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L’héritage en Tunisie : vers l’égalité

Manifestation en 2013, commémorant les événements de 2011 et le départ de la révolution ‘arabe’ à Tunis où les revendications féministes ont été particulièrement appuyées. Amine Ghrabi/Flick, CC BY-SA

La question de l’héritage revient dans l’actualité politique tunisienne. Le Président de la République a annoncé le 13 août 2018 qu’il allait soumettre à l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) un projet de loi en faveur de l’égalité devant l’héritage.

Cette déclaration réactive un processus juridique lancé depuis longtemps et la vague de réactions ne fait que révéler une opinion anciennement divisée sur le sujet. Comme à l’accoutumée, les considérations politiques surdéterminent les gestes.

Le canal du droit

Polémiques et divisions de la société à propos de l’égalité successorale ne sont pas nouvelles en Tunisie. Le changement réside dans les prises de parole contradictoires et les manifestations de rue avec des slogans et des publics opposés.

Cette diversité reflète l’atmosphère de liberté d’expression qui règne depuis 2011. Adeptes et adversaires donnent de la voix depuis juin 2018, à l’occasion de la publication du rapport de la Commission des libertés et égalité (COLIBE). Celle-ci, nommée en août 2017 par Béji Caïd Essebsi (BCE) est chargée d’aligner le dispositif législatif tunisien sur les énoncés de la Constitution de 2014 et les engagements internationaux de l’État.

Parmi les multiples points du rapport, BCE choisit l’héritage pour annoncer un projet de loi appliquant le principe d’égalité entre hommes et femmes.

Une initiative parlementaire avait été discutée en mai 2016. Le député Mehdi ben Gharbia propose une mesure préconisant d’adopter l’égalité successorale avec possibilité de choisir par testament. L’égalité entre les sexes est érigée en règle – selon l’article 21 de la Constitution : « Tous les citoyens et les citoyennes ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination aucune » –, sauf si le légataire stipule qu’il préfère l’ancienne partition.

La norme égalitaire fait son chemin par le canal du droit, local et international.

En 2014, la Tunisie lève ses réserves à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination envers les femmes (CEDAW) signée en 1985. Tout récemment, l’ARP vote le 23 mai 2018 la Convention Internationale sur le Protocole du Pacte africain des Droits de l’Homme et des Peuples dont l’article 21 stipule que les enfants héritent du parent décédé « sur la base de l’égalité successorale totale, sans distinction de sexe ». Proclamée par BCE le 6 juin (2 jours avant de recevoir le rapport de la COLIBE) et publiée dans le journal officiel, elle fait force de loi.

Un féminisme historique

Ce sculptage juridique s’inscrit dans la continuité d’un processus qui compte plusieurs étapes et acteurs dans la durée. Le féminisme tunisien alterne, depuis près d’un siècle, des facettes militantes et des applications officielles.

L’héritage favorise les hommes, en vertu d ‘une interprétation d’un verset du Coran (au mâle revient la part de deux femelles : li dhakari mithlou hadhi al ounthayayn, sourate des femmes).

Tahar Haddad, premier féministe tunisien de renom. Photo prise avant 1936. Wikimedia

Le premier féministe de renom est Tahar Haddad (1899-1935) : en 1930, son ouvrage imraatouna fi chari’a wal mujtama’ (Notre femme dans la législation et la société) dénonce la situation inégalitaire de la femme dans la norme islamique.

En 1956, le Code du statut personnel (CSP) proclamé par Habib Bourguiba interdit la polygamie et remplace la répudiation par le divorce. Bourguiba renonce cependant en 1974 à instaurer l’égalité dans l’héritage sous la menace d’apostasie brandie par Ibn El Baz, un cheikh influent d’Arabie saoudite. Entre-temps, grâce aux progrès de l’éducation et face aux limites du réformisme d’État, un féminisme contestataire se construit. En 1999, deux associations féministes : l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD) et l’Association Tunisienne des Femmes pour la Recherche et le Développement (AFTURD) lancent une campagne de sensibilisation qui plaide la non-discrimination féminine dans l’héritage sur la base d’arguments juridiques, économiques et culturels formulés en 2006.

Une évolution sociale et économique

Quoique patriarcale et sexiste, la société tunisienne évolue sur le plan démographique, sanitaire et culturel. Une femme sur deux travaille, à la ville comme à la campagne, dans tous les secteurs. Les femmes sont devenues des soutiens de famille à part entière, notamment en prenant la charge des parents dans leur vieillesse. Elles accèdent à la propriété et à l’entreprise : le patrimoine n’est plus exclusivement masculin.

Sous la poussée des transformations de la famille et avec la participation féminine à l’économie domestique et à la production des richesses publiques, des initiatives en faveur de la parité apparaissent dans quelques milieux.

Si les pratiques inégalitaires envers la femme restent légales (allant parfois jusqu’à sa privation de fait de l’héritage, notamment dans le foncier agricole), le mouvement des donations parentales envers les filles ou de partage égal entre les enfants augmente régulièrement. Le modèle traditionnel recule tandis que la volonté testamentaire trace d’autres choix pour les individus.

L’horizon de la parité successorale répond à un enjeu économique, s’inscrit dans une mutation sociale et prolonge la sécularisation du système juridique tunisien. Le caractère civil de l’État, base du consensus constitutionnel, permet de faire un pas en avant, sur fond d’un travail d’explication, de négociations, de tractation et d’alliances. Délibérations et vote à l’ARP s’annoncent chauds.

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