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Les discriminations ethniques, failles du modèle universaliste français ?

Manifestations en solidarité avec 'Black Lives Matter' ici à Marseille le 3 juin 2020.
Manifestations en solidarité avec ‘Black Lives Matter’ ici à Marseille le 3 juin 2020. CLEMENT MAHOUDEAU / AFP

La question des discriminations envers les minorités ethniques a défrayé la chronique au début de l’été 2020 notamment au moment de l’affaire George Floyd aux États-Unis et de ses répercussions qu’elle a pu avoir dans des pays comme la France où l’affaire Traoré a nourri des manifestations et des revendications portées par des organisations antiracistes.

On ne peut plus se contenter, en France, de traiter cette question comme un simple épiphénomène ou la réduire à l’expression d’une radicalité d’extrême-gauche cherchant à se renouveler sur le registre de la défense des personnes « racisées » pour se démarquer d’une gauche « gestionnaire » de gouvernement qui aurait trop négligé les questions de société au profit des seules considérations économiques.

Elle entre en effet en résonance avec un sujet que la crise du Covid-19 elle-même a pu mettre en évidence, celui de la cohésion du tissu social français et des raisons d’être du vivre ensemble.

Un débat de principes

Le débat sur les discriminations ethniques a pris un tour passionné en France pour plusieurs raisons.

Tout d’abord parce qu’un pays affichant haut et fort son attachement à l’égalité républicaine comme la France est devenu suspect, à tort ou à raison, de pratiques racistes notamment au sein des forces de l’ordre, ce qui laisse entendre qu’il y a loin entre l’énoncé de grands principes et la réalité du terrain.

La thématique du racisme ordinaire, voire « systémique », vient alimenter un discours critique qui se déploie sur bien d’autres terrains.

Assa Traore, militante et organisatrice de manifestations contre les violences policières en France
Assa Traore, militante et organisatrice de manifestations contre les violences policières en France le 18 juillet à Beaumont-sur-Oise. Bertrand Guay/AFP

Par exemple, les violences faites aux femmes, les inégalités scolaires, la misère des services publics ou bien l’appauvrissement des classes moyennes, ont conduit à dénoncer un décalage permanent entre les pratiques sociales observables sur le terrain et le discours officiel sur la « bienveillance » et la solidarité porté par les gouvernements successifs depuis des décennies.

C’est au cœur de ce décalage que l’on pourrait trouver les racines profondes de la défiance à l’égard de la politique et de la démocratie représentative qui caractérise la France plus que tout autre pays en Europe.

Une opposition entre deux interprétations du progrès

Ensuite, pour des raisons plus purement politiques, parce que la thématique du racisme vient faire éclater la gauche, opposant la gauche républicaine et laïque à une gauche revendiquant le droit à la diversité des communautés et des cultures. Il ne s’agit pas seulement d’une querelle de clocher.

Derrière ce conflit, ce sont deux interprétations du progrès qui s’opposent, même si ces deux gauches dénoncent fortement le racisme : d’un côté, la promotion des plus pauvres par la justice sociale et l’éducation, sans tenir compte des origines, de l’autre, la prise en considération des cultures et des religions dans des politiques d’intégration ouvertes.

C’est l’opposition entre le projet républicain d’un espace public unifié et neutralisé et le projet démocratique d’une mosaïque communautaire assemblée par le respect d’une loi morale commune tenant au respect des différences. Mais c’est aussi l’opposition entre, d’un côté, un projet pro-actif d’émancipation, toujours en construction, et, de l’autre, l’idée de faire le bilan critique d’une histoire qui aurait trop négligé les discriminations.

Enfin, reste que la question n’est pas simple à traiter du point de vue de la recherche en sciences sociales.

L’objectif et le subjectif se superposent

On est ici sur un terrain où les données objectives sont difficiles à utiliser. Les discriminations raciales ne relèvent pas d’une posture économétrique naïve où tout serait expliqué par le taux de chômage ou le niveau de vie. Elles mettent en jeu des représentations subjectives, un mal-être de la part des personnes souffrant des relations entretenues ou subies avec les autres. On est ici dans un domaine où l’objectif et le subjectif se superposent.

L’interdiction des statistiques ethniques dans les enquêtes fournit d’ailleurs une belle illustration du problème : d’un côté, on peut très justement soutenir qu’elles ne servent à rien car on dispose de données sur les origines géographiques ou nationales des personnes enquêtées ou sur celles de leur famille.

