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Mobiliser les sciences de gestion pour réussir la transition écologique et sociale

Certains auteurs soulignent que l’économie rend compte d’une dépendance de l’Homme par rapport à la nature et à ses semblables. Werner Rebel / Shutterstock

La question de la soutenabilité n’est pas simple à traiter car nous faisons face à un double péril : l’exploitation abusive des ressources naturelles met en danger l’équilibre du climat et de la biodiversité, et les inégalités croissantes condamnent notre capacité à faire société. Dans son livre « Insoutenables inégalités », le chercheur Lucas Chancel nous montre d'ailleurs clairement que les deux questions, sociale et environnementale, ne peuvent pas être dissociées.

Face à de tels enjeux, les sciences de gestion peuvent grandement contribuer à l'affirmation d’une double solidarité : celle qui relie les hommes et la nature, et celle qui unit les hommes entre eux. Un tel effort ne se décrète pas. Il s’organise. Et c’est là que leur apport est déterminant. Il faut toutefois reconnaître que la solidarité n’est que peu prise en compte dans l’histoire de la pensée organisationnelle.

« Solidarité et organisation : penser une autre gestion », par Philippe Eynaud (Vidéo FNEGE Médias, janvier 2019).

On peut même affirmer qu’elle est négligée dans l’enseignement de la gestion, dont la pédagogie reste trop centrée sur le modèle de l’entreprise marchande et sur ses attendus. Pourquoi les manuels de gestion retiennent-ils de Smith le concept de « main invisible » et pas son attention à la question de la redistribution ? Et pourquoi ne jamais mentionner Tocqueville lorsqu’il répond à Smith en pointant l’apport des organisations démocratiques dans la richesse des nations ?

Réhabiliter le projet solidaire de l'économie

Pour sortir de ces impasses, il y a, selon nous, trois perspectives à travailler. La première consiste à repenser l’organisation économique sous l’angle du projet solidaire. Pour cela, un auteur nous est particulièrement utile : Karl Polanyi. Cet économiste hongrois du XXe siècle pointe en effet ce qu’il nomme le « sophisme économique ». Selon lui, une erreur commune consiste à réduire l’économie à la seule économie de marché.

À partir d’une approche historique et anthropologique, Polanyi montre de manière claire que l’économie a une vocation bien plus large car elle rend compte d’une dépendance de l’Homme par rapport à la nature et à ses semblables. À ce titre, il propose de nommer « économie substantive » l’économie qui comprend dans son périmètre la redistribution et la réciprocité.

« L'économie de marché selon Karl Polanyi », entretien avec Jérôme Maucourant, Maître de conférences de sciences économiques à l’Université Jean-Monnet de Saint-Etienne (IUT).

Cet élargissement est particulièrement important pour l’étude des organisations. Elle permet notamment de réintroduire - et de légitimer – l’activité des associations dans le champ économique sans pour autant les forcer à entrer dans des relations purement marchandes. Elle permet aussi de repenser l’action publique à l’aune de cette redéfinition de l’économie. Dès lors, on peut faire l’hypothèse que l’organisation de l’économie substantive appelle une gestion substantive ; ou, dit autrement, que l’économie solidaire suppose pour sa mise en œuvre une gestion solidaire. Tout l’enjeu reste maintenant d’en définir son contenu et ses attributions.

Là encore, Polanyi nous est utile. Il décrit avec précision le processus de marchandisation qu’ont connu tour à tour le travail, la monnaie et la nature. Pour lui, ces trois ressources sont des marchandises « fictives ». Il en veut pour preuve qu’aucune d’entre elles n’a été créée dans l’objectif initial d’une marchandisation. Si la fiction se maintient, c’est qu’elle procède d’une construction idéologique largement relayée dans les sociétés modernes. Cela fait sa force, mais aussi sa faiblesse. Si la fiction est dénoncée, le processus socio-économique peut être inversé et la gestion solidaire se mettre au service d’un réencastrement de ces trois éléments.

S'appuyer sur des exemples déjà nombreux

De nombreuses pratiques en témoignent déjà. Concernant le travail, les innovations sociales des coopératives d’activité et d’emploi sont particulièrement intéressantes à analyser. En permettant à des autoentrepreneurs de retrouver un statut de salarié et en leur offrant le statut d’associés de la coopérative, elles insufflent une solidarité à des acteurs isolés et précarisés par les logiques de marché. Dans la mouvance des logiciels libres et des licences publiques, des plateformes numériques coopératives émergent pour refuser l’ubérisation du travail en offrant un autre mode de gouvernance pour les utilisateurs. Concernant la monnaie, les exemples sont également éloquents. Partout, des monnaies alternatives et solidaires sont créées et inventées. Elles participent à l’émergence d’une finance solidaire. Elles permettent de reconstruire du lien social, de réinscrire une partie des choix économiques sur les territoires et d’autoriser l’appropriation citoyenne selon des modes démocratiques.

