans d’autres pays européens. L’un des juges soulignait alors que l’arrêt des procédures était une « réparation draconienne » qui devait être réservée uniquement « aux cas les plus criants ». Suivant cette approche, les juges se devaient d’évaluer la gravité du crime ainsi que la durée et la nature des délais afin de mieux cerner le remède approprié. La Cour n’a jamais expliqué ce volte-face et il semble que le changement des juges sur le banc soit l’unique facteur déterminant.

Pour répondre à cette jurisprudence contradictoire, le procureur général du Canada est intervenu devant la Cour suprême durant les années 1990 afin de demander aux juges de revoir la question et d’élargir la gamme de remèdes disponibles. Cette démarche très inhabituelle témoigne des bases juridiques extrêmement faibles de l’arrêt Rahey et reflète l’importance de la question pour notre système de justice. Malheureusement, la Cour ne donna jamais suite à la demande puisqu’elle concluait à l’absence de délais excessifs dans les causes où le procureur général était intervenu.

Les gouvernements doivent agir

En suivant l’exemple du procureur général, la question pourrait à nouveau être soulevée par n’importe quel procureur de la Couronne défendant une requête de type Jordan, telle que l’affaire Normandeau. En cas de délai excessif, le tribunal serait alors forcé de déterminer s’il est approprié d’ordonner d’autres types de remèdes. Les commentaires de la Cour suprême dans l’arrêt Jordan laissent présager qu’elle serait disposée à réévaluer la question si la cause faisait son chemin jusqu’à elle.

Il n’est toutefois pas impératif d’attendre la cause d’un accusé. Les gouvernements fédéral ou provincial pourraient également être proactifs et demander immédiatement à la Cour suprême ou à la Cour d’appel d’étudier la question au moyen d’un renvoi. C’est d’ailleurs la démarche qui était préconisée dans le rapport final du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles publié en juin 2017. Le Comité considérait qu’il était primordial de reconsidérer la question des solutions de rechange afin de pouvoir mieux gérer les impacts de l’arrêt Jordan.

Peu importe la manière, il est temps que la question soit débattue et tranchée pour de bon par nos tribunaux. Notre système opère sur la prémisse que l’arrêt des procédures est le seul remède pouvant pallier à des délais excessifs, mais ce cadre juridique est loin d’être coulé dans le béton.

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