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Les insurgés du Capitole ne sont pas les « rednecks » que vous croyez

Le 6 janvier 2021 devant le Capitole à Washington, DC.
Le 6 janvier 2021 devant le Capitole à Washington, DC. Joseph Prezioso/AFP

Les images de l’insurrection du Capitole le 6 janvier 2021 ont fait le tour des médias, souvent accompagnées de moqueries visant les trumpistes, présentés comme une foule très majoritairement composée d’hommes blancs, peu éduqués, pauvres et ignorants. Quelques semaines plus tard, pourtant, nous commençons à en savoir un peu plus sur l’identité de bon nombre de ces « patriotes » autoproclamés. Et il apparaît que la réalité est plus contrastée.

Depuis le début de la première campagne de Donald Trump, en 2015, ses sympathisants ont été décrits comme étant, pour la plupart d’entre eux, des hillbillies, des rednecks, ou encore des White trash – bref, des « bouseux » blancs.

L’attrait exercé par Trump sur cet électorat a été largement attribué à l’angoisse économique : les électeurs blancs de Trump auraient le sentiment d’être délaissés par une économie mondialisée et la désindustrialisation, surtout dans la Rust Belt et aux Appalaches. Même l’ancien président Barack Obama a adopté cette vision.

L’électorat de Trump, ces « personnes déplorables » pour reprendre le qualificatif que leur a attribué Hillary Clinton, a été ainsi imaginé comme étant quasi uniquement constitué d’hommes blancs angoissés par leur avenir économique, stupides et racistes, vêtus de vêtements de chasse et de la fameuse casquette rouge. Bref, des rednecks incorrigibles.

L’électorat de Donald Trump et l’angoisse économique

Les profils des insurgés au Capitole et, au-delà, l’analyse des résultats électoraux, ne confirment pas cette vision monolithique de l’électorat Trump.

Parmi les participants à l’action du 6 janvier dont on commence à connaître les noms, il y a eu, par exemple, Jenna Ryan, agent immobilier texane arrivée à Washington en avion privé. Ou Derrick Evans, élu républicain en Virginie-Occidentale. Ou encore Simone Gold, médecin exerçant dans la très cossue ville californienne de Beverly Hills.

On pourrait penser que ces trois profils constituent des exceptions ; il n’en est rien. Bon nombre d’insurgés venaient en effet de banlieues aisées comme le souligne le journaliste Will Bunch, qui n’hésite pas à parler d’« insurrection de la haute classe moyenne blanche ». Ils ont pu poser des jours de congé au travail, se payer parfois un voyage à travers tout le pays et dormir dans des hôtels – quelque chose d’inimaginable pour les classes populaires obligées de travailler même malades pendant une pandémie, et qui peinent à subvenir à leurs besoins les plus basiques.

Illustration de la variété sociale des insurgés : Aaron Mostofsky (de face), l’un des participants à l’action du 6 janvier 2021, photographié ici à l’intérieur du Capitole, est le fils du juge Steven Shlomo Mostofsky, élu à la Cour suprême de l’État de New York depuis janvier 2020. Saul Loeb/AFP

Déjà, après l’élection de 2016, une étude avait montré qu’une petite majorité des ouvriers se trouvant dans une situation économique inquiétante avaient, en réalité, plus confiance en Hillary Clinton qu’en Donald Trump pour améliorer leur situation. Cette étude a aussi établi que le premier ressort de la mobilisation politique des classes populaires blanches était lié à leur sentiment d’être culturellement dépassés, notamment par des immigrés : les ouvriers blancs disant se sentir souvent comme des étrangers dans leur propre pays et estimant que les États-Unis doivent être protégés contre l’influence étrangère avaient 3,5 fois plus de chances de voter pour Trump que ceux qui ne partageaient pas ces préoccupations. Une autre étude a montré que les électeurs de Trump ne se souciaient pas autant que prévu des thématiques comme la mondialisation qui mettrait en péril leurs emplois et que, s’ils sont effectivement moins éduqués en moyenne que ceux de Clinton, une bonne partie d’entre eux dispose de revenus assez élevés.

Ce ne sont donc pas uniquement, ni même principalement, des rednecks, des ouvriers désabusés et des pauvres qui soutiennent l’ancien président, mais des Blancs en général (et d’autres groupes raciaux, mais en moindre mesure) venant de toutes les classes sociales.

Le rôle de la blanchité

La blanchité est un concept sociologique qui souligne le traitement envers des personnes à la peau blanche, ou qui passent pour blanches, lors des interactions sociales et de la distribution du pouvoir et de ressources dans la société.

Avec les changements démographiques, les Blancs s’identifient davantage à cette identité. Cette identification plus poussée n’est pas nécessairement synonyme de soutien à des groupes radicaux comme les Proud Boys, comme le démontre la politologue Ashley Jardina, mais une forte identification à sa blanchité implique plus de soutien pour Trump, et ce dans toutes les classes sociales.

L’assaut du Capitole est ainsi compris par des chercheurs et des activistes comme un effort visant à maintenir une suprématie blanche menacée par les changements démographiques et par Joe Biden qui a clairement dit souhaiter promouvoir l’équité raciale.

