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Les États-Unis au Proche-Orient : un grand jeu risqué

Donald Trump passe près du Prince saoudien Mohamed Ben Salman, lors du G20 d'Osaka (Japon), le 28 juin 2019. Eliot Blondet/ AFP

Si le Proche-Orient regorge hélas de drames et de tensions – du Yémen à l’Irak ou à la Syrie –, deux dossiers engagent aujourd’hui plus particulièrement la stratégie américaine et les équilibres internationaux. Le premier est, bien entendu, celui de la relation avec l’Iran, qui fait l’objet de toutes les spéculations, de toutes les escalades verbales, et pourrait servir de détonateur à tous les scénarios. Le second est celui de la Palestine, dont la dangerosité vient à l’inverse de l’absence d’engagement américain, dans un discours pétri d’arrières pensées bien plus que de coups d’éclat.

Dans les deux cas, un jeu de dupes et de miroirs semble s’être engagé entre les différents acteurs du pouvoir américain eux-mêmes, entre différents protagonistes régionaux, et se répercute sur la stabilité régionale comme globale. Du traitement de ces deux dossiers, ni la politique étrangère, ni les politiques étrangères arabes, ni le jeu des autres puissances ne sortiront indemnes.

La politique étrangère américaine : faire et défaire

L’issue de la stratégie – ou de l’absence de stratégie – actuellement engagée par Washington en Iran et en Palestine déterminera, en grande partie, la crédibilité internationale des États-Unis, au-delà de la région, et au-delà de la période de l’administration Trump. D’abord parce que ce sont les États-Unis qui défont aujourd’hui ce qu’ils ont fait eux-mêmes : il sera donc important de voir si les dégâts seront réparables à l’avenir, ou pas.

C’est l’Amérique – celle de George Bush senior puis de Bill Clinton – qui a rebondi sur le processus d’Oslo au début des années 1990, pour aboutir à la poignée de main Arafat-Rabin de 1993, et qui a ensuite fait pression sur les acteurs (certes en vain) pour poursuivre les négociations, en y engageant ses diplomates les plus chevronnés. C’est l’Amérique désormais qui fait disparaître toute référence à un État palestinien, en confiant le dossier au gendre du Président, qui ignore tout de la négociation internationale.

Jared Kushner, le gendre du Président, lors d’un sommet sur la Palestine, le 25 juin 2019, à Barheïn. Shaun Tandon/AFP

C’est encore l’Amérique – celle d’Obama – qui a ramené l’Iran à la table des négociations pour aboutir à un accord sur le contrôle du nucléaire, en juillet 2015, et faire souffler un vent d’apaisement sur une relation ô combien conflictuelle depuis 1979. C’est l’Amérique de Trump qui a déchiré cet accord, et renoue avec une rhétorique de confrontation. Quoi que l’on pense de l’accord de 2015, quoi que l’on pense des ratés et retards d’un processus israélo-palestinien considéré comme moribond, le dialogue continuait, l’Amérique revendiquait encore un rôle d’arbitre impartial, même si peu y croyaient. Elle n’y prétend même plus aujourd’hui.

Guerre des camps au sein de l’administration américaine

En tombant le masque, l’administration Trump prend un risque multiple. Celui de renoncer à sa position surplombante, pour descendre dans l’arène et voir inévitablement émerger d’autres puissances s’opposant à sa vision : Moscou s’y est déjà engouffré.

Celui également de mettre ses propres alliés en situation difficile : progresser par le non-dit vers un rapprochement entre l’État hébreu et les monarchies du Golfe (et leurs alliés comme l’Égypte) est une chose, leur demander de cautionner publiquement l’abandon de la cause palestinienne en est une autre.


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Celui enfin d’enflammer la région, si l’une de ces deux situations bascule dans le chaos : qu’une étincelle mette le feu aux poudres dans le Golfe, ou qu’éclate une nouvelle intifada, ou de nouvelles violences autour de la question palestinienne, et il sera difficile à l’Amérique de reprendre pied.

Enfin, il est désormais visible que plusieurs camps s’affrontent dans le processus décisionnel américain, qui tablent sur l’amateurisme ou l’absence de réel intérêt du Président Trump sur ces dossiers pour avancer leurs pions. Une course s’est engagée entre ceux qui souhaitent limiter les tensions, et ceux qui comptent bien les précipiter.

Si le Président semble n’avoir aucun autre agenda précis que de se mettre en scène en « deal maker », soufflant le chaud et le froid à la recherche, comme en Corée du Nord, de quelques rebondissements spectaculaires, d’autres ont une vision. Elle peut consister à promouvoir le changement de régime en Iran, quel que soit le prix régional à payer – comme pour son conseiller John Bolton. Ou encore à gagner du temps sur la question palestinienne, et faire le jeu du premier ministre israélien actuel, comme le craignent certains analystes aux États-Unis mêmes. L’issue de cette confrontation sera cruciale pour l’avenir de la politique étrangère américaine.

