Le ventre des hommes, roman de Samira El Ayachi qui vient de paraître aux éditions de L’Aube, entraîne le lecteur dans les dernières années de l’exploitation du charbon dans le Bassin du Nord-Pas-de-Calais. Le sort des ouvriers marocains, recrutés sur place dans leur pays par un envoyé spécial des Houillères pour sortir les dernières tonnes de houille du bassin est, avec la figure du père de la narratrice – un homme « aux yeux tirés », « aux yeux pliés par l’inquiétude » – au cœur de ce récit.
De nombreuses questions liées à la place dévolue aux travailleurs immigrés au sein de la société française y sont abordées. À quel travail sont-ils astreints ? À quel type de contrat ont-ils droit ? Quels logements leur sont attribués ? Comment peuvent-ils lutter contre les conditions qui sont leur sont faites ? Pourtant en filigrane tout au long du livre, comme une note d’espoir, il y a la présence de l’école de la République. Celle qui donne aux enfants de ces travailleurs, qui savent s’en saisir, les clefs d’un autre monde !
Les mineurs marocains
Dans les années 1960, puis 70 – lors du premier choc pétrolier, – les Houillères du Nord Pas-de-Calais font appel, chaque année, à plusieurs milliers de travailleurs marocains pour contribuer à l’extraction du charbon. Autre personnage très présent dans le roman, Félix Mora, un ancien officier de l’armée française qui parle l’arabe et qui est au cœur d’un processus de recrutement commencé dès 1949. Pour le compte des Houillères, il se rend à de très nombreuses reprises dans le sud du Maroc où il sélectionne, dans la vallée du Drâa, d’où est originaire le père d’Hannah l’héroïne du roman de Samira El Ayachi, dans le Tafilalet, ou encore dans la région de Ouarzazate, des milliers de paysans pauvres. Entre 1949 et 1977, 78 000 Marocains seront recrutés pour travailler dans les mines. Mora ne s’est-il pas vanté à la télévision d’avoir « regardé dans le blanc des yeux un million de candidats au moins » ?
Par petites touches, puis dans un long historique, Le Ventre des hommes rappelle les conditions dans lesquelles ces Marocains âgés de plus de 21 ans, pesant au minimum 55 kilos, sans infirmité et ayant une très bonne acuité visuelle, sont arrivés dans le bassin houiller. Ils ne sont pas tous venus en avion, comme voudrait le faire accroire la « com’ » des Houillères, mais en camion ou en car jusqu’à Casablanca, puis par bateau jusqu’à Marseille ou Bordeaux, enfin en train à leurs frais jusqu’à Douai. Logés dans des « baraques » de quelques mètres carrés ou dans des camps pour célibataires, car ils doivent arriver seuls, ils vivent isolés des autres mineurs.
Ils ne savent donc pas qu’ils ne bénéficient d’aucun des avantages du Statut du mineur, décrété en juin 1946. Ils n’ont, en effet, ni contrat de travail ni logement, « à vie ». Ils sont loin de se douter que les mines sont sur le point de fermer et qu’ensuite il leur sera proposé des incitations matérielles pour retourner dans leur pays. Ils ont pourtant travaillé des années au fond, à moins 1300 mètres de profondeur, ne ménageant pas leur peine. Réputés courageux, ils sont affectés aux tâches les plus pénibles et les plus dangereuses, au bowettage – percement des galeries – et à l’abattage du minerai, là où les risques de développer une maladie respiratoire sont les plus importants. La silicose rôde ! À la fin du roman en document annexe l’auteur a cru bon, à juste titre, d’inclure les quatre pages de « Conseils à la maîtrise », rédigés par la Direction du Personnel des Houillères du Bassin du Nord et du Pas-de-Calais (HBNPC) à propos du « comportement [à avoir] envers les ouvriers nord-africains ».
Ils insistent, en conclusion, sur le caractère contradictoire des Nord Africains, qui ont d’une part « un complexe d’infériorité » parce qu’ils ne parlent pas le français et ne sont pas au fait des techniques du travail souterrain et, d’autre part, font preuve « d’une grande fierté [au sujet] de leur race et de leur origine. En agissant sur ce dernier sentiment, vous pouvez obtenir beaucoup de ces ouvriers » !
