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L’irrésistible montée de l’ethno-nationalisme dans la politique suédoise

Le chef de file du parti des Démocrates de Suède Jimmie Akesson, lors d’un meeting de campagne électorale en août 2018 à Sundsvall. Mats Andersson/TT news Agency/AFP

Les élections législatives du 11 septembre 2022 marqueront l’agenda politique de l’année en Suède. La consultation va clôturer une législature placée sous le signe de l’instabilité. Il y a quatre ans, le score record (17,53 % des suffrages) obtenu par la formation populiste des « Démocrates de Suède » (DS) avait abouti à l’éclatement du champ politique. Pour faire barrage aux DS, les partis d’inspiration socialiste et libérale-conservatrice se sont vus obligés de bricoler des accords à géométrie variable, qui ont exaspéré les tensions internes.

Le retrait du soutien du « Parti de gauche » (ex-communistes) a entraîné en juin 2021 la chute du gouvernement de Stefan Löfvén, suivie du retrait de la vie politique de cet ancien dirigeant syndical, qui se trouvait à la tête du SAP (le Parti ouvrier social-démocrate de Suède) depuis douze ans. Ce n’est qu’au terme de la rupture avec ses précédents alliés – les Verts et le Parti centriste – que le SAP a réussi, en novembre 2021, à mettre en place un gouvernement de minorité, sous la direction (pour la première fois dans l’histoire) d’une femme, Magdalena Andersson.

Le contexte pré-électoral est donc marqué par la fragmentation du paysage politique, traversé par des enjeux clivants : de la crise énergétique à la politique de défense (où l’adhésion à l’OTAN est désormais agitée comme une option concrète, du fait de l’intervention russe en Ukraine), jusqu’à la lutte contre les bandes organisées qui ensanglantent la chronique.

Initiateurs de la motion de censure de l’été 2021, les DS ont trouvé dans les négociations pour la formation d’une nouvelle coalition l’occasion de briser l’ostracisme des autres partis à leur égard. Les libéraux-conservateurs du parti des « Modérés » les ont associés à l’élaboration d’un projet de budget de l’État, que le Parlement a entériné contre la proposition du gouvernement : possible prélude d’une coalition à venir qui, pour la première fois, inclurait l’extrême droite.

Une percée tardive

Il y a encore une dizaine d’années, la scène politique était marquée par la plus grande stabilité : cinq des partis représentés au Riksdag étaient les héritiers de formations existant dans les années 1920 et 1930. En décalage avec les pays voisins, la crise de l’État-providence a été surmontée, dans la seconde moitié des années 1990, sans offrir de passage aux forces antisystème, qui, depuis 2002, ont accédé aux responsabilités de gouvernement en Finlande, en Norvège et au Danemark, où le Parti populaire a souvent été associé aux majorités gouvernementales.


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Autant la réduction drastique des dépenses publiques que la libéralisation des services publics et l’intégration dans l’UE (à laquelle le pays a adhéré en 1995) ont été gérées par le SAP, en alternance avec le centre droit, aux affaires de 2006 à 2014. Les deux blocs se disputaient l’héritage d’une tradition politique inclusive et pragmatique, qui favorisait des convergences sur des options stratégiques : recentrage dans un sens individualiste du système de protection sociale, rapprochement avec l’OTAN, poursuite de l’activisme humanitaire du pays.

Après la crise de 2008, la relance du « modèle » s’est appuyée sur un ethos civique que partagent les deux blocs : l’éloge de la responsabilité individuelle et une confiance sociale diffuse, confirmée par les taux de syndicalisation et de participation active aux réseaux associatifs.

Jusqu’aux années 2010, chaque crise politico-démographique – y compris l’afflux massif de réfugiés lors des conflits ethniques dans les Balkans – avait confirmé que l’électeur suédois était rétif à céder aux chimères xénophobes. Une exposition aux vagues migratoires supérieure à la plupart des États européens (11,3 % de nés à l’étranger en 2000, montés à 20 % en 2021) était allée de pair avec l’absence de rentes électorales liées à une quelconque forme de nationalisme culturel.

