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Les professeurs français sont-ils prêts à être « managés » ?

En salle des profs… Phyllis Buchanan/Flickr, CC BY-SA

Les professeurs sont-ils prêts à une autonomie managériale ? Ce serait une rupture profonde dans l’histoire d’un corps qui a fait le choix au XXe siècle de la tutelle lointaine du ministère contre celle des notables locaux. La sursyndicalisation enseignante s’explique aussi par un souci de protection, les liens collectifs étant au service des individus.

Aujourd’hui encore, Colin, 50 ans, professeur de mathématiques en collège, explique ainsi son adhésion au SNES-FSU : « les chefs d’établissement sont le corps le plus syndiqué. Et donc je me dis : il faut être à armes égales. » De leur côté, ces chefs « se retrouvent en situation de porte-à-faux, tiraillés entre les consignes de la hiérarchie et les réactions plus ou moins hostiles des enseignants », les tensions avec les professeurs représentent les deux tiers des difficultés évoquées.

Un métier solitaire ?

La culture professionnelle des enseignants s’est construite sur un travail individuel, or le renforcement de l’autonomie des établissements impliquerait de travailler en équipe. Pour l’accepter il faudrait que « la solitude dans le travail » leur pèse. Or, quand on leur demande de hiérarchiser les sources de stress, celle-ci arrive en dernier, avec 2 % de premier choix et 9 % en choix cumulé ex aequo avec « les relations avec les collègues » (sondage Opinionway, 2012).

Les enseignants seraient-ils si individualistes que la présence de collègues leur pose autant de soucis que leur absence ? Ils ne sont que 11 % à dire « qu’il s’agit d’un métier où l’on est trop seul » (liste avec 3 réponses possibles, Opinionway, 2014).

Figure 1. Sondage Opnionway Ugict CGT, 2012, 605 enseignants.

Certes, si on ne demande plus de hiérarchiser, mais de donner son sentiment sur une affirmation (figure 1), 63 % des professeurs déclarent qu’ils se sentent parfois isolés dans l’exercice de leur métier. Le chiffre témoigne d’une vraie problématique, mais cette affirmation est la plus discutée, confirmant le sentiment que les enseignants aimeraient renforcer leur sociabilité professionnelle, sans en faire une priorité.

Lorsqu’on examine la question sous un autre angle, le travail en équipe, leurs réponses sont très différentes. « Les enseignants de disciplines différentes doivent-ils coordonner davantage le contenu de leur enseignement au sein d’une même classe » ? Dès 1973, 70 % des professeurs jugent cela très souhaitable et 25 % plutôt souhaitable (IFOP). Un sondage SOFRES montrait aussi en 1998 que seulement 6 % des professeurs s’opposaient à une augmentation du travail en équipe et 14 % à une hausse de leur implication dans la politique de l’établissement.

Ce consensus me semble théorique, la coopération entre enseignants bénéficie d’une image valorisante, mais la mise en œuvre reste épineuse. Ainsi, pour Ricardo, jeune professeur stagiaire de mathématiques, non syndiqué :

« – Evidemment, il faut travailler en équipe.
– Et là, pour votre première année, vous travaillez en équipe ?
– Voilà. Un petit peu. »

Mickaël, professeur déjà cité, est attaché au principe du travail collégial, mais confronté aux réticences des collègues :

« En début d’année, on dit : il faut travailler ensemble etc. Mais dans le quotidien quand ta porte est fermée, tu te retrouves face à tes gamins. Et c’est avec eux que tu bosses. Donc voilà. Je bosse plus avec mes élèves qu’avec les collègues. »

Vouloir changer dans un sens très collectif le référentiel du métier enseignant se heurte à un écueil : l’individualisme est une propriété adaptée à la réalité de leur travail, dont le moment cardinal s’exerce solitairement face à un groupe d’élève. Pourquoi une personnalité ayant besoin de liens forts et permanents avec ses collègues choisirait-elle ce métier, mal payé de surcroît ?

Une hiérarchie de proximité particulière

Quelle que soit la forme d’autonomie retenue, se pose la question du rapport entre les enseignants et leurs hiérarchies de proximité. En 2008, dans un questionnaire du SGEN-CFDT pour les professeurs de collège (2/3 de non-syndiqués parmi les répondants), plus de 70 % se disaient satisfaits ou très satisfaits des relations qu’ils entretiennent avec leur direction.

Dans un sondage, le lien avec le chef d’établissement (CE) est placé en dernier dans une liste de domaines à traiter en priorité, avec 3 % en premier choix, et 5 % seulement en second (CSA, 2013). Cette confiance globale exprimée par les professeurs relève d’une attitude d’anciens bons élèves. Disciplinés, ils ne reprochent aux directions que leur rôle dans l’augmentation de la charge de travail (avis de 60 % des professeurs, CSA, 2014).

La majeure partie des professeurs ne jalouse pas leurs fonctions, qui ne sont pas totalement celles d’un n+1 classique. Dans la division du travail éducatif, les CE s’occupent de tâches peu attrayantes aux yeux des professeurs : l’administration, la représentation à l’extérieur, sans oublier un emploi du temps surchargé.

L’exemple de leurs collègues de l’enseignement supérieur, assez proches de l’autonomie autogestionnaire, ne semble pas les inspirer. La perspective de carrière la plus intéressante se trouve pour eux dans la mutation dans un établissement prestigieux ou l’enseignement post baccalauréat. Ils voient donc positivement leur hiérarchie de proximité, pour les mêmes raisons qui leur font refuser son intervention sur les pratiques pédagogiques.

