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L’innovation, bien plus qu’une question technologique

Doses de vaccin contre le Covid-19.
Les innovations peuvent parfois être imposées sous contraintes, comme le vaccin contre le Covid-19. Pexels/Thirdman, CC BY-SA

Les militants de la décroissance seraient peut-être étonnés de découvrir qu’ils sont à la pointe des innovations en proposant de faire baisser la consommation d’énergie fossile et en luttant contre l’hyperconsommation. Cette affirmation paradoxale tient au fait que le terme innovation a été « essentialisé » : il serait réservé aux nouveautés technologiques dans les entreprises associées à des intérêts privés. Dans le même temps, ceux qui critiquent la consommation défendent le bien commun qui, implicitement, ne relèverait donc pas du domaine des innovations.

En réalité, dans le champ des recherches qualitatives en sciences humaines, l’innovation a un sens bien plus large : elle traite des jeux d’acteurs collectifs en faveur ou en défaveur d’un changement. Celui-ci peut porter sur la création d’un serious game ou d’une start-up en France, d’une nouvelle boisson moins sucrée en Chine ; mais aussi sur l’obsolescence des études dans les services marketing ou l’usage de l’anthropologie dans un processus d’innovation en entreprise ; la réception d’une nouvelle technologie médicale ou de fenêtres roumaines en France, ou encore sur les paradoxes de la consommation responsable qui pousse à consommer, pour reprendre les recherches présentées dans notre livre Sur la réception des innovations (PUF, 2023).

Ces enquêtes montrent que les processus d’innovations suivent un itinéraire qui n’est pas linéaire. Les innovations sont la résultante d’ajustements permanents invisibles pour les approches de type statistique. En outre, l’innovation est toujours la résultante d’un ou plusieurs effets déclencheurs comme les crises climatiques, sanitaires, économiques, militaires, logistiques ou sociales. Ces crises produisent de la conflictualité encastrée dans toute une série de contraintes matérielles, sociales et symboliques qui organisent le jeu des acteurs collectifs.

Quand l’innovation s’impose

Par exemple, des médecins ont demandé au sociologue Guillaume Montagu comment procéder pour faire accepter une application téléphonique qui doit permettre de mieux soigner les rhumatismes inflammatoires chroniques. Pour répondre à la question, il a fallu changer d’angle et montrer que si les malades ne suivaient pas l’application, ce n’était pas parce qu’ils étaient irrationnels. Leur objectif était de limiter la douleur alors que celui des médecins était d’assurer la sécurité et la régularité de la prise des médicaments. La question ne portait pas sur la qualité de la science médicale, mais comment elle rentre en tension avec la logique de soins des malades.

Téléphone et tablettes qui affichent des applications de santé
Les applications de santé nécessitent d’être adoptées largement par les patients pour constituer une innovation. Create Health/Flickr, CC BY-SA

Grâce aux travaux du sociologue, l’application a été développée pour intégrer davantage de connaissance des patients et favoriser l’observance du traitement. Elle est utilisée aujourd’hui par six mille d’entre eux. Une des conclusions est que, pour qu’une innovation réussisse, il faut qu’elle soit en partie transformée, réinterprétée, par les acteurs qui sont concernés par ses effets. Il n’existe pas de lien mécanique entre la qualité scientifique d’une innovation et son acceptation par une population donnée.

C’est pourquoi ce constat n’élimine pas une autre observation : une partie des changements qui ont réussi ont été imposés, comme cela a été le cas pour les masques et les vaccins en 2020. Sous contrainte de sécurité sanitaire et de survie, la contrainte peut devenir légitime, ce qui ne veut pas dire son conflit ni sans questionnement politique.

Contraintes d’apprentissage

À l’inverse de cette réussite, l’ingénieur et sociologue Sébastien Lebourg a analysé l’échec d’un scanner portatif lancé par une start-up qui avait pourtant réussi à toucher 10 000 contributeurs grâce au financement participatif. Malgré ce premier succès, sa finalisation a pris du retard parce que sa fabrication a dû être réalisée en Chine et qu’elle s’est heurtée à des problèmes de fabrication d’optique, de langues et de règles de dédouanement. Le retard a découragé une partie des clients.