Concernant la nature, les innovations sont multiples. À partir de l’exemple impulsé par les associations de maintien de l’agriculture paysanne (AMAP), des logiques de circuits courts se sont construites et organisées. Des modèles organisationnels d’un nouveau genre comme celui de Terre de liens, d’Habitat et humanisme, d’Enercoop, de Colibris, ou les nombreuses initiatives numériques et solidaires échangeant au sein de plateforme en communs permettent d’engager de nouveaux modes d’organisation solidaires sur les territoires. Dans ce contexte, les organisations multi parties prenantes comme les sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC) voient leur nombre augmenter car elles sont à même de relever les défis de la gestion du pluralisme qui peut s’exprimer localement.

Sortir d'une rationalité formelle

Une troisième perspective de travail est offerte par l’œuvre de Guerreiro Ramos. Pour ce sociologue brésilien, le renouveau de la théorie des organisations suppose de repenser la question de la rationalité. À la rationalité formelle prônée par les logiques de marché, il est nécessaire de juxtaposer une rationalité substantive en lien avec l’économie substantive analysée par Polanyi.

Il y a là, selon Guerreiro Ramos, une faute de pensée à rabaisser l’homme à un être qui calcule. Cela bloque en effet sa capacité à distinguer le vice de la vertu. Cet évincement de la dimension éthique propre à la rationalité formelle est caractéristique de la pensée organisationnelle dominante. L’irruption de l’informatique dans le débat est l’illustration de cette dérive : le propre d’un algorithme économique est de calculer et non de se poser des questions morales. Aucune valeur supérieure ne vient altérer ou perturber son enchaînement d’opérations logiques. Il nous faut sortir de cette impasse. Pour cela, il est possible d’élargir la vision du champ à ce que Guerreiro Ramos nomme la « para-économie » : c’est-à-dire aux organisations dont la finalité ne se réduit pas à une vision marchande. En visibilisant les organisations associatives, communautaires, familiales, il est possible de revaloriser le travail désintéressé qui est le propre des acteurs associatifs, des passionnés, des amateurs, des bricoleurs et de tous ceux qui participent d’un nouvel âge du « faire » (mouvement des makers) et d’un partage des communs.

Défendre la socio-diversité

Pour une société plus humaine, Gueirrero Ramos propose de protéger politiquement ces enclaves afin d’éviter qu’elles ne soient gagnées par les logiques marchandes. Pour cet auteur, il est crucial de ne pas transposer les outils de la gestion d’entreprise vers d’autres organisations (qu’elles soient publiques, coopératives ou associatives). Ces outils sont en effet porteurs d’une « technologie invisible » (au sens de Michel Berry, fondateur de l'école de Paris du Management) propres à subvertir la rationalité substantive et les logiques démocratiques qui les animent, voire à les faire disparaître.

Un parallèle est ainsi nécessaire entre défense de la biodiversité et défense de la socio-diversité (au sens de la diversité des formes organisationnelles et notamment de la préservation des formes démocratiques non marchandes). En effet, un lien essentiel et profond rend solidaires les transitions énergétiques et démocratiques. Devant la menace d’une apocalypse technocratique, nous pouvons opposer la société conviviale.

Face à l’hégémonie du modèle de l’entreprise marchande et à son individualisme amoral, nous pouvons faire le choix de l’organisation démocratique et porter une attention renouvelée à la gestion des associations et aux formes organisationnelles solidaires. Les nouvelles expériences citoyennes et solidaires qui s’inventent chaque jour dans le monde témoignent de nouvelles façons de conjuguer solidarité et organisation. Gestion solidaire, gestion des communs, gestion du bien vivre sont autant de pistes de recherche à prendre en compte dans le cadre d’un dialogue et d’un programme de recherche international. Elles augurent de nouvelles pratiques adaptées pour une transition sociale et environnementale plus que jamais nécessaire. Par leur capacité à être au plus près de l’action de terrain, les sciences de gestion ont un rôle essentiel à jouer sur ce plan. Encore faut-il pour elles accompagner et outiller le renouveau de l’imaginaire collectif que cela suppose.


L'auteur de cet article a publié avec Genauto Carvalho de França Filho le livre « Solidarité et organisation : penser une autre gestion » aux Éditions érès le 3 janvier 2019.

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