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Les membres du Conseil constitutionnel en 2022
Le Conseil constitutionnel s’assure que les lois respectent nos droits et libertés fondamentales. En 2024, il a censuré 40 % de la loi immigration. Le Conseil constitutionnel

Les juridictions veillant au respect de l’État de droit privent-elles le peuple de sa souveraineté ?

Permettre à des juridictions comme le Conseil constitutionnel ou la Cour européenne des droits de l’homme de contrôler que nos gouvernants respectent strictement les droits humains s’oppose-t-il à la souveraineté démocratique ? À en croire les déclarations tonitruantes de responsables politiques de droite et d’extrême droite, la censure par ces juridictions des actes des pouvoirs publics portant atteinte aux libertés revient nécessairement à usurper la volonté populaire dont les gouvernants sont supposés être les dépositaires et à favoriser le gouvernement des juges.

Pourtant, comme le rappelle le préambule du statut fondateur du Conseil de l’Europe, toute « démocratie véritable » se fonde sur les « principes de liberté individuelle, de liberté politique » et de « prééminence du droit », que la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950 a vocation à protéger.

Plus près de nous, le traité instituant l’Union européenne rappelle en son préambule l’attachement des États membres « aux principes de la liberté, de la démocratie et du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’État de droit ». Pour s’opposer à une telle approche, ses adversaires soutiennent généralement que l’État de droit serait une notion ambiguë, « une religion dont le juge est le grand officiant ». Ils soutiennent également que cette idée relève d’une philosophie et d’une pratique juridique « anglo-saxonnes » incompatibles avec une tradition politique française issue de la Révolution française. Or, aucune de ces affirmations ne résiste à l’analyse.

État de droit : notion ambiguë et anglo-saxonne ?

En premier lieu, le concept d’État de droit est loin d’être particulièrement équivoque. Dans une acception minimaliste, il exprime simplement l’exigence suivant laquelle, pour la régulation des relations sociales, c’est la règle de droit et non le rapport de force qui doit primer, y compris à l’égard des pouvoirs publics – à cet égard, le terme anglais de « règne de la loi » (rule of law) est sans doute plus explicite. Dans une acception plus large, il exprime en outre l’exigence suivant laquelle toutes les actions des pouvoirs publics – notamment les lois adoptées par le pouvoir législatif – doivent respecter les droits fondamentaux des citoyens. Et, qu’à cette fin, des mécanismes de contrôle (notamment juridictionnel) permettant aux citoyens de s’en assurer doivent être mis en place.

En second lieu, rien n’est plus faux que d’affirmer que le concept d’État de droit, ainsi explicité, serait étranger à la tradition politique républicaine née en 1789. Fondement du nouvel ordre politique proclamé par l’Assemblée constituante, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen procède de la conviction suivant laquelle :

« l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements »

et énonce en conséquence que :

« le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme ».

Dans la lignée directe des philosophies du contrat social, les révolutionnaires entendent bien affirmer non seulement la prééminence – et même l’exclusivité – de la loi dans le règlement des conflits, mais aussi que cette dernière n’a de légitimité que si elle a pour objet d’assurer la coexistence des droits et libertés de l’ensemble des citoyens, désormais placés sur un strict pied d’égalité. C’est en ce sens que l’article 16 de la déclaration proclame également que :

« toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».

Cet attachement à une loi mise au service de la promotion des droits humains explique également la très grande attention portée par les constituants à la reconstruction du pouvoir judiciaire. Ils sont certes attentifs à prévenir toute reconstitution d’une aristocratie judiciaire, et toute immixtion des tribunaux dans l’action des pouvoirs législatif et exécutif, considérée et sanctionnée alors comme crime de « forfaiture ».

Toutefois, cette conception stricte de la séparation des pouvoirs n’induit nullement une défiance généralisée à l’égard du corps judiciaire. Au contraire, l’institution du principe de l’élection des juges, outre la rupture avec la tradition nobiliaire de l’Ancien Régime, signe la volonté de leur conférer une autorité équivalente à celle du législateur, afin de donner tout sa force normative à la loi qu’ils ont mission d’appliquer. À cet égard, il est intéressant de relever que deux des figures les plus éminentes de l’Assemblée constituante, Adrien Duport et Maximilien de Robespierre, seront élus respectivement président et procureur du tribunal criminel de la Seine à l’issue de leurs mandats.