L’effacement des politiques étrangères arabes

Les politiques étrangères arabes subiront, elles aussi, un test important. Elles sont en fort déclin depuis plusieurs décennies, ayant cédé le pas devant les trois puissances régionales (non arabes) qui façonnent désormais l’essentiel de l’agenda régional et de ses initiatives : l’Iran, la Turquie, Israël.

Le premier a prospéré sur les erreurs américaines, surtout depuis la guerre irakienne de 2003. Ankara rêve de reconquérir un rôle pivot, par de profondes restructurations souverainistes aussi bien internes qu’externes, qui l’amènent à se montrer incontournable aussi bien qu’inflexible, sur des dossiers aussi différents que la crise des réfugiés syriens, la question kurde, ou l’achat de missiles à Moscou. Le troisième, Israël, a obtenu un soutien quasi inconditionnel de Washington, et n’a aucune raison, dans ce contexte, de procéder à des concessions.

Donald Trump et le premier ministre Benyamin Nétanyahou, à Washington, le 25 mars 2019. Brendan Smialowski/AFP

Sur cette toile de fond, en poussant ses alliés saoudien ou égyptien dans la voie de la confrontation avec l’Iran, en leur demandant de relayer un plan inacceptable pour les Palestiniens, en privilégiant ouvertement la carte de l’homme fort plutôt que celle des réformes internes, ou en soufflant sur les braises de la rupture saoudo-qatarie, la Maison Blanche n’aide pas les diplomaties arabes à retrouver une centralité régionale. Elle pourrait le payer cher un jour, car on imagine mal une solution aux principaux maux de la région sans acteur arabe de poids pour la soutenir.

Riyad, qui a déjà été à l’origine d’un plan de paix en 2002 et qui, en réalité, a les moyens, donc la vocation potentielle d’incarner ce possible renouveau diplomatique arabe, peut difficilement se permettre d’épouser explicitement le plan Kushner, présenté d’abord comme « le deal du siècle », puis comme le flop, voire la provocation, de la décennie.

Derrière le royaume saoudien, les Émirats arabes unis partagent l’agenda saoudo-américain actuel, au point parfois de l’inspirer. Leur influence régionale progresse, leur savoir-faire militaire aussi. Mais leur succès réside actuellement dans la discrétion de leur posture, et à ce titre ne permet pas de reprendre, pour l’instant du moins, le flambeau du leadership arabe.

Les autres ne sont pas en mesure de le faire : le Qatar, malgré une influence réelle, est affaibli par sa brouille avec l’Arabie, l’Irak et la Syrie, pour les raisons que l’ont sait, sont empêchés pour une durée indéterminée (même si l’Irak redevient une priorité diplomatique) ; l’Égypte a perdu de sa centralité, et reste désorganisée par les turbulences actuelles.

Le vide diplomatique arabe au Proche-Orient, sans doute accentué par la gestion américaine actuelle du double dossier iranien et palestinien, aura un prix élevé pour l’Amérique.

Un concert des puissances sans l’Occident

La nature ayant horreur du vide – celui laissé à la fois par l’effacement des politiques étrangères arabes et par les errances de la stratégie américaine – la question se pose de savoir si d’autres acteurs entreront en scène.

La gestion de l’affaire syrienne par le trio Moscou-Téhéran-Ankara (pourtant à bien des égards contre-nature), dit « processus d’Astana », a donné un avertissement de ce que pourrait être un Moyen-Orient géré en l’absence des puissances à la fois occidentales et arabes. D’autres schémas que ceux qui voyaient les États-Unis et leurs alliés gérer les crises dans la région, sont donc possibles.

Avant même l’entrée en scène toujours possible de la Chine, avant même le réveil d’acteurs dont les liens avec le Golfe sont déjà nombreux, comme l’Inde, mais après déjà plusieurs années de retour diplomatique et militaire russe (à la faveur de la guerre syrienne en 2015), le Proche-Orient s’avère être un test intéressant des combinaisons multipolaires à venir.

Le concert des puissances s’y fait maintenant sans l’Occident, confirmant une tendance entamée en réalité depuis longtemps : suites de la révolution iranienne de 1979, retrait franco-américain du Liban au début des années 1980 (notamment après le double attentat contre les forces des deux pays en octobre 1983), funeste guerre américaine en Irak en 2003 (alors que la guerre du Koweït en 1991 avait permis à Washington d’ancrer son influence), enlisement – un peu plus loin – en Afghanistan… La « fatigue » du Moyen-Orient a pris l’Amérique, et avec elle ses alliés européens. Ces derniers n’ont, d’ailleurs, plus l’ambition d’y jouer aucun rôle, sauf rebondissement miraculeux après les nominations récentes à Bruxelles.

Une poursuite du dialogue iranien entamé après 2015, même en durcissant le ton pour en améliorer les contours, un plan de paix sérieux et compétent pour la question israélo-palestinienne (dont tout le monde connaît, depuis longtemps, les pistes possibles), aurait permis aux États-Unis, à leurs alliés européens et à leurs partenaires arabes, de reprendre l’initiative. Il faudra vraisemblablement attendre une autre administration américaine.

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