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Moi, M. Martin, je vous raconte ma vie de super riche

Bernard Arnault, plus grosse fortune française prononce un discours devant les élèves de Polytechnique en 2017. Pour beaucoup, il incarne l'idéal-type du très très riche. Jérémy Barande / Ecole polytechnique Université Paris-Saclay/Wikimedia, CC BY-NC-ND

Si je me permets de prendre la plume dans The Conversation aujourd’hui, c’est que je trouve qu’on ne nous donne pas assez la parole. Nous ? Les riches. Bien sûr, on montre la richesse, que ce soit dans les médias ou sur les réseaux sociaux. Mais si l’on réfléchit bien, on nous entend peu. Il faut dire que beaucoup de mes congénères préfèrent se cacher. Ce n’est pas mon cas. Laissez-moi vous raconter ce que c’est que d’être riche et, passez-moi l’expression, ce que l’on nous offre…

Commençons par le commencement. Vous savez ce que c’est qu’un riche, vous ? Bien entendu, vous en avez une idée, tout le monde en a une. Généralement, ce n’est pas soi-même. Tout le monde ? Pas tout à fait, si l’on réfléchit bien. L’État, par exemple, se garde bien trop de définir explicitement ce qu’est un riche. Il existe un seuil officiel de pauvreté mais pas de seuil de richesse.

Ce n’est pourtant pas que l’on manque de manières de la définir ! La plus évidente consiste à regarder du côté de ce que l’on possède. Un riche possède un patrimoine élevé, financier et/ou immobilier. Pour vous permettre de vous situer, en France, en 2017, 10 % seulement des ménages ont un patrimoine net supérieur à 549 600 euros, 5 % à 794 800 euros et 1 % à 1 745 800 euros. J’ai la chance – même si je n’aime pas trop ce terme – de compter parmi ces derniers.

On peut aussi regarder du côté des revenus. Un riche touche beaucoup d’argent régulièrement. Pour être parmi les 10 % les mieux payés, il faut gagner plus de 3 261 euros net, 4 090 euros pour être parmi les 5 % et 6 651 pour compter parmi les 1 % (dont je fais partie, mais vous l’aviez sans doute deviné à ce stade).

Il existe des définitions plus subtiles. Par exemple, on peut penser qu’être riche, c’est ne pas avoir besoin de travailler pour vivre, parce que l’on peut vivre de ses rentes. Il faudrait pour cela posséder un patrimoine financier de 1,4 million d’euros. C’est aussi mon cas au passage.

Les définitions implicites de la richesse

On pourrait convoquer d’autres définitions de la richesse, qui ne manquent pas. Mais je voudrais évoquer celles que j’aime qualifier de « définitions implicites » de la richesse. De quoi s’agit-il ? De celles de l’administration, fiscale en l’occurrence, qui établit, sans trop le crier sur les toits, des seuils de richesse.

Prenons l’Impôt sur la fortune immobilière (IFI), que je connais bien. L’État estime qu’à partir d’un certain niveau de patrimoine immobilier (en l’occurrence, 1,3 million d’euros, après abattements), on doit être assujetti à un impôt spécifique. C’est bien qu’on est jugé (trop ?) riche à partir de ce seuil ! Mais on peut également citer le plafonnement des niches fiscales, c’est bien qu’au-delà d’un certain niveau de revenu, on est trop riches pour en bénéficier davantage.

Certes, ce plafonnement n’est contraignant en théorie que pour les célibataires touchant plus de 4 470 euros par mois (ou pour les couples avec deux enfants ayant plus de 13 400 euros de revenus). Mais là encore, l’État reconnaît qu’au-delà d’une certaine limite, on est trop riches pour bénéficier de ristournes fiscales.

Les définitions de la richesse ne manquent donc pas mais sans définition officielle, les riches sont statistiquement et institutionnellement invisibilisés. On compte les pauvres – mais pas les riches. Je ne suis pas naïf et je sais bien que cette invisibilisation a des effets sociaux : en ne nous comptons pas, on complique nécessairement la mise en place de politiques publiques spécifiques à l’égard des riches. Grand bien m’en fasse.

Sécurité fiscale vs Sécurité sociale

Accumuler, c’est bien. Gagner de plus en plus, chaque année, c’est très satisfaisant, je ne vous le cache pas. Mais sécuriser sa richesse, c’est encore mieux. Car si j’espère évidemment accroître ma fortune, ce que je souhaite par-dessus tout, c’est la maintenir. Et l’État, c’est formidable, nous y aide. Je vais vous parler franchement : le « fisc », comme on dit, est un fidèle allié. J’ai d’ailleurs trouvé un nom pour ça : la « Sécurité fiscale ». C’est un peu comme la Sécurité sociale, mais pour les riches.

Laissez-moi vous donner quelques exemples pour montrer que les règles fiscales en vigueur dans notre pays, loin de nous faire fuir, nous permettent d’y passer des jours paisibles.

Manifestation du 10 décembre contre le projet de « réforme » des retraites. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY-NC-ND

Commençons par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI), dont je vous ai déjà parlé. Ma modeste fortune s’élève à 4,3 millions d’euros, dont 2,3 millions en immobilier. Je vous passe les calculs, mais mon IFI s’élève à environ 450 euros mensuels, soit 3 % de mes revenus. Très honnêtement, ce n’est pas la mer à boire.

