Après le lancement d’essais vaccinaux contre la Covid-19 sur le continent africain (d’abord en Afrique du Sud, puis au Maroc), l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et diverses institutions (telles que les Centres africains de contrôle et de prévention des maladies (Africa Centers for Disease Control – une agence de santé publique de l’Union africaine, et Médecins sans frontières) travaillent aujourd’hui sur l’accessibilité des vaccins à venir. D’ores et déjà, le Mécanisme COVAX – une initiative mondiale impliquant les firmes pharmaceutiques pour garantir aux pays du monde entier un accès équitable aux vaccins – a reçu l’adhésion des 54 États africains.
Les conditions pour un accès aussi rapide que possible à une vaccination efficace se mettent donc en place en Afrique. Mais les populations y seront-elles favorables ? Si la vaccination est habituellement présentée comme l’une des interventions de santé publique dont le rapport coût-efficacité est parmi les meilleurs, il faut reconnaître que s’agissant de la Covid-19, les réseaux sociaux et bon nombre de médias tendent à diffuser un tout autre discours.
Ainsi, dès le mois d’avril 2020, après que des médecins ont suggéré sur une chaîne française d’information en continu de mener des essais en Afrique, des pétitions anti-vaccin très suivies ont commencé à circuler. Depuis, le vaccin constitue un thème central des « fake news » en lien avec la Covid-19. Parmi celles-ci sont par exemple relayées de fausses informations évoquant des campagnes de vaccination au Sénégal prétendument destinées à transmettre le virus. Des manifestations n’ayant rien à voir avec le sujet ont aussi été présentées comme des émeutes anti-vaccin en Afrique du Sud. Le site Africa Check travaille régulièrement à corriger ces « fake news ». Mais dans un paysage cognitif aussi conflictuel, dans quelle direction s’orientent les opinions ?
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Une majorité de refus
Au Cameroun, au Sénégal, au Bénin comme au Burkina Faso, entre 6 et 7 personnes sur 10 affirment qu’elles n’accepteraient pas le vaccin anti-Covid-19 si on le leur proposait : c’est ce que montre l’étude que nous avons menée dans le cadre du projet CORAF (coronavirus Afrique), en lien avec le programme de recherche opérationnelle ARIACOV.
Pour appréhender la perception de la vaccination anti-Covid-19, nous nous sommes appuyés sur un travail de veille des médias traditionnels, des médias en ligne et des réseaux sociaux, sur des enquêtes d’opinions (entre 48 et 64 personnes interrogées par pays), et sur des entretiens approfondis menés auprès de populations majoritairement urbaines. Nos résultats montrent, derrière le refus de vaccination, un assemblage complexe d’arguments et de représentations sociales. On peut distinguer plusieurs grandes tendances dans les justifications.
Doute et suspicions
Une partie des personnes enquêtées expriment une méfiance ou un doute qu’elles justifient par « tout ce qu’elles ont lu ou entendu », dans leur milieu et sur les réseaux sociaux, en y adhérant plus ou moins. Le refus du vaccin s’explique donc ici par l’infodémie telle que la définit l’OMS, c’est-à-dire la surabondance d’informations et la circulation de rumeurs et d’informations hétérogènes erronées, que les personnes ne peuvent vérifier ou trier, faute d’avoir les connaissances nécessaires.
Dans leurs propos justifiant le refus de vaccin, on retrouve des références à des vidéos, sites web, images, ou encore des phrases circulant sur Internet et notamment sur les réseaux sociaux. Sont ainsi mis en avant de supposés liens entre la 5G et le coronavirus, ou encore la présence cachée de nanoparticules dans les vaccins pour contrôler les individus, etc. Une partie des personnes qui évoquent ces notions affirment regretter de ne pas connaître de source d’information « sûre » sur la Covid-19.
Certains enquêtés discutent l’intérêt du vaccin de manière critique, usant d’arguments parfois proches d’expériences vécues et très éloignés des faits épidémiologiques, jusqu’à mettre en doute l’existence de la Covid-19. D’autres personnes avancent des justifications plus réalistes, qui peuvent porter par exemple sur la spécificité de la Covid-19 par rapport à d’autres pathologies comme la grippe, sur la validité de la stratégie de vaccination alors que le pic épidémique semble passé en Afrique, ou encore sur son intérêt par rapport aux gestes barrière ou à d’autres mesures préventives ou thérapeutiques locales, voire sur une « protection des Africains » vis-à-vis du SARS-CoV-2, selon eux constatée empiriquement.
