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Lettre ouverte à Monsieur Thierry Mandon, secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur et à la Recherche

L'université française est en mutation profonde… Jeff Pachoud/ AFP

The Conversation France a décidé de publier cette lettre ouverte adressée à Thierry Mandon avec l’intention de lancer un débat sur l’état des universités en France. Nous avons déjà publié plusieurs contributions sur le sujet et nous en publierons évidemment d’autres. Nous avons différé la publication de ce texte du fait des attentats de Paris, qui ont largement affecté enseignants et étudiants

Monsieur le Ministre,

Nous souhaitons revenir sur l’entretien que nous avons pu avoir avec vous et avec les membres de votre cabinet, le 14 octobre, car le temps malheureusement limité de notre rencontre ne nous a pas permis de préciser un certain nombre de points et surtout d’engager une discussion avec vous sur quelques-unes de vos remarques et de vos appréciations ainsi que sur le projet d’avenir que vous avez esquissé.

Le regard que les membres de QSF (Qualité de la Science Française) portent sur l’état actuel de nos universités est, vous l’aurez compris, très inquiet. Le message que porte QSF ne représente pas seulement l’expression de quelques personnalités du monde de la recherche française, qui par ailleurs honorent la science hexagonale à travers le monde.

QSF représente aujourd’hui une part de plus en plus importante de la communauté universitaire, en particulier chez les collègues du rang magistral. C’est ce dont témoignent les dernières élections du Conseil national de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et plus généralement les résultats remarquables que les listes se revendiquant de nos valeurs et de notre sigle obtiennent aux élections du Conseil national des universités.

Dégradation et dévalorisation

La grande majorité des universitaires sont animés par la passion de leur métier. Outre ce dévouement à la cause universitaire, les collègues rejoignant QSF partagent la conviction que nos laboratoires et nos formations doivent être, au niveau supérieur, le lieu principal de l’élaboration et de la transmission des connaissances et de formation des jeunes générations.

Les difficultés que nos universités rencontrent face à un nouvel afflux d’étudiants avec les déséquilibres qui lui sont liés, la dévalorisation des diplômes universitaires, en particulier dans les disciplines des Sciences humaines et sociales, la dégradation des conditions de travail aussi bien pour les étudiants que pour les enseignants, l’état de la plupart de nos bibliothèques universitaires (y compris pour ce qui concerne leurs fonds numériques), les difficultés croissantes pour les universitaires d’assurer à part égale leur mission d’enseignants et de chercheurs, la multiplication des tâches administratives, la concurrence déloyale, enfin, que l’université subit de la part du système sélectif constituent une réalité que l’on ne peut nier ou traiter par des simples formules.

Face à une telle situation, qui mène à une mutation de la fonction et de la vocation profonde des universités, QSF propose des solutions qui sont, depuis plus de trente ans, systématiquement ignorées par les divers pouvoirs en place. Ces solutions peuvent être discutées, mais il ne nous semble pas qu’elles puissent être considérées comme « mortifères » (1).

Moyens

Nous ne cessons de le rappeler, l’université française est prise dans un étau entre (a) un système sélectif qui attire les jeunes étudiants les plus motivés et les mieux formés, (b) des organismes de la recherche qui revendiquent leur centralité et leur prédominance dans l’espace de la recherche française et (c) la volonté politique de confier au système universitaire la mission de la diplomation de masse (composant en cela avec des syndicats étudiants très peu représentatifs mais au pouvoir de blocage démesuré).

Dans ces conditions, si rien n’est fait pour donner à nos universités les moyens budgétaires et surtout réglementaires de rivaliser avec les autres acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche, la transformation de l’université française en troisième stade de l’enseignement secondaire, excepté précisément pour un certain nombre de diplômes fondés sur une sélection effective, sera bientôt achevée. L’université pourra alors continuer de rendre certains services sociaux, mais elle aura perdu dynamisme et rayonnement intellectuel et n’aura alors plus de tel que le nom.

Cette mue que nous dénonçons depuis plusieurs années est déjà particulièrement visible pour les disciplines des humanités, pour lesquelles on demande désormais aux enseignants-chercheurs de réapprendre à écrire à des étudiants qui ont eu le bac par une espèce de faveur administrative et qui ont choisi par défaut ou sans vraie connaissance de cause les filières dans lesquelles ils sont inscrits. Que diraient à juste titre nos collègues mathématiciens si on leur demandait d’introduire dans leurs formations de L1 une révision des équations de premier degré ?

Mission

Le résultat est qu’un très grand nombre d’universitaires ont aujourd’hui le sentiment de ne plus pouvoir accomplir leur mission ; ils ont le sentiment d’avoir consacré leur vie à capitaliser un savoir qu’ils ne peuvent plus transmettre, parce qu’ils sont accablés de tâches administratives et de contraintes bureaucratiques, mais aussi parce que le niveau des étudiants qu’ils ont devant eux les oblige sans cesse à reprendre les bases, ce qui est aux antipodes de l’exigence didactique et scientifique qui devrait prévaloir à l’université.

Il est essentiel, selon nous, de tenir compte de ce désarroi qui frappe un nombre croissant d’universitaires, par ailleurs très souvent bloqués dans leur carrière et ressentant presque tous durement le gel indéfiniment prolongé des traitements de la fonction publique, avec les difficultés économiques qui en résultent. Ce désarroi, les collègues qui se sont spécialisés dans les charges d’administration ou de planification ne sont plus guère en mesure de le percevoir et ne peuvent donc en rendre compte aux responsables comme il serait nécessaire.

