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Mayotte : ambiguïtés et non-dits d’une situation (post)coloniale

Des personnes réagissent lors de la démolition d'un campement informel à Langoni, Mamoudzou, sur l'île de Mayotte, le 27 avril 2023.
Mahoraises et policiers lors de lors de la démolition d'un campement informel à Langoni, Mamoudzou, sur l'île de Mayotte, le 27 avril 2023. Patrick Meinhardt / AFP

À Mayotte, dimanche 11 février 2024, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a promis de supprimer le droit du sol par le biais d’une réforme constitutionnelle. Cette déclaration fait suite à plusieurs mesures et événements en lien avec l’immigration clandestine et l’insécurité qui minent ce département français. L'annonce sur le droit du sol a suscité un fort émoi en France métropolitaine et parmi les associations, qui accusent le ministre de défendre un programme d'extrême-droite.

Mayotte fait partie d’un archipel uni par des traits culturels, une langue, une religion (l’islam) et une histoire en commun, mais coupé en deux par une frontière du fait qu’elle est restée française, puis devenue département, et région européenne « ultra-périphérique ». Les trois autres îles forment l’Union des Comores, un pays indépendant qui revendique Mayotte comme partie de son territoire national.

Pourquoi Mayotte est-elle française dans un archipel qui ne l’est plus ? Comment peut-elle compter près de 50 % de migrants « étrangers », en réalité comoriens à 90 % et que fuient ces derniers ? Comment un département français peut-il, malgré ses ressources, présenter le tableau social et sécuritaire décrit ?

Mayotte, comorienne ou non ?

C’est pour des raisons géostratégiques que Mayotte (374 km2, 300 000 habitants) est devenue française en 1841, raisons qui ont évolué aux XXe et XXIe siècles mais restent des non-dits de la situation actuelle. La région est notamment un centre d’écoute et de surveillance du canal du Mozambique et une zone économique de 2,5 millions de km2 au sein d’une zone maritime sous juridiction française de 17 millions de km2.

Les trois autres îles, qui formaient des royaumes séparés, sont colonisées en 1912. Mayotte en reste le chef-lieu, mais la Grande Comore et Anjouan, plus grandes, plus peuplées, aux élites sociales, politiques et économiques plus structurées, reprendront leur place dominante avec l’autonomie interne de l’archipel (1961).

L’administration est transférée vers la Grande Comore en 1958, ce qui prive Mayotte des emplois publics occupés par des notables des quatre îles qui étaient mariés sur place pour avoir, dans ce régime matrilocal, une vie domestique et familiale.

L’indépendance des Comores se prépare dans les années 1970, après celle de Madagascar en 1960. Mais la population principalement rurale de Mayotte craint la domination de l’élite urbaine des îles voisines. Or, un groupe social spécifique à Mayotte n’a pas non plus intérêt à l’indépendance et crée un mouvement pour « Mayotte française » : il s’agit des descendants de femmes de Sainte-Marie de Madagascar, île passée sous autorité française en 1750, et de métropolitains ou créoles, qui à Mayotte sont devenus les premiers fonctionnaires coloniaux puis les élus locaux. Une partie de la population menée par les femmes, comme l’a montré l’anthropologue Mamaye Idriss, se rallie à leur projet.

Réferendums et assimilation

Il s’en est fallu de peu, au niveau du gouvernement français, pour que le référendum de 1974 soit adressé, non « aux populations » mais « à la population » des Comores. C’est le compte par île qui est retenu et 63,22 % des électeurs mahorais votent contre l’indépendance. Moins de deux ans plus tard, un deuxième référendum confirme à 98,83 % la réponse, les indépendantistes ayant été réduits au silence par des violences ou des menaces. Depuis, aucune critique ou réserve n’est possible à l’égard de la départementalisation sous peine d’être accusé de collusion avec « l’ennemi » comorien qui voudrait dominer Mayotte, tandis qu’en Union des Comores, la revendication de Mayotte est au contraire un préalable obligatoire à toute déclaration publique.

Un homme passe devant un palmier au coucher du soleil à Mtsangadoua sur l’île française de Mayotte dans l’océan Indien, le 28 mai 2023
En 2009, le statut de département d’outre-mer est accepté par référendum à 95,2 % par les Mahorais (61,37 % de votants) qui attendent toujours de meilleures conditions de vie tandis que crises politiques et économiques se succèdent aux Comores. Philippe Lopez/AFP

La relative richesse de Mayotte attire différents profils de migrants issus des Comores, mais le gouvernement français instaure, en 1995, un régime de visa qui entraine aussitôt un trafic des passeurs pour des voyages clandestins parfois mortels.

