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Les djihadistes « homegrown », soldats bien réels d’une nation virtuelle

Commémoration de l'attentat contre le Musée juif de Bruxelles, 24 mai 2015. Surya Jonckherre/diplomatie.belgium.be

Dix ans après les « émeutes » dans les banlieues qui avaient duré trois semaines, la France cherche toujours des « responsables » à la violence qui s’est répandue dans ces quartiers, reflet de l’immobilité spatiale et sociale de ses habitants. Le débat revient sur la question de l’intégration : la crise de l’école, le chômage, la frustration des jeunes…

Et dix ans après les « émeutes », c’est dans ces quartiers que les pouvoirs publics cherchent principalement les racines de ce qu’on appelle aujourd’hui la « radicalisation » des jeunes qui ont choisi le djihad comme la voie de l’intégration. Il s’agit en effet, pour eux, d’une intégration dans la globalisation, grâce à leur mobilité, à leur capacité de passer d’un réseau à l’autre et à articuler espace, pouvoir et action.

Le terme de « radicalisation », qui apparaît dans le vocabulaire des pouvoirs publics à la suite des attaques de Londres, le 7 juillet 2005, est devenu depuis synonyme de « djihadisation ». Il se réfère aux homegrown, ces djihadistes nés ou socialisés dans le pays attaqué, détenant souvent la double nationalité, donc statistiquement invisibles. Dans la plupart des cas, ils sont intégrés dans la société et savent utiliser les codes d’appartenance ici et là-bas.

La trame des réseaux

Les leaders de l’islam radical conseillent à ces jeunes de rompre tout lien avec l’autorité familiale, de refuser la nationalité et la citoyenneté comme fondements de leur identité. Leurs discours portent sur l’« insuffisance » des États en matière de droits de l’Homme, et critiquent le principe de citoyenneté comme fondement de l’égalité démocratique. Ils cherchent ainsi à canaliser la loyauté de ces jeunes de la nation réelle vers une nation virtuelle imaginée comme la seule source de solidarité. Cette nation n’est pas territoriale, les relations sociales dans cette communauté imaginée comme globale suivent la trame des réseaux qui les conduit jusqu’à l’action pour le jihad – et qui constitue le fondement du récit unique d’appartenance.

Une telle communauté est constituée de jeunes de toutes origines sociales et nationales, avec des niveaux d’instruction variés et des professions diverses. Il est ainsi presque impossible de déterminer un profil type. Ces jeunes se réunissent dans des cybercafés, des librairies, des mosquées de quartier pour visionner des cassettes vidéo sur la guerre en Tchétchénie ou en Bosnie, et bien entendu sur le conflit entre Israël et les Palestiniens. Ils sont marqués par des scènes de souffrance et des discours sur l’« islam humilié », nourrissant un sentiment de revanche qui les pousse à la violence. Certains sont allés en Afghanistan, au Pakistan ou au Yémen pour rejoindre des camps d’entraînement.

« Djihad à domicile »

Leur mobilité dessine une nouvelle géographie où se croisent les trajectoires personnelles dans des cellules de rencontres (les cybercafés, les mosquées, les librairies), dans des villes nœuds (comme Hambourg, Londres, Madrid, par exemple) et dans des bases d’entraînement, dans les nouvelles terres du djihad telles que l’Irak et la Syrie. Une telle mobilisation suit la logique de tout mouvement social qui aspire à l’émergence d’une nouvelle société, employant la rhétorique de la « justice à rétablir » et de la « revanche » face à la domination subie. Les sites Internet et les réseaux sociaux sont devenus leurs nouveaux espaces de communication, de mobilisation et de pouvoir.

En juillet 2005, Londres était frappé par des terroristes homegrown. Bryan McComb/Flickr, CC BY

Pourtant, avec le temps, l’usage de ces espaces par les jeunes engagés pour le djihad semble se limiter géographiquement. Aujourd’hui, rares sont ceux qui font preuve d’une mobilité extrême, circulant à travers le monde, à l’instar des djihadistes du 11 septembre. Ce sont surtout les réseaux transnationaux qui s’étendent de plus en plus jusqu’à eux, pour les inclure dans une « nation virtuelle » et les transformer en soldats bien réels.

Le « djihad à domicile » des homegrown – ceux qui s’identifient à la cause globale du djihad et revendiquent une identité religieuse radicalisée sur place – limite les espaces de circulation entre un point de départ et un point d’arrivée. La Syrie, « passage obligé » pour un séjour auprès de l’armée de l’Oumma, permet de s’ériger en homegrown : une fois de retour en France, en Belgique ou aux Pays-Bas, ils attaquent les pays où ils ont vécu, été socialisés et dont ils détiennent le passeport. Dès lors, la question de l’appartenance territoriale de ces jeunes occupe une place centrale dans le débat public mais aussi dans les réactions des États.

Le paradoxe de l’anti-radicalisation

La question de l’appartenance territoriale, traduite en termes de citoyenneté, surgit avec les politiques d’anti-radicalisation : faut-il déchoir de leur nationalité les homegrown ou refuser de leur reconnaître une nationalité comme l’a laissé entendre le Premier ministre Manuel Valls ? Ce dernier a déclaré que « ces jeunes n’ont pas de passeports ». Une telle déclaration met pourtant en évidence un paradoxe dans la stratégie d’anti-radicalisation : c’est précisément parce qu’ils ont un passeport qu’ils se voient attribuer le statut d’homegrown.

De même, la question de l’appartenance territoriale surgit aussi dès qu’il s’agit d’évoquer la question du lieu de l’enterrement de ces combattants morts pour le djihad. Quelle place faut-il leur accorder et quelle trace laisseront ces jeunes qui, animés par une narration identitaire sur leur appartenance à une nation globale imaginée, rejettent tout attachement à une terre ?

Mais, dans le même temps, leur enterrement n’est pas un enjeu, ni juridique, ni politique, ni diplomatique. Au contraire, il représente une question fâcheuse, embarrassante, la plupart du temps mal accueillie par les autorités publiques, et plus encore par les familles des victimes. La réaction des États vis-à-vis de ces corps a une portée surtout symbolique. La question de l’enterrement place finalement les États face à un dilemme : faut-il ignorer l’ennemi, ignorer son appartenance à la nation globale imaginée ou encore le « re-territorialiser » dans le pays de sa citoyenneté et sa nationalité ? Cette dernière option revient dans les faits à « restaurer » une citoyenneté territoriale. Cela revient aussi, pour les États, à se projeter dans la globalisation en affirmant leur souveraineté territoriale.

Riva Kastoryano a récemment publié « Que faire des corps des djihadistes ? », Fayard, 2015.

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