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Un débat qui date de la Révolution

Si les révolutionnaires ne mettent pas en place de mécanismes juridictionnels de contrôle de l’action des gouvernants et, notamment, de contrôle de constitutionnalité des lois, ce choix fait l’objet de vifs débats au sein de l’Assemblée constituante. À plusieurs reprises au cours des discussions relatives au futur texte constitutionnel, plusieurs membres plaident pour l’institution d’un tel dispositif, faisant observer, à l’image du député François Buzot, que :

« les droits civils ne sont pas garantis contre les atteintes du corps législatif lui-même ».

Le plaidoyer pour la mise en place d’un contrôle juridictionnel persiste tout au long du XIXe siècle et jusqu’à la Libération. Il est défendu par des personnes revendiquant l’héritage du libéralisme politique et juridique des constituants, en particulier sous la IIIe République, avec les figures de Louis Blanc et Édouard Laboulaye. Alors que les opposants à un tel contrôle se réclament généralement du Général de Gaulle, relevons enfin que l’un de ses plus proches collaborateurs, René Cassin, fut aussi l’un des principaux artisans de la rédaction de la Convention européenne des droits de l’homme (il fut président de la Cour du même nom de 1965 à 1968).

Toutes ces personnes font le constat que la sacralisation de la loi apparaît fort peu compatible avec la volonté de mettre en place un régime politique démocratique. En transposant directement le dogme de l’infaillibilité du monarque absolu, cette approche lui substitue le dogme de l’infaillibilité du législateur. Cette sacralisation sera en outre un outil de choix dans la mise en place d’un régime politique autoritaire sous le 1ᵉʳ empire. Un régime dans lequel la règle de droit a moins pour fonction d’assurer la coexistence des libertés que de garantir la pérennité de l’ordre social.

Achever l’œuvre des révolutionnaires

Loin de s’inscrire en rupture avec l’héritage politique de la Révolution française, la mise en place de dispositifs juridictionnels de contrôle effectif de l’action des gouvernants apparaît comme le parachèvement de l’œuvre des constituants en faveur d’une société fondée sur la prééminence du droit (en particulier, en ce qui concerne le contrôle de la conformité des lois aux garanties constitutionnelles et aux traités protégeant les droits et libertés fondamentales des individus).

Certains objecteront peut-être que lorsque le pouvoir méconnaît ses droits, c’est au peuple souverain de le renverser par la voie des urnes. Cette proposition relève pourtant d’une dangereuse fiction.

Le libre exercice de nos libertés au quotidien et la garantie effective de notre sûreté face aux abus de pouvoir constituent des conditions sine qua non pour assurer l’authenticité des élections où nous choisissons nos représentants.

Comment combattre utilement et pacifiquement un gouvernement, comment construire une réelle opposition politique si, entre deux élections, il nous est impossible de faire reconnaître et sanctionner la violation de nos droits les plus élémentaires ? Peut-on concevoir une vie démocratique digne de ce nom si les pouvoirs publics peuvent impunément porter atteinte à la liberté d’expression, de réunion et de manifestation en décidant, par exemple, que son simple exercice vous expose à des poursuites pouvant mener à l’incarcération ou, encore, si les exactions qui frappent les militants qui lui déplaisent sont laissées impunies ? Comment croire, tout simplement, que la mobilisation électorale contre un pouvoir corrompu soit suffisante à le renverser s’il n’existe aucun recours juridictionnel digne de ce nom contre une fraude électorale ? L’existence d’un mécanisme efficace de contrôle du respect des droits humains par les gouvernants est, entre autres choses, ce qui empêche qu’une société démocratique ne dérive en régime autoritaire ou même, plus banalement, en tyrannie de la majorité. Un État de droit dynamique constitue donc la première garantie de la souveraineté des citoyennes et des citoyens.

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