En 1999, un calendrier de réformes sur 10 ans en vue de l’assimilation législative est approuvé à 73 % par la population. Mais celle-ci ne se fait pas sans heurts : les Mahorais, qui avaient cru à l’assurance de garder leur mode de vie et leurs coutumes, sont pris dans la reconstitution de l’état civil, qui sépare les Français de Mayotte, par un double et même triple droit du sol, des étrangers des autres îles. Elle leur impose d’adopter le statut personnel de droit commun, via une transformation du droit local : les mariages musulmans (la très grande majorité) ne sont plus reconnus au civil, ce qui multiplie les « mères célibataires » et ignore juridiquement l’existence des pères, contribuant à aggraver la crise de la jeunesse et des normes éducatives.

En 2009, le statut de département d’outre-mer est accepté par référendum à 95,2 % par les Mahorais (61,37 % de votants) qui attendent toujours de meilleures conditions de vie tandis que crises politiques et économiques se succèdent aux Comores.

La courbe démographique de l’île ne cesse de grimper

La départementalisation de l’île en 2011 n’a fait qu’accroître les flux en provenance de la Grande Comore et d’Anjouan. Mayotte est le moins doté des départements d’outre-mer (DOM) avec un PIB par habitant 3,4 fois plus faible que celui de métropole mais près de 7 fois plus élevé que celui des Comores.

Malgré une émigration significative des Mahorais de 18-35 ans vers la métropole (études, premiers emplois), la courbe démographique de l’île ne cesse de grimper, à la fois sous l’effet de l’immigration et d’un taux de natalité important.


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À Mayotte, la moitié des migrants ont des titres de séjour et une bonne part des autres sont intégrés dans une économie informelle qui s’organise en réseaux de clientèle producteurs ou révélateurs de hiérarchies sociales. Alors que certains Comoriens raillent ce que le journaliste Rémi Carayol appelle une « colonisation consentie » de la part des Mahorais, d’autres parmi les plus pauvres forment la principale main-d’œuvre de Mayotte dans l’agriculture, la pêche et le bâtiment, tout en restant tenus à l’écart des nouvelles ressources.

Morgan Fache/AFP
Une femme passe devant des personnes qui attendent dehors lors d’une réunion entre des personnes menacées d’expulsion et des associations, dans le cadre d’une éventuelle procédure de relogement, à l’école élémentaire de Majicavo Dubaï, à Majicavo, Mayotte

Ces inégalités de statuts s’inscrivent dans une société comorienne par ailleurs très hiérarchisée.

Le coût très élevé du voyage clandestin exclut des va-et-vient. Les dérogations au droit des étrangers empêchent nombre de régularisations, qui par ailleurs ne permettent pas de circuler et travailler dans l’espace national. Mayotte devient donc « une nasse » dans laquelle les migrants s’accumulent, comme l’avait déploré un député mahorais en 2015. Les destructions d’habitat les maintiennent dans cette sujétion, en réduisant à néant les quelques programmes d’intégration en cours.

Un rapport ambigu aux autres Comoriens

Ainsi la présence de la France à Mayotte, à la fois indéfendable et localement génératrice de ressources au prix d’effets pervers grandissants, produit chez tous les acteurs un double discours. Une nouvelle élite comorienne, en grande partie issue de l’ancienne, est représentée par une classe binationale relativement aisée et mobile, qui entretient une posture ambiguë de citoyens français assurés de leurs droits et de citoyens comoriens réclamant la réintégration de Mayotte. Or ce sont les Comoriens les plus démunis et dominés dans leur île qui partent à Mayotte sans visa.

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Aussi la société mahoraise entretient-elle un rapport ambigu aux autres Comoriens : d’un côté, les Mahorais se sentent menacés par deux figures de Comoriens, non seulement les dominants dont ils craignent l’arrogance, mais aussi les dominés qui les « tirent vers le bas », en particulier les ruraux anjouanais cherchant désespérément à sortir de la misère, ou encore les Malgaches et les réfugiés africains qui choisissent cette route pour se rapprocher de l’Europe. De l’autre, la proximité entre les sociétés insulaires rend ces migrations acceptables : 46 % des enfants nés à Mayotte seraient issus de couples mixtes mahorais-migrant.

