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Naufrage au large de la Grèce : des morts et des questions

 Un survivant d'un naufrage est assis dans un entrepôt à côté du personnel médical dans le port de la ville de Kalamata, le 14 juin 2023, après le naufrage d'un bateau transportant des dizaines de migrants dans les eaux internationales de la mer Ionienne.
Les garde-côtes grecs ont jusqu'à présent récupéré 81 corps et secouru plus de 100 personnes, mais les survivants affirment que jusqu'à 750 personnes se trouvaient à bord. Angelos Tzortzinis / AFP

Ils sont des dizaines, tournés vers le ciel, les bras tendus : difficile de concevoir un signe de détresse plus universel. Sur la photo communiquée par garde-côtes grecs (Hellenic Coast Guards, HCG), prise le 13 juin 2023, le chalutier densément chargé se détache de l’eau bleue de la mer Ionienne, à environ 80 km au sud-ouest de Pylos.

Dans la nuit qui suit, alors qu’un navire des HCG se trouve à proximité, le bateau coule, emportant avec lui un grand nombre de ses occupants. Seuls 104 hommes ont survécu, et 81 corps ont été récupérés. Entre les premiers appels de détresse, reçus en début de journée du 13 juin, et le naufrage du navire, quatorze heures se sont écoulées. Pourquoi les 750 personnes à bord de ce navire n’ont-elles pas été secourues ? Pourquoi le navire, en route depuis 5 jours, a-t-il chaviré à ce moment-là ?

Plusieurs jours après ce drame, les questions s’accumulent et leurs réponses se contredisent. Dans les mailles de ces interrogations se dessinent des marqueurs d’une gestion européenne des frontières migratoires maritimes, où la sûreté humaine vient après la sécurité des frontières.

Pour sortir du « spectacle singulier » constitué autour de chaque naufrage – leur fréquence particulière depuis le début de l’année 2023 nous y oblige – il est nécessaire de replacer le naufrage de Pylos dans un contexte structurel. Que dit-il de la politique mortifère de dissuasion qui se joue en mer ?


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Un départ de l’est libyen pour l’Italie : contourner les pushbacks

Près de 750 personnes syriennes, palestiniennes, pakistanaises, afghanes et égyptiennes ont embarqué dans ce bateau de pêche le 9 juin, à l’est des côtes libyennes. Pourquoi des personnes originaires d’Asie centrale et du Moyen-Orient se trouvent-elles en Libye pour rejoindre l’Europe ?

Face aux restrictions de visas mises en place dans l’espace Schengen depuis les années 1990, la plupart des personnes fuyant ces pays n’ont d’autre choix que de se déplacer de manière irrégulière, pour la petite part qui cherche à rejoindre l’Europe. Or les contrôles sur les routes migratoires se sont particulièrement durcis. Entre la Grèce et la Turquie, le déploiement de surveillance par les autorités grecques, turques et l’agence Frontex a mené les personnes traversant à passer successivement par les routes de la mer Égée, ou de la région terrestre d’Évros.

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Depuis mars 2020, les pratiques de pushbacks, ou refoulement, par les autorités grecques se sont intensifiées : interceptés par les HCG, en mer ou à terre, des groupes de personnes migrantes sont tractés et repoussés vers les eaux turques, parfois placées dans des radeaux de survie, sans moteurs, à la dérive.

Ces pratiques sont sont illégales mais rendues possibles par des réglementations européennes qui font des pays d’Europe du Sud une « couronne intérieure de contrôle », et sont tolérées, sur le plan politique : en mars 2020, la présidente de la Commission européenne remerciait la Grèce d’être le « bouclier » européen, sans faire référence ni aux obligations de la Grèce et de Frontex en termes de respect des droits fondamentaux à la frontière, ni aux témoignages de cas de pushbacks qui émergeaient alors.

