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Manifestations anti-RN : les leçons de la mobilisation anti-Bolsonaro au Brésil en 2018

Des manifestants participent à une manifestation contre le candidat présidentiel brésilien de droite Jair Bolsonaro à Sao Paulo, au Brésil, le 10 octobre 2018.
Le mot d'ordre #EleNao (Pas Lui) avait mobilisé des millions de personnes à l'automne 2018. Pourtant, Bolsonaro a été aisément élu. Notamment parce que ses partisans avaient habilement su présenter #EleNao comme un mouvement gauchiste ultra-radical. Nelson Almeida/AFP

La France traverse une période en certains points semblable à celle qu’a vécue le Brésil à l’automne 2018 : aux prochaines élections, l’extrême droite, en pleine progression, pourrait prendre le contrôle du pays.

Ceux qui ont attentivement observé les mois précédant l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro au Brésil (mais aussi l’inexorable montée en puissance de Donald Trump aux États-Unis deux ans plus tôt) ont aujourd’hui, lorsqu’ils se penchent sur la situation française, l’impression de revoir un film qu’ils ont déjà vu.

Au Brésil en 2018 comme en France en 2024, les progressistes apparaissent désespérés et effrayés en constatant le soutien croissant et assumé de la population à des discours et à des programmes qui, lors des élections précédentes, étaient encore largement honteux ; on assiste à une polarisation toujours plus forte entre les extrêmes du spectre politique, ce qui a pour corollaire direct l’affaiblissement des forces centristes ; et de nombreuses manifestations ont lieu, avant tout à l’appel des mouvements de gauche et de groupes féministes, soutenus par divers segments de la société, y compris des célébrités.

Six ans après la mobilisation anti-Bolsonaro au Brésil, la France vit donc un moment similaire. Avec une issue similaire ?

Le poids des mobilisations féministes

Le mouvement #EleNão (#PasLui), organisé pour endiguer la montée de l’extrême droite au Brésil en 2018, peut en quelque sorte servir de repère aux mouvements féministes français opposés au RN aujourd’hui.

EleNão, créé en septembre 2018 en réponse aux discours misogynes et discriminatoires du candidat d’extrême droite, qui ne cessait de grimper dans les sondages, se donnait pour objectif principal de sensibiliser les femmes, indépendamment de leurs convictions politiques, au fait que l’élection de Bolsonaro représenterait une menace pour leurs droits acquis et ceux encore à conquérir

Le mouvement – le plus important organisé par des femmes au Brésil – s’est rapidement étendu à toutes les villes du pays, a gagné une grande notoriété internationale, recevant l’adhésion de personnalités du monde entier, comme la chanteuse Madonna, et a rassemblé des millions de personnes dans les rues.

« Au Brésil, des milliers de femmes manifestent contre Jair Bolsonaro, le candidat d’extrême droite », HuffPost, 30 septembre 2018.

Cette semaine, en France, le collectif « Alertes féministes », qui réunit plus de 180 associations et syndicats luttant pour les droits des femmes et contre le sexisme, a lancé un appel à ses membres pour leur demander de descendre dans la rue et dénoncer le « féminisme de façade » de l’extrême droite, ainsi que le « véritable danger qu’elle représente » pour les droits des femmes.

Des messages détournés et caricaturés avec succès par l’extrême droite

Au Brésil, bien qu’il ait été d’une grande ampleur, le mouvement des femmes a connu divers revers qui ont miné son efficacité. Les groupes d’extrême droite ont réussi à redéfinir le sens du slogan #EleNão, déformant ses revendications, et n’ont pas ménagé leurs efforts pour délégitimer les personnalités qui le soutenaient.

Ces groupes sont largement parvenus à imposer une vision caricaturale de #EleNão et à le présenter comme un mouvement militant exclusivement en faveur de causes encore rejetées par la société brésilienne (majoritairement conservatrice sur les questions sociétales) comme la légalisation de l’avortement et la protection des droits des personnes LGBTQIA+.

