Evguéni Prigojine, le patron du groupe Wagner, est présumé mort. L’Agence russe du transport aérien a déclaré qu’il figurait sur la liste des dix passagers du jet privé qui s’est écrasé en flammes près de Moscou. Toutes les personnes à bord sont mortes, et une chaîne Telegram associée à Wagner a confirmé le décès de celui-ci.
Les accidents d’avion sont fréquents, mais en Russie, tout événement inattendu pouvant avoir un caractère politique est considéré avec une grande méfiance. Un incident de cette ampleur va forcément jeter la suspicion sur le Kremlin. Il est peu probable que le régime de Vladimir Poutine soit en mesure de rejeter toute responsabilité dans l’accident, et il y aura très certainement des conséquences imprévues et non souhaitées.
Nombreux sont ceux qui considéraient que Prigojine vivait en sursis depuis qu’il avait pris la tête d’un soulèvement raté contre les forces russes en juin, lorsqu’il avait non seulement exigé un changement à la tête de l’armée russe, mais aussi remis en question les raisons invoquées par Poutine pour justifier la guerre contre l’Ukraine.
Élimination des opposants
Bien que Prigojine ait déclaré que ses actes n’étaient pas dirigés contre Poutine, il aurait difficilement pu lui causer un plus grand affront. Poutine a l’habitude d’éliminer rapidement et sans pitié ses opposants pour bien moins que cela.
Le matin où se produit la mutinerie, Poutine qualifie les insurgés de traîtres et leurs actions de trahison. Pourtant, dans l’après-midi, voyant que ses militaires et ses services de sécurité ne démontrent aucune envie de se battre pour lui, Poutine accorde l’amnistie aux mutins. Quelques jours plus tard, il rencontre Prigojine sans le punir.
Le dirigeant russe se trouve alors devant un dilemme insoluble. Son régime reposant sur le culte de la personnalité — malgré les tentatives bien intentionnées d’universitaires de proposer des interprétations théoriques élaborées du « poutinisme » — ne correspond pas au profil type des pays menés par des dirigeants autoritaires. Différents précédents et éléments historiques ou philosophiques ne font que brouiller les pistes en ce qui concerne les raisons et les motivations de Poutine.
Le règne de Poutine est à la fois plus simple et plus sinistre. Le dirigeant russe ne pense qu’au pouvoir et aux privilèges et, compte tenu de la nature de son régime implacable et corrompu, que le magazine The Economist onsidère comme un « État mafieux », il doit punir impitoyablement et ostensiblement les opposants afin de dissuader quiconque d’empiéter sur son pouvoir.
En général, la brutalité de Poutine a porté ses fruits et renforcé son image d’invincibilité. Ses opposants ont été tués par balle, empoisonnés, sont tombés d’une fenêtre ou se sont soudainement suicidés. Antony Blinken, secrétaire d’État américain, a lancé récemment : « L’OTAN a une politique de porte ouverte, et la Russie a une politique de fenêtres ouvertes ».
Poutine était toutefois conscient des risques liés à l’élimination de Prigojine. Et il avait de bonnes raisons d’être prudent.
Les fidèles de Prigojine
Contrairement à d’autres opposants ou dissidents, Prigojine disposait d’une base puissante. Si le groupe Wagner, qu’il a fondé avec Dmitri Outkine, a été étoffé grâce au recrutement de milliers de condamnés, l’organisation est néanmoins composée en majeure partie d’anciens militaires russes hautement qualifiés, souvent issus d’unités d’élite, qui sont demeurés farouchement fidèles à Prigojine.
Ces hommes peuvent devenir extrêmement dangereux s’ils sont en colère et concentrés sur une cause particulière.
Mais Poutine ne pouvait pas se permettre de laisser le chef de la mutinerie impuni.
La réaction rapide du groupe Wagner à la mort de Prigojine (et de son bras droit, Outkine), qui a déclaré sur la plate-forme Telegram que Prigojine était un « héros de la Russie, véritable patriote de sa patrie… décédé des suites des actions des traîtres à la Russie », constitue un avertissement concernant la suite des choses.
Quelques semaines avant la mutinerie, Prigojine était présenté comme un héros en Russie. À Rostov-sur-le-Don, lui et les mutins ont été accueillis avec enthousiasme par la population.
À mesure que se répandait la nouvelle de sa mort, les Russes ont commencé à déposer des masses de fleurs devant le quartier général de Wagner à Saint-Pétersbourg.
Poutine va sans doute paraître fort et redoutable à court terme, compte tenu de la couverture de l’accident par les médias d’État, mais il risque de finir par donner l’image d’un homme fourbe et de plus en plus désespéré.
À long terme, il n’est pas inconcevable que les principaux membres de Wagner, qui ont tant admiré Prigojine et lui ont été si loyaux, cherchent à se venger du dirigeant russe. Dans ce cas, Poutine, qui s’est toujours considéré comme un chasseur, pourrait bien devenir celui que l’on chasse.