Des policiers protègent le quartier général de Frontex et des garde-côtes helléniques dans le port du Pirée, près d’Athènes, le 18 juin 2023, lors d’une manifestation contre les politiques de l’UE et du gouvernement grec à la suite du naufrage d’un bateau
Des policiers protègent le quartier général de Frontex et des garde-côtes helléniques dans le port du Pirée, près d’Athènes, le 18 juin 2023, lors d’une manifestation contre les politiques de l’UE et du gouvernement grec à la suite du naufrage d’un bateau de migrants qui aurait fait des centaines de victimes. Louisa Gouliamaki/AFP

Le départ de Tobruk pour les Calabres, en Italie, permettait ainsi d’éviter l’Ouest libyen et ses gardes-côtes, eux-mêmes financés et entraînés par l’Union européenne pour intercepter les personnes fuyant leurs côtes, et la mer Égée. 750 personnes se sont donc embarquées sur une longue route, dans des conditions de traversée terribles imposées par les passeurs l’organisant. Après 4 jours de navigation, elles se sont trouvées dans l’endroit qu’elles voulaient éviter : la zone de recherche et de sauvetage grecque.

Le traitement sécuritaire du SAR (search-and-rescue)

Revenons brièvement sur la chronologie du naufrage (les horaires sont données sur le fuseau EEST) : à 10h35, Nawal Soufi, travailleuse sociale et militante sicilienne d’origine marocaine, reçoit des appels de détresse en provenance du navire de pêche, qu’elle transmet aux autorités italiennes, maltaises et grecques. Le navire de pêche est localisé par un avion Frontex à 11h47, qui quitte rapidement la zone, faute de carburant (d’après l’agence).

Les autorités grecques entrent en contact avec le navire qui ne demande pas d’assistance selon elles. En parallèle, d’autres appels au secours sont adressés au numéro d’urgence du collectif de soutien aux personnes migrantes Alarm Phone. Ce n’est qu’à 15h35 (4h après l’alerte de Frontex) qu’un bateau des HCG part pour la zone, depuis la Crète. Les HCG sollicitent les bateaux commerciaux environnants pour surveiller le navire. Ceux-ci seront chargés de distribuer de l’eau et des vivres aux personnes embarquées. Les bateaux quittent la zone, et de 22h40 à 1h40, le patrouilleur des HCG reste à proximité du navire de pêche, sans, selon eux, intervenir.

Par l’absence d’urgence dans le déploiement de moyens de secours prêts à réaliser une opération de sauvetage, il semble que les HCG n’aient pas traité ce cas comme un cas de détresse, mais comme un incident relevant de la sécurité de la frontière : l’opération de sauvetage n’aurait débuté qu’au moment où le navire a chaviré, d’après le communiqué de presse du Ministère de la Marine marchande.

Naufrage du bateau de migrants : les familles affluent à la recherche de survivants en Grèce. France 24.

Un navire en détresse

Pour justifier l’absence d’action des HCG, l’ancien ministre grec Notis Mitarachi se réfère à la Convention de l’ONU sur le droit de la mer, et non aux conventions sur le sauvetage. Il argumente que « les garde-côtes ont le droit d’arrêter un navire, de l’inspecter pour vérifier qu’il n’y a pas d’activité illégale dans les eaux territoriales », et que le bateau de pêche se trouvait en haute mer, ne permettant donc pas de contrôle. Or le bateau était bel et bien dans la zone de recherche et de sauvetage (SAR) grecque, région maritime où, d’après la convention SAR de 1979, l’État se doit de mettre en place des services pour coordonner les opérations de sauvetage.

Selon le ministère de la marine marchande, le bateau n’était pas en détresse le long de la journée du 13 juin : d’une part, il avançait de manière continue, et d’autre part, ses occupants ne demandaient pas assistance, souhaitant se rendre en Italie. Pourtant, au regard du droit maritime international, ces éléments ne suffisent pas à caractériser l’absence de détresse, tel qu’expliqué par la juriste Nora Markard, ainsi que par un ancien officier des HCG, car il y avait des raisons objectives de considérer cette embarcation en détresse : le nombre de personnes à bord, l’état du navire, et les appels de détresse reçus.

L’agence Frontex et ses moyens se sont eux aussi tenus largement éloignés de la localisation de l’embarcation, après l’avoir repérée. Elle a ainsi limité son rôle à une action de détection, laissant ensuite libre cours à l’action des forces d’intervention grecques (un mode opératoire récurrent).

Cette relégation du sauvetage à un second plan semble s’inscrire dans une politique installée, qui se traduit notamment dans des investissements différenciés : d’après une enquête du média grec Solomon, seuls 0,07 % du budget alloué à la Grèce pour sa gestion de la frontière par l’Union européenne est destiné au SAR (search and rescue, recherche et sauvetage).

