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« Ma mère ne savait pas s’occuper de mes cheveux » : transmissions et identité raciale dans les familles mixtes

Jeune fille métisse
Le corps et plus encore la coiffure des plus jeunes sont sources de questionnements identitaires au sein de nombreuses familles mixtes. Pxhere, CC BY-SA

Cet article a été publié dans la newsletter « Les couleurs du racisme », nouveau rendez-vous mensuel pour analyser les mécanismes de nos préjugés raciaux et leurs reproductions. S'inscrire.

Dimanche, fin de matinée. La fin du mois de février approche et j’ai rendez-vous chez Solkem B. et Thierry F*., pour mener l’un des 91 entretiens réalisés dans le cadre de mon travail de thèse.

Solkem, 40 ans, est contrôleuse de gestion. Née au Tchad de parents tchadiens qui ont émigré en France, elle a grandi dans une ville populaire de la petite couronne. Thierry, 47 ans, ingénieur, vient quant à lui « du fin fond de l’Auvergne », d’une ville moyenne où résident toujours ses parents (qui n’ont pas d’ascendance migratoire connue et appartiennent à la population majoritaire blanche) et où « il n’y a pas beaucoup de noirs ». Le couple a deux enfants, Alexandra et Sean, de 11 et 9 ans respectivement.

La famille habite une zone pavillonnaire d’une ville moyenne de la grande banlieue francilienne. Lorsque j’arrive, l’atmosphère est détendue : la télévision est allumée sur un programme de dessins animés, Thierry est installé dans un fauteuil et lit le journal tandis que sa compagne est occupée à tresser les cheveux de leur fille Alexandra et que Sean joue à l’étage.

Les cheveux d’Alexandra, très frisés, lui tombent jusqu’en bas du dos. Pendant toute la durée de l’entretien, Solkem démêle, peigne et tresse les cheveux de sa fille, d’un geste à la fois machinal et précis qui signale la grande habitude.

Elle me précise qu’elle commence généralement à coiffer sa fille tôt dans la matinée le dimanche, pour avoir le temps de finir les tresses avant l’heure du coucher. En grandissant, Alexandra a aussi pris le coup de main : pour aller plus vite, sa mère s’occupe du départ des tresses en haut du crâne et, arrivées à hauteur de la mâchoire, c’est Alexandra qui prend le relais et finit la tresse.

Pendant de longues heures le dimanche, mère et fille partagent ce moment, comme Solkem le faisait avec sa mère et sa sœur lorsqu’elle était jeune.

« On était trois filles, donc ma mère, ma sœur et moi, on s’est toujours tressées entre nous, moi je n’ai jamais mis un pied chez un coiffeur », m’explique-t-elle en riant.

Si elle « met un point d’honneur à transmettre » le soin des cheveux et de la peau (« Crème, crème, crème ! Tu ne peux pas sortir de la douche sans te crémer […] ça c’est ma lutte ! ») à ses enfants, c’est que pour elle :

« C’est une vraie question, c’est un vrai enjeu, c’est une vraie différence […] et du coup faut que ce soit bien fait. »

Les cheveux, puissant marqueur racial

Le soin du cheveu et les différents styles de coiffures propres aux cheveux afros ont été diversement investis de significations culturelles et politiques au cours de l’histoire, se révélant centraux dans la formation des identités noires – féminines en particulier.

Les cheveux cristallisent les imaginaires coloniaux, les enjeux de hiérarchisation coloriste des féminités désirables (plus on est claire et plus les cheveux sont lisses, mieux c’est) et, par conséquent, les enjeux de lutte et de résistance aux normes de beauté hégémoniques.

Ils sont ainsi un puissant marqueur racial. Dès lors, selon la chercheuse Suki Ali :

« Les cheveux ne concernent pas seulement l’apparence ; il s’agit de valeurs, de filiation et de culture. »

En cela, il n’est pas étonnant qu’ils puissent être investis par les parents de fortes significations et que leur soin soit un enjeu de la socialisation des enfants.