Cet assaut s’est déroulé, de surcroît, le jour même de la victoire des deux candidats démocrates – un homme noir et un homme juif – aux sénatoriales en Géorgie, un État connu pour avoir longtemps mis en vigueur diverses pratiques visant à empêcher l’électorat noir de voter. Le sentiment de ces Blancs d’avoir été déclassés et oubliés s’est manifesté au Capitole et lors de l’élection de Trump en 2016 ; deux événements que l’angoisse économique ne suffit pas à expliquer.

Par ailleurs, le fait que des Blancs de toutes classes sociales et catégories socioprofessionnelles aient pris part à l’insurrection n’est pas un phénomène nouveau : l’historien Eric Foner rappelle que le Ku Klux Klan a été fondé par des avocats, des pasteurs, et d’autres personnes dites « respectables ». Donald Trump a, lui aussi, utilisé cette idée de respectabilité, notamment en août 2017 après les manifestations violentes à Charlottesville de suprémacistes blancs, quand il a estimé qu’il y avait parmi ces derniers des « gens très bien ». Le 6 janvier, il a également assuré « aimer » les envahisseurs du Capitole et « comprendre leur douleur » (due au fait qu’on leur aurait « volé l’élection »).

C’est l’une des explications du fait que, au Capitole, la police n’a pas agi avec autant de détermination que pour disperser les manifestations tenues dans le cadre du mouvement Black Lives Matter : ces « gens très bien » aiment la police, d’après leur slogan Blue Lives Matter (les vies des policiers comptent), et une partie inquiétante des forces de l’ordre est composée de trumpistes et de suprémacistes avérés, dont plusieurs, n’étant pas en service, étaient d’ailleurs présents lors de l’insurrection.

Le détournement et la réappropriation du terme redneck

Si le trumpisme est un phénomène nouveau, l’utilisation du terme redneck à des fins discriminatoires ne l’est guère.

L’usage le plus commun de redneck provient du XIXe siècle, la formule désignant un travailleur blanc au cou rougi par le soleil – red neck donc. La connotation se rapproche de White trash, un terme stigmatisant les Blancs pauvres, employé par l’élite blanche et des personnes noires dès ses premières occurrences. L’utilité d’un tel mot a été de racialiser les Blancs pauvres : pour reprendre l’explication de Sylvie Laurent, les rednecks et les White trash sont « la personnification honteuse des échecs impensables d’une population “racialement” destinée à prospérer ». La blanchité étant antithétique de la pauvreté, les Blancs pauvres doivent donc appartenir à une race à part.

Racialiser ainsi les Blancs pauvres sert à diviser les classes populaires et à briser toute coopération interraciale. Comme l’a expliqué W. E. B. DuBois en 1935, le « salaire psychologique » de la blanchité récompense même des ouvriers mal payés par des privilèges raciaux ; c’est pourquoi les Blancs de toutes les classes sociales s’identifient à leur blanchité plutôt qu’à leur classe sociale. Dans le contexte de l’insurrection et de l’élection de Trump, présenter ses supporters comme étant uniquement des Blancs ouvriers nie le réel pouvoir de la blanchité et d’autres facteurs explicatifs du trumpisme.

Face à une telle manipulation classiste, certains rednecks cherchent à se réapproprier ce terme. L’un des usages de redneck provient du début du XXe siècle dans les mines, notamment en Virginie-Occidentale lors de la grève à Blair Mountain où les travailleurs portaient des bandanas rouges autour du cou pour signaler leur appartenance au mouvement ouvrier. Ce mouvement s’est confronté à la police, loyale au patronat.

La couleur rouge du bandana a aussi permis aux détracteurs du mouvement de traiter les ouvriers de communistes, une accusation dangereuse pendant le premier Red Scare aux États-Unis. Pendant cette période, le communisme a notamment été racialisé, présenté comme une idée venant d’un Autre, non blanc. La couleur rouge était associée non seulement à l’Armée rouge de l’URSS, mais aussi à la « sauvagerie » historiquement présumée des Amérindiens.

Par ailleurs, le patronat des mines cherchait à diviser les mineurs par la ségrégation des logements sur site, disposés selon des critères ethno-raciaux, et les ouvriers blancs se sont opposés parfois à l’embauche des mineurs immigrés ou noirs. Cependant, le United Mine Workers, le syndicat derrière la grève de Blair Mountain, a su mobiliser des ouvriers blancs, noirs, et de diverses origines nationales avec ce bandana rouge. Être redneck a donc historiquement eu le pouvoir de rassembler les ouvriers, et non pas les diviser malgré son autre usage.

Au vu de cette histoire, certains mouvements tels que Redneck Revolt ou encore Rednecks for Black Lives cherchent à faire revivre une solidarité antiraciste qui refuse la caricature selon laquelle les ouvriers blancs seraient automatiquement des racistes ou encore des électeurs de Trump.

L’insurrection devrait représenter la fin de l’hypothèse attribuant avant tout le vote Trump à l’angoisse économique et conférer une place plus importante, dans la recherche d’explications au phénomène trumpiste, à d’autres pistes telles que la blanchité, le complotisme QAnon, ou l’évangélisme. Ce qui est certain, c’est que la tendance politique ne disparaîtra pas, même si Trump n’est plus à la Maison-Blanche.

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