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Cathédrale Notre-Dame de Paris, Incendie 15 avril 2019, vu du Quai de l'Hôtel de Ville. Wikipedia

Notre-Dame de Paris et le sublime : causes et fonctions de l’émoi

L’intensité et l’étendue de l’émoi qui a accompagné sur place, en direct et en boucle, le suspense du sauvetage de Notre-Dame, le soir du lundi 15 avril 2019, est une chose dont la quasi-unanimité mérite l’étonnement. Pourquoi autant de crainte et de chagrin devant cet incendie, scandaleusement photogénique, alors que grandit la tension politique et sociale dont témoigne le mouvement persistant des gilets jaunes et que l’échéance des élections européennes se rapproche ? « Merci pour Notre-Dame, mais pensez aux Misérables », ce slogan de certains gilets jaunes fait mouche. Un singulier déplacement serait-il à l’œuvre ? Faute de point de ralliement effectif, l’angoisse d’un monde menacé trouverait-elle un emblème et une issue dans Notre-Dame de Paris ? Comment appréhender le sublime qui a ainsi vibré ?

À notre émoi, il y a, certes, des raisons objectives qui tiennent à la valeur religieuse, historique, artistique et esthétique de Notre-Dame. Notre-Dame nous semble irremplaçable à la fois comme monument de la chrétienté – maison de Dieu pour les croyants –, lieu de mémoire pour Paris, pour la France et pour le monde entier, exemplaire unique du « grand livre de pierre », témoignant de la transition du roman au gothique et de l’union de l’ogive et du plein-cintre. Chacun peut y retrouver l’un des plus saisissants rendez-vous du beau et du sublime, dans l’alliance du gracieux et du grotesque, du bien assis et de l’élancé, de l’harmonieux et du vertigineux.

L’émergence tardive de la valeur d’ancienneté

Mais tout le monde n’est pas sensible à ce qu’on appelle l’âme d’un monument et au génie du lieu. De surcroît, on ne saurait vivre seulement dans le passé. Aussi bien « la valeur de nouveauté » brille-t-elle d’un éclat qui déclasse « la valeur d’ancienneté » et ne la concurrence que tardivement dans l’histoire de l’humanité, comme l’a montré Aloïs Riegl dans Le culte moderne des monuments (1903).

Qu’est-ce qui nous a tant émus dans l’effondrement des deux tours jumelles géantes du World Trade Center, le 11 septembre 2001 ? D’une part, elles semblaient incarner, aux yeux du monde entier, la puissance présente des États-Unis. Et, d’autre part, leur disparition ne s’inscrivait pas dans l’ordre de la nature : il s’agissait d’un attentat sanglant, politique et religieux. Deux raisons majeures d’être bouleversé.

La question du sublime

Le cas de Notre-Dame est tout autre. D’une part, il s’agit d’un monument très ancien, dont la portée sublime ne vient pas d’apparaître, mais a été reconnue et renforcée à travers le temps. D’autre part, sa mort redoutée est une mort accidentelle. À la différence de la valeur de nouveauté, saisie dans son surgissement, la valeur d’ancienneté doit sans cesse être entretenue et éduquée par le contact, par le rêve et par l’étude. Notre-Dame aurait-elle suscité plus d’amour que nous l’aurions cru ? Une passion à vif pour notre cathédrale se serait-elle cachée au fond du cœur de chacun d’entre nous ?

Pourquoi, devant ce drame qui a affligé tant de témoins en profondeur, sentons-nous que les risques d’hystérie collective et de fétichisme ne sont pas complètement absents ? Tout le problème du sublime est là : celui de son instabilité et de sa métamorphose, du renversement qu’il opère d’un extrême à l’extrême opposé. D’une part, c’est un traumatisme positif, dont prédomine tantôt l’aspect révulsif (la blessure, la privation) et tantôt l’aspect fécond (l’obligation de le penser, de prendre du recul, de se dépouiller des intérêts du seul ego). D’autre part, le sublime est à la fois rencontré et produit. Certes, c’est à moi de décider ce que, dans le secret de mon for intérieur, je trouve ou non sublime : le sublime fait appel à la subjectivité, dans ce qu’elle a de plus central et de plus mystérieux. Mais cela ne l’empêche pas de se propager, de sorte que, comme l’écrit Edmond Burke en 1757, « nous brûlons d’un feu qui brûlait déjà chez un autre ». Force est de reconnaître que, « de même que le mal, le sublime a sa contagion », comme l’affirme Balzac dans L’Envers de l’histoire contemporaine (1846). Le sublime s’inocule avant de se choisir.