Par ailleurs, il est très difficile de catégoriser les personnes par une couleur ou une origine sauf à tomber dans l’essentialisation qui caractérise précisément le racisme : qu’est-ce qu’un « Noir », un « Blanc », un « Asiatique » ?

Que fait-on des métis, doit-on faire des nuanciers, que faire des grands-parents ? Par ailleurs, un Noir ou un Blanc riche est-il assimilable à un Noir ou un Blanc pauvre ?

Green Book, de Peter Farelly, sorti à l’été 2018.

Ce débat est bien mis en scène dans le film de Peter Farrelly Green Book : sur les routes du sud où Tony Lip, un videur italo-américain du Bronx, est engagé pour accompagner en tournée le Dr Don Shirley, un pianiste noir de réputation internationale. Le premier dit au second « mais je suis bien plus noir que vous ! J’ai vécu dans le Bronx et je connais, moi, la pauvreté ! ». Et le second lui répond :« oui, mais moi je me sens toujours différent dans le regard des autres ! »

En effet, l’argument des défenseurs des statistiques ethniques est également très juste : on n’est pas d’une couleur ou d’une ethnie objective mais on se sent d’une couleur ou d’une ethnie différente dans le regard que l’on porte sur vous.

Il s’agit d’un processus d’identification intime mais aussi social au travers duquel se construit la distance avec les autres. Le « ressenti » subjectif, lorsqu’il devient collectif, crée des phénomènes sociaux objectifs comme la multiplication de mouvements contestataires et l’inscription à l’agenda politique d’un « problème » resté implicite jusque là.

Un sentiment de discrimination plus fréquent en France

Pour tenter de dépasser cette difficulté, on peut utiliser des enquêtes qui demandent aux personnes interrogées si elles se sentent appartenir à une minorité ethnique. Cela permet de partir du subjectif pour voir si cela crée de « l’objectif ». C’est notamment le cas de l’enquête European Social Survey, qui est une référence en matière de qualité méthodologique (comité scientifique de suivi, entretien en face à face, etc.) et dont on utilisera ici les résultats de la vague 9 réalisée en 2018, la dernière disponible.

On a pris comme point de comparaison des pays européens qui représentent des situations assez contrastées tant sur le plan géographique ou de leurs politiques migratoires que sur le plan religieux (pays très catholiques comme l’Italie, largement protestants comme le Royaume-Uni). La proportion de l’échantillon considérant appartenir à un groupe ethnique minoritaire est de 4 % en Italie, 5 % en Belgique comme en France, 7 % en Suisse, 8 % en Allemagne et aux Pays-Bas, 9 % au Royaume-Uni, ce qui donne des sous-échantillons réduits allant d’une centaine d’enquêtés (France) à deux cents (Royaume-Uni) mais suffisants pour mener quelques analyses comparatives.

Une autre question porte sur le point de savoir si l’enquêté estime faire partie d’un groupe discriminé. Le croisement entre les deux dimensions montre que c’est bien en France que les enquêtés estimant appartenir à un groupe ethnique minoritaire se sentent le plus souvent appartenir à un groupe discriminé. La question des discriminations ethniques semble donc bien plus sensible en France sans que l’on puisse évidemment déduire de ces résultats que ces représentations naissent d’une situation réellement plus discriminante que dans les autres pays.

Graphique 1 -- La proportion d’enquêtés appartenant à un groupe ethnique minoritaire se disant discriminés (%).
Graphique 1 – La proportion d’enquêtés appartenant à un groupe ethnique minoritaire se disant discriminés (%). European Social Survey, vague 9, 2018, Author provided

Quel est le principal facteur de cette discrimination ? Une batterie de questions permet d’évoquer un certain nombre de sujets. L’origine nationale est surtout mise en avant en Italie, puis en Allemagne et aux Pays-Bas, rarement en France. La religion est surtout évoquée en Belgique, en Italie, mais aussi, bien qu’à un niveau plus bas, en France et aux Pays-Bas.

La langue est surtout un facteur de discrimination en Allemagne mais reste en moyenne un item peu évoqué. L’appartenance à un groupe ethnique est surtout soulignée en Belgique et en France, puis en Italie, plus rarement ailleurs.