Préconisations

Permettez-nous de rappeler brièvement nos préconisations :

Orientation et sélection.

Notre système universitaire souffre d’une contradiction qui consiste à déplorer l’échec à la fin de la première année du premier cycle et à interdire la sélection à l’entrée de l’université.

Au nom de cette logique, et souvent sans autre filtre qu’un déshonorant tirage au sort informatisé, on laisse des masses considérables d’étudiants s’inscrire dans les filières où les exigences académiques sont les moins fortes, alors même que les débouchés socio-professionnels y sont les plus incertains. Or le diplôme pour tous ne peut pas être la perspective d’avenir d’une génération que l’on aura en fait privée des conditions d’une réelle ascension sociale par l’étude.

Si le mot de sélection est politiquement tabou, laissons le mot sans abandonner la chose.

Nous préconisons à ce propos trois mesures simples : (a) l’orientation obligatoire des étudiants à travers les prérequis disciplinaires ; (b) l’introduction, entre le baccalauréat et le début des études universitaires, d’une année d’orientation, qui serait facultative pour les étudiants disposant des prérequis disciplinaires ou d’une mention au bac ; (c) la faculté offerte aux étudiants de capitaliser à leur rythme les crédits nécessaires, mais sans aucune compensation ; on réduirait ainsi l’échec en adaptant la transmission du savoir aux possibilités de chacun.

Modèle universitaire et moyens.

Une université de la démocratisation des études supérieures qui souhaite accueillir un demi-million supplémentaire d’étudiants dans les prochaines années doit bénéficier de ressources budgétaires et humaines nettement plus importantes, qui ne pourront pas venir du budget de l’État.

Le budget 2016 en est la preuve la plus évidente. Pour les 65 000 nouveaux étudiants, grâce aussi à votre action et à celle de Madame la Ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, l’État a abondé le budget universitaire de cent millions d’euros ! Avec l’arrivée prévue de plus de 120 000 nouveaux étudiants, et quel que soit le gouvernement en place, l’État ne pourra pas faire beaucoup mieux dans les prochaines années.

Un système qui, s’inspirant d’un principe d’équité, tiendrait compte de la condition sociale des étudiants, est tout à fait envisageable. Nous proposons l’introduction de droits d’inscription progressifs, liés aux revenus du foyer parental, avec l’exemption pour des étudiants boursiers. Les nouveaux moyens engendrés pour les universités par cette augmentation raisonnable pourraient contribuer à une amélioration significative des conditions de vie et de travail des tous les acteurs de l’enseignement supérieur.

Pédagogie et usage du numérique.

Dans un même TD de L1 ou L2, on trouve des étudiants qui maîtrisent déjà l’essentiel des outils et des règles qui leur permettront de faire de bonnes études, et d’autres à qui cette maîtrise fait presque entièrement défaut, y compris en matière de langue. Tous, et tous leurs camarades des niveaux supérieurs, ont besoin d’un encadrement intensif et perfectionné, bien sûr modulé selon leur projet et leur situation.

C’est la différence entre le faible encadrement des formations de licence (dans certains cas aussi de master) et l’encadrement rigoureux (parfois rigide) des CPGE qui fait l’essentiel du désavantage des cursus universitaires par rapport aux filières « Grandes Écoles ». L’enjeu dans la période qui vient consiste à réduire cet écart en concevant pour les formations universitaires un nouveau cadre pédagogique dont les principes soient à la fois inventifs et incontestables.

Dans ces conditions, les besoins en personnels enseignants du supérieur ne peuvent que croître, et cela toujours davantage si rien n’est fait pour que l’enseignement secondaire, aujourd’hui très affaibli, assure à nouveau ses fonctions de base. L’emploi des jeunes docteurs, dont le vivier est aujourd’hui considérable, pourrait ici trouver une issue à sa crise.

Réforme fondamentale

En tout état de cause, si l’université ne bénéficie pas à nouveau du crédit et du prestige qui doivent être les siens, il nous semble, Monsieur le Ministre, qu’aucun « contrat avec la Nation », aussi ambitieux soit-il, aucune nouvelle pédagogie par le numérique, aussi visionnaire soit-elle, ne pourront garantir à nos jeunes la qualité de la formation à laquelle ils aspirent.

Si cette réforme fondamentale n’était pas effectuée, non seulement les universités françaises seraient définitivement condamnées, mais la jeunesse de ce pays aurait été sciemment trompée car le parchemin obtenu artificiellement par un diplôme dévalorisé ne la sauvera ni du chômage ni de la marginalité sociale.

Telles sont les convictions et les valeurs qui inspirent les positions de QSF. Il nous a semblé nécessaire de les préciser dans cette lettre ouverte, en espérant que le dialogue que nous avons à peine engagé pourra se poursuivre de manière plus factuelle dans les prochains mois.

Nous vous prions, Monsieur le ministre, de recevoir l’assurance de notre parfaite considération,

(1) Terme utilisé par M. Mandon en référence à nos propositions concernant la sélection.

Les intertitres sont de la rédaction de The Conversation France.

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