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La secrétaire nationale d'Europe-Ecologie-Les Verts (EELV) Marine Tondelier, la tête de liste d'EELV Marie Toussaint  et l'ancien candidat à la présidentielle d'EELV Yannick Jadot dansent lors du premier meeting de campagne du parti pour les élections européennes de 2024.
La secrétaire nationale d'Europe-Ecologie-Les Verts Marine Tondelier, la tête de liste Marie Toussaint et l'ancien candidat à la présidentielle Yannick Jadot participent avec les autres militants à un cours de danse “thérapeutique” lors du premier meeting de campagne du parti pour les élections européennes de 2024. Julien de Rosa / AFP

Les deux corps de l’écologie politique : EELV et la « Booty Therapy »

Lors du lancement de leur campagne des Européennes, le 3 décembre 2023 à Paris, Les Écologistes ont, pendant plus de deux heures, présenté leur programme. La tête de liste, Marie Toussaint, propose un « traité environnemental européen » et défend l’idée de faire de la lutte contre la pauvreté la colonne vertébrale de l’Europe, en instaurant un droit de « véto social ». Un discours rationnel et ambitieux. Mais de ce meeting, beaucoup ne retiendront que les quelques minutes de Booty Therapy qui ont agité les corps des militants.

L’historien Ernst Kantorowicz a montré l’importance des Deux Corps du roi (1957). Le roi est, comme tout le monde, doté d’un corps mortel, soumis à sa sensibilité. Mais le Roi incarne aussi le corps immortel et politique de la royauté (l’État) et de Dieu. Les écologistes ont aussi deux corps. Le premier est tout aussi sensible que celui du roi – c’est le corps de chaque adhérent. L’autre est un corps proprement politique qui représente une pensée politique originale et singulière, matérialisé par un parti Vert. Ce Body Politic (corps politique) a vocation à symboliser la communauté militante.

L’écologie politique a, dès son origine, accordé toute son importante à la sensibilité de chaque militant, notamment à partir du respect de l’individualité de chacun. Il est aussi le seul parti à considérer que la relation avec le monde vivant est essentielle pour construire une gouvernance plus viable (c’est la position écocentrée qu’elle mobilise plus ou moins ouvertement). Le corps de chaque militant, ainsi que le corps partisan, mobilisent peu ou prou cette affectivité. Par conséquent, la sensibilité de chacun et la sensibilité dans sa relation au monde sont des référents importants chez les écologistes politiques.

Sensibilité personnelle et rationalité politique

Lors de ce meeting, les Écologistes ont tenté de réconcilier leurs deux corps, le sensible et le politique, afin de témoigner de la possibilité de relier la part émotionnelle de chacun avec la part froide et rationnelle de la politique. Leur tête de liste, Marie Toussaint, a souhaité construire un meeting qui encouragerait les militants à « écouter les pulsations du vivant », à accepter la fragilité de la vie et à mener une campagne en « douceur ».

Il s’agit désormais de faire de la « politique autrement » en valorisant sa dimension relationnelle et dans un travail d’introspection de chacun. Pour autant, les Écologistes ne négligent pas le poids des rapports de force ou l’importance de produire un rapport cartésien à la politique (comme le montre par exemple l’utilisation du droit par Marie Toussaint dans l’Affaire du siècle).

Mais qu’importe le temps consacré dans ce meeting à la mise en mouvement de ce corps politique collectif. Qu’importe l’effort délicat de construction d’une forme de corporalité des idées écologistes, consistant à fusionner la part émotive/intuitive de chacun et la part rationnelle/contraignante de l’action politique collective. L’émergence d’un Body Politics, même doux, dépasse nécessairement l’individualité subjective de chaque militant. Comment parvenir à réaliser un équilibre entre le choix du « booty therapy » et, la mise en scène du sensible/corps sensible et celle d’un corps politique ?

Politiser la sensibilité

Comme le rappelle le politiste Michel Hastings, le sensible est le chemin qu’emprunte ce qui nous affecte et retentit en nous. La politisation de la sensibilité est l’une des contre-propositions politiques la plus vieille et la plus intéressante de l’écologie politique. Faire en sorte que notre rapport sensible au monde participe à la gestion de ce monde. Que notre médiation au monde passe autant par une relation rationnelle que relationnelle. C’est une sensibilité qui ouvre au monde, plutôt que de se refermer sur son monde intérieur.

Cela peut passer par une reconnaissance de notre vulnérabilité partagée avec tous les êtres vivants, comme le souligne la philosophe Corine Pelluchon. Ou bien encore par la prise en compte d’une forme « d’intuition » pour imaginer d’autres formes d’organisations politiques plus respectueuses des limites planétaires.

Par conséquent, il est heureux qu’un parti écologiste propose d’autres pistes de médiation pour gérer les crises écologiques et sociales actuelles et pour construire des modes de relations plus résilients entre les humains et les « autres qu’humains » (selon le joli terme de l’anthropologue Hélène Melin).