En revanche, les discriminations liées au genre (toujours au sein des groupes ethniques minoritaires) sont surtout évoquées en France (7 %) et au Royaume-Uni (6 %).

On peut donc supposer qu’il existe bien un lien en France entre discriminations ethniques et discriminations en termes de genre, voire une amplification des secondes par les premières.

Une confiance plus basse dans la police mais pas dans la justice

Comme la question s’est posée de savoir si les relations avec les forces de l’ordre et le système judiciaire n’étaient pas dégradées par des actes ou un sentiment de discrimination, on peut chercher à savoir si le niveau de confiance dans la police et dans la justice est le même dans les groupes ethniques minoritaires des pays étudiés et au sein de la population majoritaire.

L’enquête montre que la confiance dans la police (on indique ici le niveau de confiance forte repéré par les notes entre 7 et 10 d’une échelle allant de 0 à 10) est toujours plus basse chez les enquêtés disant appartenir à un groupe ethnique minoritaire.

Même si le niveau moyen de confiance dans la police n’est pas le même d’un pays à l’autre, l’écart entre les réponses données par ceux qui se reconnaissent dans des groupes ethniques minoritaires et celles données par les enquêtés du groupe majoritaire est, là encore, le plus important en France.

Graphique 2 – La proportion d’enquêtés ayant fortement confiance dans la police dans les groupes ethniques minoritaires et dans le groupe majoritaire (%). European Social Survey, vague 9, 2018, Author provided

En revanche, les résultats concernant la confiance dans la justice (calculés de la même façon) ne donne pas du tout les mêmes résultats.

C’est bien au sein des groupes ethniques minoritaires que cette confiance est la plus forte. À ce titre, il n’existe pas de différence en France entre les réponses données par les membres des groupes minoritaires et celles du groupe majoritaire. On remarque seulement que le niveau moyen de confiance dans la justice est le plus bas de tous les pays examinés, ce qui confirme les résultats d’autres enquêtes, notamment celle du Baromètre de la confiance politique du Cevipof.

Cette confiance relativement plus forte dans la justice au sein des groupes ethniques minoritaires pourrait s’expliquer par le fait qu’une partie des enquêtés qui en sont membres proviennent de pays où la justice est particulièrement délabrée ou corrompue. Du reste, 50 % des membres de groupes minoritaires en France n’y sont pas nés comme 70 % de ceux que l’on trouve au Royaume-Uni ou 80 % de ceux que l’on trouve en Italie.

Graphique 3 – La proportion d’enquêtés ayant fortement confiance dans la justice dans les groupes ethniques minoritaires et dans le groupe majoritaire (%). European Social Survey, vague 9, 2018, Author provided

Des groupes ethniques minoritaires attachés à leur pays de résidence

Cela étant, la présence de discriminations réelles ou ressenties n’empêche pas les membres des groupes ethniques minoritaires d’être fortement attachés affectivement au pays où ils vivent.

C’est particulièrement et paradoxalement le cas de la France où cette proportion (calculée de la même façon que précédemment) est de 74 %, le second meilleur résultat après la Suisse (80 %), alors que l’attachement affectif au pays de résidence n’est que de 54 % en Italie où le contraste avec le groupe majoritaire sur ce terrain est le plus fort. En Belgique et au Royaume-Uni, les membres des groupes ethniques minoritaires semblent même plus attachés à leur pays d’adoption que les membres du groupe majoritaire.

Graphique 4 – La proportion d’enquêtés disant être fortement attachés affectivement à leur pays de résidence (%). European Social Survey, vague 9, 2018, Author provided

Le débat en France sur les discriminations ethniques doit donc tenir compte de ces différents résultats. Le sentiment d’être discriminé est plus fort en France parmi ceux qui se reconnaissent dans une minorité ethnique et nourrit une défiance plus forte envers la police mais pas envers la justice. Néanmoins, cela ne signifie pas un rejet du pays d’adoption.

On peut émettre l’hypothèse que les réponses données par les enquêtés en France peuvent venir d’une déception à l’égard d’un pays affichant très haut sa vocation universaliste et auquel ils sont attachés.

On rejoint ici clairement la question qui taraude la démocratie française, celle du décalage entre ses idéaux et les pratiques du terrain ou, du moins, les sentiments que ces pratiques font naître.

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