Des pratiques quotidiennes racialisées

En ce sens, les interactions ayant trait au soin du cheveu et à la coiffure représentent en effet des instances privilégiées pour l’étude de la socialisation raciale, y compris dans ses dimensions émotionnelles et psychologiques, dans la mesure où l’expérience du coiffage contribue au développement de la personnalité, mais aussi du genre, de l’identité raciale et de l’estime de soi de l’enfant coiffé.

La transmission des savoirs en ce qui concerne le soin des cheveux, et du corps en général, fait ainsi partie des pratiques quotidiennes qui peuvent se voir racialisées, dès lors qu’elles touchent aux marqueurs mêmes d’une racialisation qui reste encore largement incorporée – c’est-à-dire littéralement inscrite dans les corps.

Dans cette perspective, si, pour Solkem B., le coiffage fait partie des savoirs multigénérationnels qu’elle a elle-même hérités d’une pratique familiale et qu’elle transmet spontanément à sa fille, il en va souvent différemment dans les cas où les mères – à qui incombent encore très largement le soin des enfants et les diverses tâches du care familial – élèvent des enfants avec qui elles ne partagent pas le même statut racialisé.

Dans un contexte où les pratiques du soin sont fortement racialisées, la mixité intrafamiliale vient potentiellement complexifier – sinon perturber – l’évidence de la transmission.

Des réseaux autonomes d’échanges et de savoir-faire

Au sujet du soin de la peau et des cheveux, on trouve ainsi en ligne profusion de forums, blogs ou sites Internet tenus par des mères blanches d’enfants issus d’unions mixtes, qui s’échangent conseils et techniques.

Site MagicMaman. Author provided

Chose intéressante, ces pratiques de partage et d’échange entre mère d’enfants « métis » semblent se dérouler de manière relativement autonome vis-à-vis de la profusion de ressources et d’espaces d’échanges virtuels au sujet des cheveux de manière générale : les mères blanches en couple mixte développent ainsi leurs propres espaces, voire leur propre expertise.

Elles rejoignent ici les mères blanches adoptives d’enfants non blancs, qui ont une pratique similaire en termes de développement de contenus numériques spécifiques, y compris sur les questions de coiffure et de soin.

On peut proposer plusieurs hypothèses pour expliquer le fait que des réseaux autonomes se développent, alors qu’existent déjà de très nombreuses sources disponibles sur le sujet, initiées et alimentées par des femmes afrodescendantes elles-mêmes.

La transmission des savoirs en ce qui concerne le soin des cheveux, et du corps en général, fait partie des pratiques quotidiennes qui peuvent se voir racialisées. Pxhere, CC BY

On peut d’abord supposer que les ressources et tutoriels disponibles, parce qu’ils sont le plus souvent pensés à la première personne, supposent une base minimale de familiarité avec les cheveux texturés que n’ont pas les personnes de la population majoritaire, ce qui suppose ainsi pour elles un coût d’apprentissage trop élevé.

Une autre hypothèse permettrait d’expliquer une possible non-attractivité des sites et contenus développés par les femmes afrodescendantes pour le public des mères blanches en couple mixte ou des mères blanches adoptives, en raison d’écart dans les dispositions et/ou références culturelles mobilisables.

On peut aussi imaginer, enfin, qu’il s’agit là d’une pratique distinctive, au sens bourdieusien du terme, qui relève à la fois de logiques de classe et de racialisation, les mères blanches développant ainsi leur propre contenu, selon leurs codes et leurs références (qui sont inévitablement dépendants de leurs propres positions de classe et de race dans l’espace social).

La répartition très genrée des pratiques du soin dans l’ensemble de la population impliquant que c’est presque toujours aux mères qu’incombe le soin des cheveux, quelles que soient leurs compétences en la matière, cette tâche est donc très rarement prise en charge par les pères dans les couples mixtes, quand bien même ils sont le parent racialement minoritaire, certainement plus à même d’assurer cette transmission.