En 1980 et 1987, les mineurs marocains se mettent en grève. La CGT fait circuler des tracts en arabe et encourage ces travailleurs à la rejoindre. Chez Hannah, de mystérieuses réunions se tiennent « avec des Français bien habillés », de l’argent provenant de collectes circule. Des Marocains « s’organisent entre eux contre les Houillères » et veulent récupérer les droits qu’ils n’ont pas eus, quitte à aller « jusqu’à La Haye ». Mais d’autres, sans espoir, décident d’aller chercher du travail en Belgique et, certains, de rentrer au Maroc, comme le propose leur employeur. Le retour au pays s’organise, ironie du sort, sous la houlette de celui qui avait été « chercher du muscle » pour les mines du Nord-Pas-de-Calais, des années auparavant : Félix Mora. Pour la plupart, ce sera le désenchantement !
En février 2013, après trois décennies de combat, la justice donnera raison à dix mineurs marocains – appartenant à l’Association des Mineurs marocains du Nord-Pas-de-Calais (AMMN) – qui se disaient victimes de discrimination. 40 000 euros seront versés à chacun d’entre eux. Cette victoire n’est que symbolique, au regard des 78 000 autres qui n’ont jamais rien obtenu !
Germinal et l’école de la République
En France ces hommes, « réduits à leurs bras », sont discriminés dans leur travail, comme dans leur vie quotidienne. Nombre d’entre eux se sentent déclassés. Certains n’étaient-ils pas, à l’image du père d’Hannah, chef de village avant de partir. Ajoutée à cela, leur difficulté à s’exprimer dans une langue autre qu’un mélange de « françarabe et de picard » ! Avec leurs familles, ils ne s’intègrent donc qu’à la marge.
Mais il y a, pour les enfants de ces mineurs marocains, l’enfance dans le bassin minier. Car si leurs femmes vivent entre elles, n’apprenant que quelques bribes de français, leurs petits côtoient d’autres jeunes, dont les pères sont aussi venus de pays étrangers pour travailler dans les mines. Dans le roman, comme dans la vraie vie, le coron joue un rôle social et familial important, tant il constitue un îlot isolé du reste du monde, mais dans le même temps un lieu dans lequel règne une grande promiscuité. Autour d’eux, les enfants voient les terrils, qui leur sont familiers, tout comme les chevalements qui dominent le paysage. Ils savent intuitivement qu’ils marchent sur la veine dans laquelle leurs pères abattent le charbon.
Dans le bassin il y a des écoles, qui ne sont plus depuis longtemps celles mises en place par le patronat, dirigées par des membres de congrégations religieuses. L’école de la République est ouverte à tous les enfants qui y découvrent, parfois avec délectation, les livres, la littérature. Il y a cette institutrice, qui apprend à Hannah les mots de la langue française et lui offre son premier ouvrage. Plus tard, pousser les portes de la Bibliothèque municipale aura pour elle quelque chose de magique, d’autant que la bibliothécaire lui laisse prendre plus de livres que règlementairement autorisé.
Dans le coron, l’école et la place s’appellent Emile Zola ! Hannah fait très vite une overdose de Germinal : le matin, le midi, le soir, en livre, comme en film. Longtemps, pour elle, c’est juste un roman de « gueux en galère », qui la renvoie à « son habit de malheureuse » ! « Et puis, un soir, quelque chose se passe. [Elle] ouvre Zola. [Elle] li[t] Zola. Germinal dans les bras. Et [elle] pleure ». Elle sera « la première fille de la cité des mines » à partir loin, pour poursuivre ses études, ce qui lui vaudra d’être interviewée sur « la réussite scolaire des enfants du bassin minier » !
Longtemps, ces mineurs marocains parleront du retour au pays, où ils rêvent de se construire une maison, à Zagora par exemple. Certains le feront, mais elle restera souvent vide et inachevée. Puis, avec la deuxième génération qui n’a connu que la France, le Maroc ce sera juste pour les vacances !