Certains enquêtés considèrent quant à eux que le vaccin est instrumentalisé, soit par les Occidentaux et les « grandes puissances », qui chercheraient à contrôler la démographie de la population africaine, soit par les firmes pharmaceutiques qui ne chercheraient que le profit, avec la complicité des politiciens africains. Les formulations reflètent tantôt un discours de critique postcoloniale, tantôt des accusations de complot de la part des puissants (par exemple Bill Gates, dont la fondation soutient l’initiative GAVI pour l’accès aux vaccins dans les pays à ressources limitées).
De l’inquiétude à l’adhésion
Notre enquête révèle par ailleurs une inquiétude concernant le futur vaccin, liée d’une part au contexte international de « course aux vaccins », de pression politique et d’effets d’annonce, et d’autre part aux incertitudes scientifiques et aux discours contradictoires.
Lorsqu’elles expliquent dans quelles conditions elles accepteraient le vaccin, les personnes interrogées évoquent la nécessité d’essais cliniques réalisés en Europe et passant par l’expérimentation animale, mais aussi une efficacité prouvée et l’absence d’effets secondaires.
Un à deux enquêtés sur dix ont déclaré vouloir se faire vacciner. Ils justifiaient souvent ce choix par le besoin de mettre un terme à une pandémie impactant lourdement la vie quotidienne et menaçant de faire basculer dans la pauvreté une part importante de la population : au Sénégal, 87 % des ménages ont connu une baisse de leurs revenus. Pour argumenter leur décision, ces enquêtés rappellent les difficultés à appliquer les gestes de prévention : à Dakar, la moitié de la population vit dans des foyers de plus de 10 personnes, et un tiers des foyers dispose de moins de deux pièces. Le vaccin leur permettrait d’échapper aux limites de la stratégie de prévention dans un tel contexte.
La nécessité d’analyses minutieuses
La multiplicité des interprétations révélée par notre enquête devra être affinée au travers d’analyses plus précises sur chacun des sites, et des études menées auprès d’échantillons de population représentatifs sont nécessaires. On constate cependant que, depuis ses débuts et particulièrement en Afrique, le vaccin, loin d’être considéré comme un geste anodin, est chargé de représentations : l’injection ravive en particulier les souvenirs de pratiques médicales coloniales ayant marqué les corps et les mémoires.
Jusqu’à présent, le refus vaccinal était décrit sur le continent africain en lien avec les discours religieux fondamentalistes, ou bien en réaction à des pratiques autoritaires et des abus éthiques entourant la vaccination. Néanmoins, en ces temps de pandémie, il reflète plutôt des problématiques locales, des représentations partagées sur le web, ou encore des enjeux politiques et scientifiques, et ce dans un contexte où apparait aussi une critique vis-à-vis de la science et de la médecine.
Dans l’optique de la « préparation des populations » promue par les autorités sanitaires, il faut se souvenir que les opinions ne sont pas réductibles à un manque de connaissances. Certes, de nombreuses personnes enquêtées ont exprimé le souhait d’être mieux informées, preuve de l’attente d’une meilleure communication scientifique, quasi absente des médias africains. Cependant il ne faut pas penser que le problème de la défiance vis-à-vis de la vaccination pourra être résolu uniquement par une communication ciblant les « fake news » pour leur opposer des connaissances scientifiques…
Si l’on souhaite que les populations se préparent à la vaccination, en Afrique comme ailleurs, il importe d’analyser de façon minutieuse leurs perceptions concernant le vaccin, mais aussi l’intrication des logiques qui les sous-tendent.
De fait, tout particulièrement en Afrique, la lutte contre l’infodémie devra se garder d’opposer de manière réductrice croyances (côté « fake news ») et connaissances (côté science), ou esprit pré-scientifique et esprit scientifique, dans une opposition qui reproduirait un « grand partage », une notion largement critiquée en sciences sociales.