La mère « agent socialisateur »

C’est ce qu’explique Solkem B. en entretien, selon qui le genre du parent minoritaire dans le couple mixte influence grandement le contenu des transmissions effectuées, notamment au sujet du soin. Pour elle, « quand la maman est blanche […] y’a une transmission qui est différente ». Ses propos mettent ainsi en lumière la manière dont genre et racialisation s’articulent de manière complexe dans les couples mixtes.

Pour elle, qui tient à ce que sa fille garde ses cheveux naturels et ne les défrise pas, l’identité raciale de la mère au sein des couples mixtes et les compétences particulières qu’elle y associe risquent d’influencer le rapport des enfants à leurs cheveux, voire plus généralement à leur propre identité raciale.

D’ailleurs, Solkem évoque aussi en entretien le rôle que sa propre mère joue auprès de sa fille, en tant que figure de référence participant aussi à sa socialisation. En riant, elle me dit par exemple, au sujet des jouets que la grand-mère offre à Alexandra :

« Mais ma mère c’est inconcevable qu’elle achète une poupée blanche à sa petite-fille. Donc ses poupées sont… […] il fallait qu’elle ait des poupées noires, de toute façon. »

Plusieurs travaux ont montré, en sociologie, l’importance des jouets dans les socialisations de classe et de genre.

Pourpée marque Corolle
Les jouets façonnent les représentations enfantines. Poupée « frisée » Pauline, de la marque Corolle. Corolle

Au sujet des poupées en particulier a par exemple été soulignée la manière dont elles jouent un rôle central dans l’incorporation du féminin chez les petites filles.

Toutefois, dans ces travaux, la dimension raciale des poupées est laissée de côté. Pourtant, si les poupées façonnent un modèle normé de féminité et l’intériorisation de normes esthétiques particulières, cela se fait aussi toujours de manière racialisée – que la poupée soit blanche ou non.

En cela, les jouets et la manière dont ils façonnent les représentations enfantines et leur intériorisation des rôles sociaux participent d’une socialisation qui s’opère elle-même selon des lignes racialisées.

Dans le court-métrage d’animation américain Hair Love, cette transmission par la mère est mise en question à travers l’investissement tardif d’un père qui comprend qu’il ne sait pas comment s’y prendre avec les cheveux de sa fille.

« T’as des cheveux de Noire, arrête avec L’Oréal »

Si la problématique des cheveux et du soin des peaux métissées s’est révélée fréquente dans les entretiens avec des couples mixtes qui impliquaient un parent racialisé comme noir, elle concernait aussi d’autres mixités.

Par exemple, Lilya T., 26 ans, issu d’un couple mixte franco-algérien, raconte une expérience de socialisation qui fait directement écho aux propos de Solkem. Lilya a des cheveux frisés très longs et volumineux, d’une couleur naturellement blond-doré. En entretien, elle confie que cette coiffure est toutefois relativement récente :

« Je n’ai pas toujours eu ces cheveux-là. Ben, le truc à la con : ma mère est blanche avec des cheveux de blancs, mon père c’était un garçon donc il ne va pas s’occuper d’une petite fille, ça lui est déjà arrivé de me faire des tresses mais… Tu vois, par exemple, ma mère elle ne savait pas s’occuper de mes cheveux, et des trucs à la con, moi j’ai toujours tourné au L’Oréal, nanana, jusqu’au jour où je suis arrivée chez une coiffeuse… Mais j’avais quasiment 20 ans ! La meuf m’a regardée et m’a dit : “Mais tu mets quoi dans tes cheveux ?” Et c’était une tismé tu vois. “Mais tu mets quoi dans tes cheveux ?” “Ben ça, ça, ça, ça.” “Mais t’as pas compris, ma chérie. T’es de quelle origine ?” Elle, elle m’a posé la question direct. “Ouais, voilà, t’as des cheveux de noire, arrête, arrête avec L’Oréal, toi il te faut du karité, quoi.” Et voilà, c’est le genre de trucs où ma mère, voilà quoi… »