Figure 2. Ministère de l’Éducation : bilan social 2015 des personnels de direction, DGRH et Repères et références statistiques,2014-2015, DEPP

Les CE ne représentent pas une image fidèle du corps enseignant du second degré. Les agrégés sont sous-représentés, les professeurs mono disciplinaires constituent seulement un tiers des personnels de direction recrutés en 2015, dont des professeurs d’EPS surreprésentés. Les plus nombreux sont les professeurs de lycée professionnels, bivalents. Cette situation renforce une certaine incompatibilité entre la forte culture disciplinaire des professeurs et le rôle pédagogique des personnels de direction.

L’acquiescement à un certain rôle pédagogique du chef d’établissement

Le référentiel officiel des personnels de direction stipule qu’ils sont habilités « à conduire une politique pédagogique et éducative au service de la réussite des élèves ». Mais 85 % d’entre eux disent rencontrer des « obstacles » pour assumer effectivement ce rôle.

Pourtant, les enseignants ne considèrent pas, à 83 %, que ceux-ci « interviennent trop dans le domaine pédagogique » au détriment de leur liberté (sondage CSA, 2014). Ce chiffre massif relativise l’antagonisme entre CE et enseignants. Il témoigne de deux réalités complémentaires : d’un côté, une minorité d’enseignants désire un rôle pédagogique plus actif des CE (chez les sympathisants du SGEN CFDT, le chiffre est supérieur de 8 points), de l’autre, de nombreux professeurs se satisfont d’une situation qui n’a pas ou peu changée, sur la base d’un constat pragmatique.

De quel rôle pédagogique parle-t-on ? Les professeurs continuent de considérer la classe comme un espace réservé. Ils n’accordent pas de crédit aux CE pour juger leurs méthodes pédagogiques. Ainsi Noémie, jeune professeure d’anglais, syndiquée, critique « l’individualisme » de ces collègues tout en expliquant : « Ma ligne de conduite, c’est faire mon cours comme j’ai l’intention de le faire. Noter comme j’ai l’intention de le faire. »

Pour obtenir l’adhésion de personnels dotés d’un statut protégé et de fortes capacités réflexives, « la seule possibilité est de leur faire valoir l’intérêt qu’ils peuvent trouver à intégrer les projets dans lesquels on veut les enrôler ». Les CE « doivent à la fois s’employer à fabriquer du sens pour eux-mêmes (sensemaking) et à faire partager ce sens (sensegiving) ». Confrontés à la difficulté d’enseigner, certains enseignants souhaitent une aide de l’institution dans leur travail, un accompagnement. Tout dépend alors de la capacité du chef à répondre cette demande, d’autant qu’il ne reste que quelques années dans l’établissement qu’il doit incarner. Globalement, il est attendu sur l’animation et l’organisation pédagogique (les projets, l’interface avec les parents et l’extérieur de l’établissement, la création d’un cadre institutionnel sécurisant…). Ceci explique que les professeurs soient favorables à 74 % au conseil pédagogique, tout en rejetant sa désignation par la direction à 72 % (CSA 2014).

Le rejet du pouvoir du chef

Les promoteurs de l’autonomie managériale s’appuient sur le modèle de l’entreprise, qui légitime le souhait de nombreux CE de pouvoir recruter leurs collaborateurs. Justement, ce type de relation professionnelle est rejeté par les professeurs. 76 % d’entre eux ont une bonne opinion de l’entreprise (Opinionway 2013), mais pas du management qui y prévaut :

Figure 3. Sondage OpinionWay pour Le Réseau, 2013

L’influence des valeurs entrepreneuriales dans l’encadrement ne doit pas être exagérée. Sur les 10 CE interviewés dans l’enquête Militens, aucun ne se revendique manager, tous affichent une conception participative. L’un d’entre eux, principal de collège, ancien professeur d’EPS, se voit « comme un animateur de la communauté scolaire. » Le principal reproche qui peut provoquer un conflit avec leur équipe enseignante est d’ailleurs l’autoritarisme. Les professeurs rejettent vigoureusement l’idée d’un recrutement local, qui à sondage identique, recueille 10 points de moins que celle d’autonomie.

Figure 4. Sondages IFOP

Les enseignants sont divisés. Une majorité rejette l’autonomie sous toutes ses formes. Ainsi, les femmes s’avèrent systématiquement plus hostiles que les hommes à la hiérarchie : ce besoin de protection reflète-t-il des discriminations ? Un bon quart des professeurs est favorable au principe d’autonomie managériale. Ce groupe est composé de non-syndiqués ou de proches du SGEN CFDT, de professeurs plus à droite que le reste du corps.

Certains peuvent rechercher une ascension sociale en profitant des opportunités qu’offre une strate intermédiaire en cours de création (coordinateurs de niveau, membres du conseil pédagogique, responsables de missions diverses). D’autres enseignants fluctuent entre ces deux groupes mobilisés, ils sont favorables à une autogestion de l’établissement si celle-ci s’avère crédible, ou basculent dans le rejet global lors des offensives managériales (sous Nicolas Sarkozy). Ne pas en tenir compte, se lancer dans une politique de rupture sur l’autonomie serait donc prendre le risque d’un conflit majeur.

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