La culture du secret aux frontières

Le déroulé du naufrage de l’embarcation fait aujourd’hui l’objet d’importants dissensus, entre d’une part, les communiqués des HCG et ministres grecs, et d’autre part, les appels de détresse, les témoignages des personnes survivantes et les enquêtes journalistiques en cours. Les dissonances entre les récits ont amené les autorités à égrener davantage d’informations et de justifications dans les jours faisant suite au naufrage.

Premièrement, le fait que le navire de pêche avançait d’une vitesse stable et continue le long de la journée du 13 juin est remis en question par deux analyses journalistiques : celle des positions du bateau relayées au fur et à mesure de la journée, et celle des données AIS (données émises automatiquement qui transmettent notamment des informations sur la localisation du bateau) des bateaux intervenus pour porter assistance.

Deuxièmement, d’après les garde-côtes grecs, le bateau de pêche aurait coulé très brusquement, après un arrêt de son moteur à 1h40. Or plusieurs témoignages des survivants accusent les accusent d’avoir provoqué le naufrage, en tentant de remorquer le navire hors de la zone SAR grecque.

Les changements de version des officiers des HCG à ce propos mettent en question la transparence de leurs témoignages : le 15 juin, un porte-parole des HCG, Nikolaos Alexiou, niait entièrement le fait qu’il y ait eu amarrage entre le navire de pêche et le patrouilleur. Dans un article publié le lendemain, un responsable des HCG contredit cette version : un amarrage aurait été réalisé aux alentours de 23h, soit bien avant le naufrage, et il aurait été rapidement délié par des personnes à bord. Les garde-côtes continuent à nier tout remorquage.

Troisièmement, la diligence des HCG dans la conduite du sauvetage des naufragés à l’eau est remise en question par des témoignages de survivants. Des hommes parlent d’une longue attente en mer avant d’être récupérés, et de garde-côtes peu équipés pour réaliser du sauvetage la nuit, et de mauvais traitements infligés après leur récupération. Ces accusations sont balayées par le porte-parole des garde-côtes grecs Nikos Alexiou :

« Nous avons agi immédiatement. C’est des conneries. Les garde-côtes grecs ont sauvé des milliers de vies et été engagés dans des centaines d’opérations. Ces accusations sont des mensonges. »

Des survivants du naufrage dans un entrepôt du port de Kalamata (Grèce), le 15 juin 2023
Des survivants du naufrage dans un entrepôt du port de Kalamata (Grèce), le 15 juin 2023. Angelos Tzortzinis/AFP

Tous ces éléments pointent vers l’importance de la réalisation d’une enquête approfondie. D’autant plus que la Grèce a récemment été condamnée par la Cour européenne des Droits humains pour des faits remontant à 2014 : une embarcation de 28 personnes avait coulé alors qu’elle était remorquée par les HCG en direction des eaux turques.

La rhétorique humanitaire au service de la dissuasion mortifère

Dans un ballet écrit d’avance, les jours suivants le naufrage ont vu les divers acteurs impliqués de près ou de loin dans le naufrage faire part de leur deuil et de leur tristesse à l’égard des personnes disparues. Pour Hans Leitjens, directeur exécutif de Frontex depuis mars 2023, « sauver des vies sera toujours [leur] priorité ». Ce principe moral est repris et revendiqué, quand bien même il est en décalage criant avec les actions entreprises, et par des acteurs qui s’opposent au sauvetage en mer. De plus en plus explicitement, la dissuasion est présentée comme une action humanitaire. Itamar Mann, à propos de dissuasion, écrivait, en 2016 :

« C’est un terme poli pour l’idée que certains migrants doivent souffrir pour empêcher d’autres migrants de chercher des solutions. »

Dans une sorte de retournement orwellien, laisser mourir… sauve des vies.

Or tandis que le nombre de morts aux frontières s’accumule, les tentatives d’entrées irrégulières dans l’Union continuent. La liste des morts de réfugiés de UNITED, actualisée chaque année et publiée le 7 juin 2023, est déjà obsolète : autour de 600 noms – leur nombre et leur identité demeureront peut-être incertains – doivent déjà la rallonger.

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