En l’absence d’une transmission adéquate de la part de sa mère, la capacité de Lilya à connaître et à prendre soin de ses propres cheveux a été tardive et il a fallu qu’une coiffeuse, elle-même issue d’un couple mixte, assure l’apprentissage qui ne lui a pas été légué.

Notons toutefois que, dans les couples mixtes, au contraire des familles adoptives par exemple, la famille élargie peut constituer un espace de ressources. Certaines mères rencontrées racontent par exemple pouvoir compter sur l’entourage ou la belle-famille pour tresser leurs filles, même si elles-mêmes ne savent pas le faire.

Un père coiffant son enfant. Photo d’illustration.
La socialisation raciale est influencée par le genre et la position raciale des parents (ou autres figures de référence). Photo d’illustration. pexels, CC BY

Il y a aussi des exceptions : Marwan K., l’un des parents interrogés (50 ans, enseignant, né en France de parents algériens), raconte en entretien que son fils, victime de racisme à cause de ses cheveux très bouclés, a eu longtemps du mal à les assumer.

Marwan dit avoir alors demandé à l’une de ses amies de lui donner des ressources sur le soin du cheveu et sa dimension politique pour les transmettre à son fils :

« Elle m’avait passé à la fois cette documentation politique, et en même temps plein de trucs bios, pour ses cheveux, enfin une sorte de valorisation du cheveu bouclé. »

Mais la transmission père/fils, si elle trouble en partie le rapport genré dominant mis au jour en ce qui concerne les pratiques du soin, passe néanmoins une nouvelle fois par l’intermédiaire d’une figure féminine.

Intimités de genre, de race, de classe

Les pratiques de socialisation raciale qui prennent place dans les familles sont ainsi genrées à un double niveau. Elles le sont dans un premier temps dans la mesure où l’éducation et le soin apportés aux enfants, qui participent de cette socialisation, sont très largement dévolus aux mères.

Mais elles le sont également en ce qu’elles se révèlent, en particulier dans les attentions au soin détaillées ici, intimement liées à la construction d’un sens de la féminité et de la masculinité. En cela, les pratiques de socialisation raciale participent également d’une socialisation de genre.

Il est évidemment symptomatique que ce soient les cheveux des filles qui cristallisent de nombreux enjeux et que c’est à elles que l’on considère le plus essentiel de transmettre certains éléments du soin de soi.

La socialisation raciale est donc influencée par le genre et la position raciale des parents (ou autres figures de référence), et elle opère également différemment selon le genre des socialisés, c’est-à-dire ici, selon que l’enfant est une fille ou un garçon. En retour, cela rend donc visible que les socialisations de genre sont toujours racialisées : le sens de la masculinité et de la féminité se construit en contexte, c’est-à-dire à partir de référents particuliers qui sont eux-mêmes racialisés – et classés.

À ce titre, les processus de socialisation travaillent à façonner les corps – et les façonnent tout à la fois comme corps genrés, racialisés et classés.

Dans le cas des couples mixtes, dans lesquels parents et enfants ne partagent pas la même position racialisée, le genre du parent non blanc risque d’influencer à la fois la manière dont les transmissions s’opèrent ou non et le contenu même des socialisations.

Pour les filles comme pour les garçons, il est ainsi probable que grandir et construire un sens de sa propre féminité ou sa propre masculinité selon que c’est le père ou la mère qui est racialement minoritaire ne produisent pas les mêmes effets dans la formation d’un sens de soi à la fois genré et racialisé.


* tous les prénoms et noms ont été modifiés pour conserver l’anonymat des personnes.

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