Cependant, grâce à une mini enquête sociologique, la start-up a découvert que sa clientèle était ailleurs. Son produit concernait en effet plutôt les comptables qui perdent beaucoup de temps à scanner les facturettes de leurs clients. Malgré tout, la start-up a finalement dû se déclarer en faillite, car l’argent dépensé pour financer les programmeurs n’a pas été compensé assez vite par les rentrées liées aux ventes, d’autant plus que de nouveaux appareils ont émergé entre-temps sur le marché et à moindre coût. Une des contraintes qui a pesé sur cette innovation est la sous-estimation des coûts et du temps de fabrication industrielle, de la complexité des droits de douane, de la compétition et de la découverte de la cible réelle.

Femme scannant une facture
Une innovation peut échouer si l’entreprise n’identifie pas d’emblée la clientèle cible, comme ce fut le cas pour le scanner portatif lancé il y a quelques années par une une start-up. Shutterstock

Quelle que soit l’innovation, son entrée dans le monde réel reste perturbée par des contraintes d’apprentissage, celles de sa mise en œuvre concrète, celles des règles du jeu social et celles des groupes sociaux les plus aptes à se l’approprier.

Lucian Sonea, spécialiste des questions interculturelles, a analysé comment le processus de réception en France des fenêtres PVC fabriquées en Pologne et en Roumanie se révèle difficile alors que leur coût de fabrication est plus bas que celui des fenêtres françaises. Cela s’explique par des raisons de coûts logistiques liés au stockage des fenêtres, à l’optimisation de la rotation des camions et à leur taux de remplissage et par des raisons culturelles liées aux pratiques différentes de pose des fenêtres en Europe du Nord où l’on cherche à limiter le froid et en France où l’on cherche à maximiser la lumière.

Cet exemple montre que la question logistique et énergétique reste centrale dans le déroulement des processus d’innovation. Il suffit de voir les difficultés de mise en place de la voiture électrique tant que les bornes de rechargement ne sont pas assez nombreuses. Elle menace l’emploi d’une partie des salariés puisqu’elles demandent moins de main-d’œuvre pour être fabriquées, comme le montre la grève des ouvriers de l’automobile aux États-Unis en septembre 2023. Reste également en suspens la question de la pollution liée à l’extraction des matières premières et du recyclage des batteries.

Travailler sur les innovations, c’est donc travailler sur le changement, sur ce qui déclenche les changements, sur comment les sociétés changent, qui gagne ou qui perd au changement. Ce n’est pas se limiter aux innovations technologiques et industrielles ni à la créativité, à la vision ou à la recherche d’idées nouvelles. C’est travailler sur un processus qui part d’événements déclencheurs, qui traversent les organisations pour aboutir chez un usager final consommateur citoyen.

Éditions PUF, 2023

Logiques sociales invisibles

Or, la transition écologique exige aujourd’hui de passer dans une phase avec moins de confort et des produits plus chers. Ces deux derniers siècles, si l’on considère les processus à l’œuvre dans l’agriculture, l’industrie, le commerce et dans l’espace domestique, innover signifiait : simplifier, gagner du temps, dépenser moins d’énergie humaine, augmenter la productivité et payer moins cher. Les transformations demandées aux entreprises et aux consommateurs par le développement durable sont actuellement en partie contradictoires avec ces cinq éléments…

Pour innover en faveur de la transition écologique, il ne suffira donc pas d’avoir une vision pour produire du changement. Il s’agira aussi de comprendre les logiques sociales invisibles qui organisent le milieu dans lequel le changement va se produire, c’est-à-dire du moment de la réception. Ce milieu est vivant, il n’est pas passif, il propose des changements. En même temps, il réinterprète le changement par rapport à ses contraintes et à ses intérêts. Il a des effets en retour sur l’organisation ou le système politique ou administratif qui émet du changement.

On comprend donc que la question centrale du changement en faveur d’une déconsommation énergétique et matérielle pose la question de la négociation de la transition et donc de la gouvernabilité. C’est autant une question politique qu’une question technique sous contrainte d’une planète aux ressources limitées dans un monde très compétitif.

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