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Molécule d'ADN. Jackie / hdwallpapers

Nobel de Chimie 2020 pour CRISPR : réécrire la vie à grands coups de ciseaux

« C’est sans précédent dans l’histoire de la vie sur Terre. C’est au-delà de notre compréhension. Et cela nous force à une question impossible mais essentielle : qu’allons-nous, espèce querelleuse dont les membres ne peuvent se mettre d’accord sur grand-chose, faire de ce terrible pouvoir ? »

Quand Jennifer Doudna écrit ces mots, il y a trois ans, il est déjà acquis qu’elle obtiendra avec Emmanuelle Charpentier un prix Nobel pour leur découverte de CRISPR. La question était alors de savoir quand, et lequel. Cette question est désormais résolue avec l’annonce de la remise du prix aujourd’hui 7 octobre 2020.

Les lauréates du prix Nobel de chimie 2020 : Emmanuelle Charpentier et Jennifer A. Doudna. Niklas Elmehed/Nobel Media

Ce prix a été décerné « pour le développement d’une méthode d’édition du génome ». Sous cette expression, c’est la découverte des systèmes CRISPR-Cas qui est récompensée. L’édition du génome est un concept simple : il s’agit d’endommager un chromosome à un endroit précis et d’espérer que les mécanismes de reconstruction de la cellule le répareront de façon « favorable ».

Les systèmes de réparation de l’ADN peuvent en effet faire des erreurs quand ils essaient de rattacher des brins coupés ensemble, ou utiliser des modèles pour remplacer les séquences qui paraissent avoir disparu. En coupant à un endroit précis, on peut espérer que la réparation de la cassure se fera de telle façon qu’elle modifiera l’information contenue par le gène qui se situe à cet endroit. Cela pourra aboutir à ce que le caractère qu’il encode s’exprime de façon différente, ce qui peut être utile dans le cadre de thérapies géniques ou d’applications de génie génétique.

Un Nobel et des controverses

L’histoire de la découverte des systèmes CRISPR-Cas, nucléases capables de cibler et de couper des sites précis dans le génome, a fait l’objet de controverses. Comme toujours dans la science moderne, nombreux sont ceux dont les contributions ont été critiques pour ce champ de recherche.

Francisco Mojica n’aurait-il pas pu découvrir le potentiel de CRISPR s’il avait eu les financements nécessaires dans les années 1990 ? Rodolphe Barrangou et Philippe Horvath auraient-ils mieux cerné à quoi ils avaient à faire s’ils travaillaient dans un contexte différent ? Zhang Feng et George Church n’ont-ils pas montré des applications technologiques de CRISPR, forts de leur expérience avec les nucléases TAL ? Et quid de tous ceux qui ont construit le champ de l’édition du génome avant eux, de Maria Jasin, Dana Carroll, André Choulika, Jean‑François Nicolas, Bernard Dujon, Arnaud Perrin, et de tant d’autres ?

Si la remise du Prix Nobel a tranché la question de l’incarnation de la technique, les enjeux soulevés par CRISPR continuent de se multiplier. La propriété intellectuelle des applications prospectives n’est pas encore tranchée. La décision de la Cour de Justice de l’Union européenne de considérer que les produits modifiés par nucléases devaient être considérés comme OGM a relancé les débats sur la mise à jour de cette directive.


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Les naissances en Chine de deux jumelles au génome modifié par CRISPR, Lulu et Nana, auxquelles s’ajoutent probablement une ou deux autres naissances, n’en finissent plus de nourrir les débats sur ce qui pourrait être acceptable de faire avec ces techniques.


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La phrase de Jennifer Doudna avait cela de prémonitoire que les discussions sur le « terrible pouvoir » conféré par CRISPR sont paradoxalement occultées par la réactivation des fantasmes technopolitiques du siècle passé. Si les débats dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique en France, ou dans les académies des sciences britanniques et américaines, se concentrent sur la question de l’édition du génome germinal dans un cadre thérapeutique, la conversation beaucoup plus large sur la nature et l’essence de ce pouvoir n’a pas lieu.

À l’heure où les États semblent enfin s’engager dans des politiques sérieuses de sauvegarde de la planète, peut-on ne pas aborder les enjeux portés par un outil capable d’aller intervenir au cœur vivant ? Quelles sont les espèces qui peuvent ou doivent être détruites, sauvegardées ou réintroduites ? Quelles sont celles qui au contraire doivent être sanctuarisées ? Quelle est la légitimité d’une puissance publique de contrôler et de décider de la prévalence et de la pénétrance de tel ou tel variant au sein de telle ou telle population ? À l’échelle d’une cohorte ou de plusieurs ?

Ce prix Nobel était attendu. Il est sans surprises. Mais il a une grande valeur en ce qu’il nous rappelle avec insistance que les questions posées par CRISPR sont toujours là, dans les limbes, en attente d’être résolues.

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