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L’espace-temps de Nuit debout

Bulletin quotidien, Nuit debout, « 52 mars », 2016.

Cet article est publié en partenariat avec le blog Chroniques sociologiques du « Quartier du Bataclan »

Jeudi 21 avril, vers 18h, la commission « Éducation populaire » de Nuit debout tient séance. Le dialogue entre l’intervenant, visiblement un de mes collègues universitaires, et les participants porte sur le concept d’hétérotopie forgé par Michel Foucault. Il s’agit de défendre l’idée que la place de la République n’est pas le lieu d’une utopie, mais « un autre lieu » (hétéro-topie) où il est possible de faire, et peut-être de construire, quelque chose de nouveau. En réponse à cette proposition, une personne de l’assistance prend la parole.

Nous ne sommes pas dans un autre lieu. Nous sommes sur la place de la République là. C’est le même lieu où se sont passées d’autres choses importantes, c’est le même lieu que beaucoup d’autres trucs.

Ce à quoi son interlocuteur lui répond « Non je ne suis pas d’accord c’est le même espace mais pas le même lieu ». De quoi la place de la République est-elle le lieu et comment s’inscrit-elle dans l’espace ? A-t-elle effectivement une mémoire ? Parmi celles-ci le souvenir des attentats et des mobilisations qui les ont suivis tient-il une place ?

Le lieu et l’espace

Les termes de lieu et d’espace ont joué un rôle central dans la manière dont les sciences sociales ont jusqu’ici pensé la mémoire et les processus de mémorialisation. L’histoire, avec Pierre Nora, a forgé l’expression de « lieux de mémoire » tandis que la sociologie, avec Maurice Halbwahcs, pense la mémoire dans son lien à l’espace social, c’est-à-dire un ensemble structuré de relations entre des individus. Malgré leurs profondes différences, ces deux cadres théoriques lient fondamentalement l’espace et le temps. Et d’ailleurs, chez Michel Foucault lui-même, les hétérotopies vont de pair avec des hétérochronies (autres temps). Le cimetière lieu d’hommage aux morts, comme l’est un Mémorial, constitue ainsi, pour Foucault, un des meilleurs exemples d’hétérotopie /hétérochronie.

Et le temps de Nuit debout est effectivement autre : les nuits, moments a-sociaux par excellence, remplacent les jours et se succèdent selon un calendrier inédit, à mois unique, celui de mars. Mais est-il tout simplement possible que des individus, par définition socialisés, habitent à la fois un autre espace et un autre temps ? Il n’est à cet égard par anodin que les cimetières soient d’abord habités par des morts.

Un temps fort

Mercredi soir, 51 mars donc, le concert donné par l’Orchestre Debout sur la place de la République a été décrit par beaucoup, participants comme commentateurs, comme un moment fort (« historique » ?) de la mobilisation. Plusieurs des réactions et commentaires qui ont suivi ont, à cette occasion, mis en avant l’émotion profonde des participants devant cette foule rassemblée, au diapason. Ils ont, à plusieurs reprises, fait référence au précédent de l’émotion ressentie en janvier puis en novembre 2015 dans le même lieu et au sein du même espace. Qu’un orchestre en vienne à symboliser Nuit debout est l’indice de la difficulté à créer un autre lieu et un autre temps.

C’est précisément à partir de l’exemple de l’orchestre que dès 1939, dans La mémoire collective chez les musiciens, le sociologue Maurice Halbwachs expliquait la manière dont fonctionne la mémoire collective et, avec elle, la société :

Revenons à la remarque qui a été notre point de départ. Elle portait sur le rôle des signes dans la mémoire tel que nous avons pu le mettre en lumière sur l’exemple de la musique. Pour apprendre à exécuter, ou à déchiffrer, ou, même lorsqu’ils entendent seulement, à reconnaître et distinguer les sons, leur valeur et leurs intervalles, les musiciens ont besoin d’évoquer une quantité de souvenirs. Où se trouvent ces souvenirs, et sous quelle forme se conservent-ils ? Nous disions que, si on examinait leurs cerveaux, on y trouverait une quantité de mécanismes, mais qui ne se sont pas montés spontanément. Il ne suffirait pas en effet, pour qu’ils apparaissent, de laisser le musicien isolé en face des choses, de laisser agir sur lui les bruits et les sons naturels. En réalité, pour expliquer ces dispositifs cérébraux, il faut les mettre en relations avec des mécanismes correspondants, symétriques ou complémentaires, qui fonctionnent dans d’autres cerveaux, chez d’autres hommes. Bien plus, une telle correspondance n’a pu être réalisée que parce qu’il s’est établi un accord entre ces hommes : mais un tel accord suppose la création conventionnelle d’un système de symboles ou signes matériels, dont la signification est bien définie…

Mais, même les souvenirs qui sont en eux, souvenirs des notes, des signes, des règles, ne se trouvent dans leur cerveau et dans leur esprit que parce qu’ils font partie de cette société, qui leur a permis de les acquérir ; ils n’ont aucune raison d’être que par rapport au groupe des musiciens, et ils ne se conservent donc en eux que parce qu’ils en font ou en ont fait partie. C’est pourquoi l’on peut dire que les souvenirs des musiciens se conservent dans une mémoire collective qui s’étend, dans l’espace et le temps, aussi loin que leur société.

Mais, insistant ainsi sur le rôle que jouent les signes dans la mémoire musicale, nous n’oublions pas qu’on pourrait faire des observations du même genre dans bien d’autres cas.

Lieu.

Plan de l’espace de la Place de la République qui évolue en direct au marqueur, le 53 mars

Un lieu multiple

Nuit debout met en relation un ensemble de sous-espaces, de groupes structurés, qui lui préexistent et qui font que le lieu n’est pas tant autre que multiple. Et c’est pour cette raison même que Nuit debout peut être un lieu à mémoires, plutôt qu’un lieu de mémoire. L’acception du « lieu de mémoire » chez Pierre Nora est en effet à chaque fois univoque : c’est d’abord l’historien qui lui donne sens. La place de la République est, à l’inverse, un espace à temps multiples où chacun donne sens à la mobilisation présente comme aux événements passés. Action et mémoire en deviennent ainsi simultanément collectives.

Lieu.

A cet égard, il pourrait être pertinent de s’interroger sur le fait que les précédents les plus souvent cités en référence à Nuit debout sont les Indignés de Madrid et Occupy Wall Street à New York, deux villes qui ont également en commun d’avoir été le théâtre d’attentats meurtriers. Mais l’événement « attentats » lui-même ne prend sens que dans un temps et dans un espace. Même « monstre », comme l’ont qualifié plusieurs commentateurs, il est lu à la lumière d’autres événements, parmi les plus personnels comme plusieurs chroniques précédentes l’ont montré ou eux-mêmes jugés « historiques » comme la Première et la Seconde Guerres mondiales.

Sur la place, dans l’espace du « Mémorial » comme dans celui de Nuit debout, ce n’est donc pas un lieu et un temps autres qui se construisent, mais davantage une ou des manières, elles peut-être nouvelles, d’articuler et de mettre en relations des temps et des lieux qui sont déjà là.

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