Du rôle de l’émoi dans l’expérience du sublime

Si l’émoi quasi général (mais quasi seulement) devant l’incendie de Notre-Dame est bien fondé, cela ne l’empêche pas d’être ambigu. Nous retrouvons là une ligne de clivage entre le beau et le sublime. Le beau – académisable et académisé – a ses raisons, ses moyens, ses visées, sur lesquels s’établit une entente qui évoque le consensus scientifique par la précision de ses critères et par la sûreté d’une démarche hypothético-déductive. Le sublime, au contraire, est structuré comme un risque. Il semble plus obscur, plus aléatoire, moins déterminé ; il est doté de « véhicules » plus que de moyens. Mais il a pour propre d’ouvrir la question de la finalité et des enjeux.

À la différence de ce qui se passe dans l’expérience du beau, le choc émotionnel (ou la commotion) est essentiel au sublime, comme le veut Kant dans la Critique du jugement (1790). Dès l’antiquité, Longin soulignait le fait que le sublime naît moins d’une volonté de persuasion, laquelle concerne l’intellect, que d’une sortie hors de soi qui nous fait prendre de la hauteur par rapport à nous-mêmes, à autrui et au monde. Qu’il y ait dans l’intensité de l’émoi quelque chose de peu supportable et d’inconvenant, qu’elle avoisine la folie et qu’elle risque de nous exclure du monde supposé « normal » et commun, est ce sur quoi le romantisme a insisté. Plus récemment, Pierre Kaufmann, inspiré par la psychanalyse, a mis en évidence un fait trop négligé : la rafale émotionnelle une fois passée, nous avons tendance à oublier nos émotions les plus singulières et les plus vives, à les « irréaliser », c’est-à-dire à leur ôter leur poids de réalité (L’Expérience émotionnelle de l’espace, 1967).

Tel n’était, cependant, pas le cas pour l’incendie de Notre-Dame qui, au lieu de séparer, nous a plutôt réunis et a suscité toutes sortes de déclarations et d’analyses passionnantes, visant à « réaliser » notre émoi. La volonté de ne pas se priver d’une source incomparable d’énergie s’y est jointe au désir de retrouver un lien substantiel avec le monde et autrui. L’émoi à lui seul a pris corps et fait événement.

La fonction de l’émoi aura finalement été de transformer ce qui aurait bien pu n’être qu’un accident subalterne en inquiétude fondamentale : qu’est ce quelque chose d’énigmatique qui fait soudain vibrer nos cœurs ?

Ce lundi 15 avril 2019, Notre-Dame de Paris n’était plus un monument comme un autre : elle était créditée de quelque chose comme d’une âme ; cette supposée âme résisterait-elle au feu ?

Rappelons-nous les premières fumées, la chute de la flèche, la charpente-forêt saisie par les flammes, le repli sur les tours, l’arrivée du robot Colossus, la chaîne humaine déployée pour sauver le Trésor, le cri tant espéré de Jean‑Marie Gontier à 22h : « Elle est sauvée ! »

Quelle était la terreur alors éprouvée ? Celle que Notre-Dame ne devienne une tête de mort vide de regard ou cette grande « carcasse lourde » qui terrifiait Nerval. Le génie, l’âme se retireraient-ils du lieu ? « Quasimodo est-il sauvé ? », a demandé un enfant. Le sonneur de Notre-Dame qui avait arraché Esmeralda au tombereau fatal et qui courait sur les trois étages de la cathédrale, la tenant dans ses bras et criant « Asile, Asile, Asile », semble, en effet, appartenir à cette cathédrale vivante, donatrice de salut, que beaucoup se refusent obstinément à porter seulement dans leurs cœurs. Un puissant désir s’est affirmé : celui de garder la cathédrale visible pour les générations actuelles futures, et de veiller avec la plus grande attention sur la restauration du joyau que sertit l’île de la Cité.

Où est le sublime ?

Le sublime est-il plutôt du côté des qualités sensibles et des passions qu’elles suscitent, comme le veut Burke, ou, selon Kant, plutôt du côté du sujet dont se découvre la destination suprasensible ? Est-ce Notre-Dame qui est sublime ou bien l’essor de la pensée et la sublimation qui se produisent à son contact ? Le sublime semble faire corps avec le sensible, lui être coextensif ; mais, dans le même temps, il s’en montre plus ou moins séparable. Un lien profond, mais toujours à patiemment renouer, relie ainsi l’effroi devant l’abîme ouvert par l’incendie de Notre-Dame et la prise de conscience du besoin quasi viscéral de réanimer le squelette qu’elle nous lègue.

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