Les mariages entre natifs des différentes îles, qui n’ont pas cessé, montrent l’intimité sociale et culturelle des populations. Les insulaires partagent la même langue (avec des différences régionales entre îles de l’est et de l’ouest), le même islam, les mêmes célébrations du cycle de vie, la même règle de résidence conjugale matrilocale, la même conception de la famille malgré les inflexions patri-ou matrilinéaires selon les îles et les milieux sociaux. L’absence d’unité politique précoloniale de l’archipel est brandie pour justifier la partition de Mayotte. Mais la sécession d’Anjouan – et brièvement de Mohéli – en 1997 a plutôt montré la difficulté de construction nationale d’un petit État pluri-insulaire qui vit largement des transferts d’argent de ses migrants.

Répartition des villages de Mayotte par groupe de conditions de vie en 2017. Source : Insee, Recensement de la population 2017.

La grande masse de la population comorienne n’espère rien des politiques pris dans leurs intérêts factionnels : elle investit dans la solidarité familiale et dans la migration proche ou lointaine. La reproduction sociale passe par le réseau familial déployé dans l’archipel et au-delà, dans une logique d’entraide pour scolariser les enfants, trouver un emploi, obtenir des soins médicaux, se marier et fonder une famille. Mayotte ne constitue qu’une ressource parmi les autres. Le statut juridique des parents émigrés à Mayotte n’est pas évoqué aux Comores mais leur aide arrive quand nécessaire, des maisons en dur sont peu à peu construites dans les villages, et les migrants font office de prescripteurs de développement quand ils sont, par exemple, les premiers à prendre un compteur d’eau là où de nouvelles adductions sont installées.

La jeunesse au cœur de la crise

La crise sociale actuelle à Mayotte est composée des ingrédients habituels de pauvreté et de cherté de la vie dans une économie extravertie importante massivement de métropole, mais aussi de changement social et moral, marqué par la crise de la famille qui n’est plus compensée par les anciennes circulations des enfants ou les régulations villageoises, la déscolarisation, l’absence d’encadrement sportif et culturel de la jeunesse.

Des garçons discutent assis sur une colline surplombant le village de Kaweni, près de Mamoudzou, sur l’île de Mayotte, le 26 avril 2023
De jeunes hommes discutent assis sur une colline surplombant le village de Kaweni, près de Mamoudzou, sur l’île de Mayotte, le 26 avril 2023. Patrick Meinhardt/AFP

Comme le souligne Nicolas Roinsard, à Mayotte la question migratoire occulte la question sociale et en particulier celle d’une jeunesse en insécurité. Face aux garçons délinquants et aux filles fugueuses, les violentes punitions corporelles sont désormais portées en justice, avec pour effets ambivalents la privation d’autorité de parents qui se voient dépossédés de leur capacité éducative et les enfants délaissés. Le nombre de jeunes de la rue, du petit voleur au drogué dépendant de produits chimiques, augmente. Les bandes villageoises choisissent les abords des collèges et lycées pour leurs affrontements, comme dans un cri silencieux vers ces espaces qui leur sont interdits. Des violences choquantes ont lieu, jusqu’à des mains coupées, et les familles vivent dans la hantise que leur enfant scolarisé ne soit blessé, ou pire.

Une autre politique que la destruction, la violence et les provocations pouvant mener à la guerre civile doit être recherchée de la part de tous les acteurs. D’un côté, les gouvernements comoriens instrumentalisent leurs migrants, dont les transferts de fonds représentent officiellement 20,5 % du PIB. Les Comores sont le quatrième pays au monde le plus fortement dépendant de ces transferts. De l’autre, les gouvernements français n’ont pas pris la mesure du coût de leur choix géostratégique, tant à Mayotte que dans les trois autres îles.

La formation des jeunes est la seule voie pour rendre les populations insulaires mieux à même d’organiser leur futur, et le seul intérêt que Mayotte soit « française » pour les habitants des quatre îles serait que la métropole joue son rôle vis-à-vis de l’ancienne colonie en assumant une aide qui serait à la hauteur des intérêts géopolitiques en jeu.


Cet article a été publié en collaboration avec le blog de la revue Terrain.

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