En parallèle, l’accès massif de prestataires privés aux domaines précédemment réservés aux services publics a augmenté la possibilité pour les minorités culturelles d’affirmer leur différence, à travers la prolifération des écoles confessionnelles. À gauche comme à droite, l’idée d’invisibiliser les signes de l’identité religieuse était perçue comme une intromission abusive dans la sphère privée.

La montée des Démocrates de Suède

Issus de la fusion, en 1988, d’une constellation de groupuscules suprématistes blancs, les DS ont longtemps représenté la seule alternative, marginale et sulfureuse, à ce consensus. Après une progression constante, ils franchissent le seuil de représentation parlementaire lors des législatives de 2010, avec 5,7 % des suffrages. Quatre ans plus tard, ils constituent déjà le troisième parti du pays en termes de voix (13 %), jusqu’au record de 17,53 % en 2018.

Cette percée ne s’explique pas par une surenchère xénophobe, mais par une entreprise de dédiabolisation que le leader du parti Jimmy Åkesson a poursuivie depuis son élection en 2005. En désavouant l’aile extrême du parti, cet ex-militant du mouvement de jeunesse des « Modérés » a multiplié les gestes symboliques visant à briser l’association avec la nébuleuse raciste des fondateurs.

La flamme ardente, emblème du néofascisme européen, a cédé la place à une anémone azur ; le parti s’est doté d’un code de conduite interdisant toute déclaration raciste, alors que ses plates-formes électorales ont intégré des mots d’ordre issus du répertoire de la gauche : démocratie locale, défense des acquis sociaux, respect des droits des femmes et des minorités sexuelles.

Le résultat est un message hybride, difficile à classer sur l’axe gauche-droite, où le monopole d’une rhétorique nationaliste côtoie la fidélité professée aux traditions démocratiques du pays : jusqu’à la récupération du terme fétiche, dans la rhétorique du parti, du mot folkhem – qui recouvre dans le vocabulaire politique suédois la notion d’un État protecteur et bienveillant.

Cette posture va de pair avec l’ambivalence envers l’héritage des années 1950 et 1960 : le souvenir du « modèle » suédois célébré comme un Âge d’or de justice sociale, alors que son architecte, le Parti social-démocrate, est pointé du doigt comme le responsable de sa ruine.

Ce sentiment régressif, toutefois, s’articule avec deux marques de continuité avec la tradition idéologique du parti : l’identification de la société du bien-être à un entre-soi mono-culturel, et la dénonciation de l’internationalisme mis en œuvre par Olof Palme (premier ministre social-démocrate de 1969 à son assassinat en 1986), prélude de l’ouverture à une immigration sans freins et de la consécration, en 1975, d’une conception pluriculturelle de la citoyenneté suédoise.

L’ouverture à l’altérité aurait en somme marqué la fin du rêve de la folkhem, voire le début d’un cauchemar que la propagande du parti entretient avec complaisance : dans les clips des élections de 2010 on apercevait une femme âgée, se traînant péniblement vers le guichet où l’attend sa retraite, et devancée dans la course par une horde de femmes couvertes d’une burka.

La thèse est transparente : si elle ne s’arrête pas aux frontières culturelles d’une communauté de mœurs, toute idée de progrès et d’égalité est vouée à l’échec. Cet argument capitalise un mécontentement transversal à l’égard du démantèlement de l’État-providence, avec ses effets démoralisants sur l’égo national : la fin d’une primauté. Alors que sa base sociale (salariés syndiqués et retraités) se détourne du SAP, les DS se profilent comme les héritiers du « modèle » d’une société apaisée et responsable.

L’identité suédoise comme fondement idéologique

La redéfinition des frontières de la citoyenneté a occupé le débat idéologique dans le mouvement tout au long du leadership charismatique d’Åkesson. La formule de la « suédicité ouverte » (öppen svenskhet) se présente comme une alternative autant à l’universalisme social-démocrate qu’au racialisme suprématiste d’antan.

« Être suédois » ne serait donc pas lié exclusivement à l’origine ethnique, mais un mélange entre un acte de volonté et un habitus : cela consisterait à « se reconnaître et à être reconnu par les autres en tant que Suédois ». Une définition exigeante : en 2014, le secrétaire des DS suscita un tollé en déclarant que des citoyens à part entière (comme les Juifs ou les Samis) devaient être considérés étrangers à la communauté nationale, puisqu’ils « ne se définissent pas comme Suédois ».