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Construire l’image du corps politique

La politique est souvent une question de mise en scène de la transgression des codes admis pour faire avancer les choses (le vocabulaire, les répertoires d’action, comme la violence). L’utilisation du corps ne fait pas exception et c’est en soi un acte politique. De plus, dans notre société, la mise en scène du corps sensible est facilitée, encouragée et amplifiée par les réseaux numériques. Le culte de l’image s’individualise. Et nous faisons assaut d’inventivité pour se démarquer, afin de se prouver et de prouver sa propre existence. La construction de l’image du corps politique est, elle, plus compliquée à élaborer, comme viennent de le constater les militants écologistes et leurs dirigeants.

Nous ne nous prononcerons pas sur la qualité esthétique de la prestation de la Booty Therapy (thérapie par une danse du fessier). On peut simplement souligner qu’elle exprime à la fois une revendication d’identité (le corps libéré de la femme), une dimension festive mais aussi commerciale et thérapeutique. La Booty Therapy a comme objectif d’aider à mieux se comprendre, pour résoudre ses problèmes, ses traumas et de mettre en mouvement l’expression de cette réconciliation.

Un parti politique a-t-il vocation à soigner ses militants, notamment à partir de techniques de développement personnel ? Ce brouillage révèle le décalage entre la fonction d’un meeting politique (créer la mobilisation commune autour de valeurs partagées) et le but d’une thérapie (créer l’apaisement par le soin psychique).

Le happening a été justifié, a posteriori, comme un complément des discours délivrés lors du meeting. Mais il n’était pas un simple entracte : il participait pleinement à l’incarnation des propos des dirigeants écologistes. En faisant ce choix, les responsables écologistes ont sans doute voulu montrer qu’ils accordaient toute sa place à la parole et au corps de la femme, qui plus est « racisée », souhaité mettre en scène la continuité entre leurs propositions politiques (le féminisme, l’antiracisme, la non-violence…) et une forme d’expression corporelle qui traduit la réalité de ces propositions. Le corps politique des écologistes s’incarne ainsi, par transfert, dans le corps sensible animé par la danse du fessier.

Un « corps politique » qui s’individualise ?

Malheureusement, la perception symbolique et politique entre ce corps sensible (Booty) et ce corps politique (Body Politic) n’est pas évidente à décrypter. C’est toute la difficulté de construire un discours politique à partir du sensible. Le corps sensible ne peut se construire en dehors du corps politique. S’il faut danser, autant mettre en mouvement le corps du parti, celui qui représente la communauté des militants. Dans cette danse collective, chaque individualité doit renoncer à une partie de sa souveraineté, afin de renforcer l’efficacité du combat politique. C’est toute la difficulté d’inventer une grammaire proprement politique de cette médiation corporelle.

Avec ce happening, les écologistes tentent de produire une forme de résonance entre le corps qui exprime une sensibilité toute personnelle et la communauté des corps militants, qui sont traversés à la fois par de multiples sensibilités mais aussi la nécessité de faire corps commun dans le combat politique. Et c’est là, sans doute, que le choix de la Booty Therapy a manqué d’une énonciation et d’une présentation vraiment politique. On peut donc se demander s’il n’existait pas d’autres formes d’expressions artistiques qui pouvaient atteindre les mêmes buts, sans nécessairement passer par la boîte à outil (discutable) du développement personnel.

Pour témoigner de leur sensibilité, Les Écologistes auraient pu, par exemple, choisir une danse butō, cette chorégraphie du corps obscur inventé pour rendre compte de la souffrance des explosions atomiques d’Hiroshima et Nagasaki : danse minimaliste qui montre pourtant notre intime relation au monde et à ses menaces ; danse de la transgression (des codes, des formes, des frontières entre homme, femme et animal) et danse de la gravité.

Avec un tel choix, les écologistes auraient ainsi affirmé la priorité accordée à la menace atomique, au moment où l’on va nous imposer un nouveau développement de ce péril. Difficile de faire des images faciles avec un tel sujet ou d’éviter la critique de l’élitisme culturel… La politique est aussi une question de choix assumés.

En défendant la primauté de cette représentation du corps individuel, Les Écologistes ne prennent-ils pas le risque d’individualiser chaque militant en le renvoyant avant tout à la sensibilité de son propre corps, au détriment de la projection dans un corps politique commun ? C’est l’équilibre intérieur qui est alors avant tout recherché, plutôt que l’autonomie politique, valeur cardinale de l’écologie politique.

Reconstruire un autre rapport au monde suppose de façonner une autonomie proportionnée aux limites planétaires : un Body Politics, qui comme le second corps du Roi a vocation à s’inscrire dans l’histoire. Cela bouscule les corps individuels (« ma » sensibilité, « mon » émotion…) et interroge la primauté du droit à l’affirmation première et illimitée de la construction de « mon » identité.

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