Le fisc cet allié

Mais laissez-moi vous raconter le plus drôle… Savez-vous qui détermine le montant de mon patrimoine immobilier ? Le fisc à l’aide des statistiques très précises qu’il possède sur les ventes ? Une intelligence artificielle qui s’appuierait sur le prix des annonces immobilières ? Des inspecteurs des impôts qui se déplaceraient sur place ? Que nenni : c’est moi ! Oui, c’est moi qui détermine le montant de la fortune sur laquelle je vais être taxé : il s’agit d’un impôt déclaratif

Pour tout vous dire, il n’est pas impossible que je l’estime à la baisse. Nos gouvernants ont moins de pudeur avec les bénéficiaires du RSA, comme le montrent les discussions actuelles sur l’éventuelle réforme de cette prestation pour aller vers plus de contrôle.

Il faut également compter sur le Prélèvement forfaitaire unique (PFU), mis en place en 2018 pour éviter que les revenus du capital ne soient trop taxés (à un taux qui peut être inférieur, pour une raison qui m’échappe moi-même, à ceux appliqués aux revenus du travail). Je peux également évoquer la faiblesse relative des taux supérieurs de l’impôt sur le revenu. Le taux supérieur est en effet actuellement de 45 % (au-delà de 168 994 euros de revenus sur une année). Je ne vais pas me plaindre : il était systématiquement entre 60 % et 70 % pendant les Trente Glorieuses.

Vraiment, croyez-moi, la fiscalité française n’a vraiment rien de confiscatoire pour les riches. J’ai l’impression qu’on fait tout pour qu’elle nous soit douce. Vive la Sécurité fiscale !

Sécuriser le consentement à l’impôt

Mais l’État va plus loin dans sa louable ambition de sécuriser la richesse. Non seulement je peux difficilement dire que je suis étranglé par les impôts, mais je peux en partie présider leur destinée, grâce aux fameuses niches fiscales. C’est la manière qu’a l’État, sans doute, de sécuriser mon consentement à l’impôt.

Le cas le plus emblématique est sans doute celui des salariés à domicile, dont l’État prend en charge le coût, dans une certaine limite. Comme j’emploie une femme de ménage, mes impôts sont réduits d’un peu plus de 5 000 euros (soit à peu près le montant de mon IFI !). Une partie des impôts que je suis censé payer me profite directement. Et les dons aux partis politiques, vous connaissez ? Chaque don à un parti politique ouvre droit à une réduction d’impôt de 66 % de son montant, dans une certaine limite. Mais cette réduction d’impôt ne s’applique que si… on est imposable à l’impôt sur le revenu. Cela signifie que quand je fais un don à mon parti politique préféré (peut-être aurez-vous deviné lequel), on m’en rembourse les deux tiers – alors que mon concierge, pas assez payé pour être imposable comme près de la moitié des ménages en France, y est entièrement de sa poche quand il effectue un versement à son parti (qui n’est pas le même que le mien, comme vous pouvez l’imaginer).

Non content de m’épauler ainsi dans le maintien de ma richesse, l’État m’aide à la transmettre. Je ne sais pourquoi les Français détestent à ce point les droits de succession. Franchement, je suis bien placé pour savoir que même quand on est riches, ce n’est pas grand-chose. Non seulement les taux d’imposition en ligne directe sont faibles, mais il existe des abattements. Pour vous donner un ordre de grandeur, sur les 4,3 millions de patrimoine que nous possédons avec mon épouse, nos deux enfants ne devraient s’acquitter, à notre mort, que de 15 % de la somme. Il leur restera de quoi voir venir.

Les riches, des assistés ?

Voila ce que c’est que d’être riche. Il me reste qu’à remercier tous les acteurs qui m’assistent dans la gestion de ma richesse : les gestionnaires de fortune, les notaires et les avocats fiscalistes, capables de trésor d’ingéniosité pour m’aider à payer le moins d’impôts possibles. Comme me l’a dit un jour dans un grand éclat de rire l’un d’entre eux :

« Vous savez M. Martin, certains sont plus égaux que d’autres face au droit fiscal ! »

Et bien entendu, l’État lui-même, qui me semble tout faire pour m’aider à maintenir mon rang. Si vous saviez comment l’administration fiscale me reçoit… Alexis Spire, dans son ouvrage Faibles et puissants face à l’impôt, publié en 2012, le raconte très bien. L’administration fiscale sait me faire sentir que je ne suis pas un contribuable comme les autres et, bien souvent, on trouve le moyen de s’arranger.

De vous à moi, en mon for intérieur, je me surprends à penser que les vrais assistés ne sont pas les récipiendaires du RSA comme le gouvernement aime à les pointer, mais bien nous, les (très) riches ! Et si, le coût de la richesse – car elle a un coût, vous l’avez compris maintenant – était supérieur au coût de la pauvreté pour le bien commun ?

Alors, de quoi M. Martin est-il le nom ?

Monsieur Martin n’existe pas. Mais il a une fonction : donner à voir, sous la forme d’un récit, le (très) riche d’aujourd’hui. M. Martin est un riche imaginaire, à la fois une construction et une réalité. M. Martin n’est pas une personne, mais il n’est pas rien. Il est le nom d’une réalité statistique : l’idéal-type financier et fiscal d’un très riche (1 % des plus riches en France).


Cet article a été publié en partenariat avec la revue Terrain et son numéro 78 « Capitalisme sauvage ».

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