La consécration des DS comme le parti de la svenskhet est passée au banc d’essai à l’automne 2015, lors d’une crise inédite. La Suède avait fait face à un afflux de réfugiés (163 000 demandeurs d’asile) supérieur à toute expérience antérieure dans un pays de l’OCDE au prorata des habitants. Les difficultés liées à l’impact social de l’accueil, du logement et de la montée de l’insécurité ont amené le gouvernement à rétablir les contrôles aux frontières, puis à s’engager dans des expulsions qui corroboraient la thèse de l’impossibilité de maintenir des niveaux adéquats de protection et de sécurité face à une pression démographique élevée. Et de banaliser les formes de catégorisation entretenues par le parti.

L’hybridation des argumentaires est favorisée par le fait que le lexique qui domine la propagande des DS (« communauté », « loyauté sociale », « sécurité »…) est investi de connotations positives dans la sémantique inspirée, quasi religieuse, qui caractérise le « modèle » suédois de citoyenneté du troisième millénaire.

Des questions chères aux Démocrates de Suède au cœur des débats nationaux

À l’été 2016, un débat national s’est engagé autour de la définition et de la défense des « valeurs suédoises », tous les chefs de parti adhérant, avec des inflexions différentes, à ce lexique. D’après une vaste enquête réalisée en 2018, environ deux tiers des électeurs des partis établis considéraient l’adhésion à des « valeurs suédoises » comme un critère essentiel de la citoyenneté.

En ouvrant la campagne électorale, la première ministre Magdalena Andersson a d’ailleurs présenté son projet d’avenir en ces termes : « Une Suède qui ressemble le plus possible à la Suède ». Les acquis de l’État-providence apparaissent ainsi comme un élément du patrimoine culturel à sauvegarder. Contre toute menace interne ou externe.

L’ancienneté du consensus autour d’une conception ethnoculturelle de la démocratie complique l’articulation d’un contre-discours vis-à-vis de l’idéal assimilationniste agité par les DS, d’autant que ceux-ci partagent avec leurs adversaires une réticence à attacher à cette notion un contenu précis, donc falsifiable. « Tous ceux qui nous entendent parler de “culture suédoise” et de “suédicité” comprennent ce que nous entendons » – suggérait le secrétaire du parti dans une interview…

Dans cet habillage rhétorique, les valeurs « suédoises » traduisent moins une idéologie que la familiarité avec une qualité de vie : l’État social réduit à sa dimension psychologique que la précarisation du travail et la criminalité rampante mettraient en péril. C’est pourquoi les outils de communication des DS, du journal du parti à Twitter, consacrent une large place aux faits divers les plus atroces ; l’élément de nouveauté étant que cette communication trouve une validation indirecte dans la parole d’autres acteurs sociaux.

La lisière idéologique qui avait empêché les thèses des DS d’accaparer le débat public est en train de céder : de plus en plus souvent, des sources statistiques officielles confortent, par exemple, l’existence d’un lien entre insécurité et altérité culturelle. Ainsi, en 2021, les rapports de l’agence d’État pour la prévention du crime recensent les typologies de délits identifiés comme « nouveaux », étrangers à la culture nationale : règlements de comptes entre bandes, vols avec violence entre adolescents

L’un de ces rapports, établi avec la collaboration de deux universités, analyse la relation entre des crimes comme le viol et l’origine ethnique des suspects ; afin de mesurer le niveau de « prédisposition » culturelle par rapport à certains actes délictueux, le profil des délinquants est tracé non seulement à partir de la nationalité ou du lieu de naissance, mais aussi des origines ethniques des parents.

Les enquêtes Eurostat relèvent, depuis quelques années, que la Suède compte parmi les pays d’Europe où le public est le plus porté à considérer l’intégration des migrants comme un échec. Tout laisse pressentir que c’est autour de la question de ce qui est véritablement « suédois » (et ce qui ne l’est pas) que l’issue de la campagne de 2022 va se jouer, encore plus que par le passé.

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