Dès lors, une partie significative de la population a perçu le mouvement de façon négative, et une division sensible s’est fait jour entre, d’une part, les femmes de droite (nombreuses à adhérer à des valeurs dites traditionnelles définies par une partie des Églises évangéliques, en particulier pentecôtistes, et les candidats de leur camp politique et, d’autre part, les femmes de gauche (plus progressistes). Cette division a instauré des rivalités et miné l’idée que #EleNão représentait l’ensemble des femmes brésiliennes.

EleNão a pu inciter certaines personnes opposées à une partie des mots d’ordre du mouvement et ayant perçu ces mots d’ordre à travers le prisme déformant imposé par l’extrême droite à aller déposer un bulletin Bolsonaro dans l’urne. Ce qui ne fut pas pour rien dans le résultat de l’élection, remportée par Bolsonaro au second tour le 28 octobre avec 55,13 % des suffrages

Ce contre-exemple brésilien montre bien à quel point il est important, pour le camp progressiste français, de comprendre comment ses adversaires peuvent utiliser ses propres récits contre lui.

Comment convaincre… et qui convaincre ?

Dans le cas français, les groupes opposés au RN doivent notamment, pour réussir dans leur entreprise, prendre soin de souligner qu’ils représentent le plus grand nombre possible de profils de Français, quelles que soient leur classe sociale et leur région d’habitation. On constate en effet déjà que les groupes d’extrême droite cherchent à imposer l’idée selon laquelle les personnes manifestant contre la montée du RN ne sont guère représentatives de l’ensemble du pays, et incarnent avant tout une élite urbaine déconnectée de ses concitoyens.


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Il convient tout particulièrement de s’abstenir, lors des manifestations anti-RN, de tout acte violent. En effet, des recherches menées par les politologues Maria Stephan et Erica Chenoweth, ainsi que par le sociologue Dan Wang, suggèrent que même des violences légères observées lors de manifestations peuvent être efficacement amplifiées par le camp opposé pour réduire le soutien du grand public aux manifestants. Ces études ont constaté que les mouvements non violents réussissent mieux à obtenir un soutien national ou même international à leur cause, tandis que les manifestations émaillées de violences affectent la légitimité même des groupes ayant organisé ces rassemblements.

En outre, il est tout sauf garanti que les manifestations de gauche réussissent à convaincre les électeurs du bord opposé. Au contraire, des études réalisées aux États-Unis auprès de sympathisants d’extrême droite ont montré que l’exposition à des tweets et à des images de manifestations d’opposition tendait à les conforter dans leurs intentions de vote initiales.

Il en ressort que les manifestations anti-RN actuelles doivent avant tout se donner pour objectif de convaincre des électeurs susceptibles de voter contre le RN mais hésitant encore à le faire, envisageant plutôt de s’abstenir. Ces électeurs se trouvent essentiellement au sein de certaines franges de la gauche à la fois hostiles au parti d’Emmanuel Macron et hésitantes à voter en faveur du Nouveau Front populaire. Ce sont ces catégories que doivent cibler les mouvements anti-RN pour être efficaces.

Manifestation à Paris, le 15 juin 2024. Yann Vernerie/Shutterstock

Ajoutons que, en cas de victoire de l’extrême droite, une polarisation accrue est à craindre : au Brésil, les années suivant l’élection de Bolsonaro n’ont fait que renforcer la polarisation politique, laquelle a eu des conséquences très concrètes, au-delà même des questions strictement politiques. Mes recherches menées pendant la pandémie de Covid-19 ont montré que cette polarisation a profondément influencé la manière dont chaque type d’opinion se formait : la décision de se faire vacciner ou non, et d’adhérer ou non aux pratiques de confinement recommandées par les autorités sanitaires étaient entièrement guidées par l’orientation politique des individus.

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