Dans Le Monde sans fin, la bande dessinée de Christophe Blain autour des thèses de Jean-Marc Jancovici, parue fin 2021 et qui connaît un retentissant succès, on peut lire la conclusion suivante :
« Le nucléaire est un parachute pour amortir la décroissance. »
Face aux limitations en énergie, en matériaux, et en surface disponible, face aux multiples atteintes à l’environnement, il est urgent de réduire la consommation d’énergie, à commencer par celle de pétrole, de gaz et de charbon qui ont le plus d’impact sur le climat, soulignent les auteurs de la BD.
La « décroissance », rappelons-le, vise à utiliser moins de ressources et à les répartir de façon solidaire. Ses partisans prônent de diminuer la taille et la puissance des processus industriels, la consommation et l’accaparement des ressources, les inégalités à l’intérieur et entre les pays.
Les décroissants dénoncent le mirage de la « croissance verte » et du « développement durable », qui promettent de faire croître la consommation en diminuant l’impact sur l’environnement et les ressources. Une proposition dénoncée comme ne reposant sur aucune observation empirique convaincante ni aucun fondement théorique robuste.
Rendre la transition acceptable
Si l’on veut une décroissance choisie plutôt que subie, la première étape est de l’annoncer explicitement, et d’en montrer les aspects désirables et émancipateurs, peu développés dans la bande dessinée. La seconde consiste à discuter collectivement la répartition des efforts, la vitesse de changement, les méthodes et conséquences pratiques.
Pour que ce sevrage soit une transition acceptable, Jean-Marc Jancovici préconise la construction de nouveaux équipements de production d’électricité, minoritairement solaires ou éoliens, majoritairement nucléaires.
Ici, un rappel du bilan du nucléaire civil s’impose.
Ses avantages ? Comme les hydrocarbures, c’est une source d’énergie de stock qu’il est possible de piloter en choisissant le rythme d’utilisation, contrairement au solaire ou à l’éolien dont la puissance est fixée par le flux disponible.
La matière première, l’uranium, relativement disponible, est dense en énergie (cent mille fois plus que les hydrocarbures), ce qui facilite son transport. En phase de fonctionnement, une centrale nucléaire occupe peu d’emprise au sol comparé au solaire et à l’éolien, et dégage peu de carbone par kWh produit.
Ses inconvénients ? Le coût environnemental est à prendre en compte avec tous les impacts, lors du cycle de vie complet de la mine au démantèlement.
Comme pour les centrales à hydrocarbures, l’utilisation d’eau pour le refroidissement engendre une vulnérabilité au réchauffement climatique : effet de la montée du niveau de l’eau et des tempêtes pour les centrales en bord de mer, et pour les centrales en bord de fleuve la baisse du débit de l’eau et la hausse de sa température.
Les accidents éventuels ont une échelle de taille importante. La maintenance, le démantèlement des centrales et la gestion des déchets sur le très long terme soulèvent des difficultés, sur lesquelles nous reviendrons.
Le nucléaire et le récit de l’énergie illimitée
Au niveau mondial, le nucléaire représente 5 % de la consommation mondiale d’énergie primaire. Donc pour qu’il produise une part non négligeable, disons 50 %, de la consommation actuelle, sans augmenter la consommation totale, il faudrait décroître les autres productions de moitié (passer de 95 % à 50 %) et multiplier par 10 le nucléaire.
Sur le papier, une telle réorientation des investissements n’est pas impossible. Les États-Unis ont prouvé qu’ils pouvaient massivement agir sur leur secteur énergétique même sans objectif immédiat de rentabilité, lorsqu’ils ont développé l’extraction des gaz de schiste. À noter que la motivation concernait l’indépendance énergétique et non la protection de l’environnement.
[Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]
En pratique, un parc significativement croissant de centrales nucléaires, c’est plus d’énergie maintenant au prix de contraintes considérables pour les générations futures. Celles-ci devront disposer du temps, de l’argent, du savoir-faire, des ressources en énergie et matériaux nécessaires au démantèlement, et à la gestion des déchets. Or, à la lumière des perturbations environnementales grandissantes, on ne peut avoir l’assurance que les générations futures vont disposer de tels moyens.
Read more: Climat : le quinquennat de la bifurcation écologique ?
Dans le raisonnement global, n’oublions pas un argument évident : construire de nouveaux équipements consomme de l’énergie, émet du carbone. Il s’agit d’une sorte de coût environnemental fixe. Le fait que le coût environnemental en fonctionnement soit plus faible n’est écologiquement rentable que si le temps d’utilisation est suffisamment long.
Pour raisonner de façon encore plus générale, rappelons que les trois limites de la planète : matière, énergie, environnement, forment un triptyque interconnecté et indissociable. Or remplacer l’énergie carbonée par l’énergie nucléaire prolonge notre perception de l’énergie comme ressource disponible à tout moment.
Et tant que l’on profite d’une telle abondance, on accumule les transformations de la planète et les effets délétères de nos activités sur les écosystèmes. Cela pénalise l’environnement bien au-delà du seul réchauffement climatique, et retarde d’autant les débats collectifs indispensables.
Accidents et déchets, les questions qui fâchent
Si la priorité est de diminuer la consommation d’énergie, tout en minimisant les risques de rupture d’approvisionnement, que décide-t-on pour les centrales nucléaires existantes ? En France, il y en a 18 – soit 56 réacteurs, une centrale en possédant plusieurs. Faut-il respecter leur durée de vie prévue, l’abréger, la prolonger ?
« Rajeunir » les centrales existantes pour prolonger leur fonctionnement aussi longtemps que possible représente une option. Elle a des adeptes motivés dont certains, certes minoritaires, au sein de mouvements écologistes. Pourquoi ? Parce que les infrastructures du réseau de distribution actuel sont conçues et réalisées pour des sources d’énergie pilotables en fonction de la demande.
Si on ajoute massivement des sources d’énergie non pilotables, comme le solaire ou l’éolien, la production impose ses contraintes et cela rend instable le réseau. On pourrait repenser et remplacer toutes les infrastructures du réseau électrique, mais cela aurait un coût élevé (estimé par exemple à 5000 milliards de dollars pour les États-Unis). À la place, le caractère pilotable du nucléaire lui permettrait en principe d’aider les régions riches de la planète à augmenter la quantité de solaire ou d’éolien.
Cependant, deux des inconvénients du nucléaire croissent avec la durée d’exploitation : les risques d’accident et les problématiques de stockage des déchets (un site de stockage pouvant subir un accident). L’actualité rappelle d’autre part que la guerre contribue au risque.
Concernant les déchets, même en France qui est l’un des rares pays où la politique des déchets est anticipée sur le long terme, les obstacles sont nombreux.
Outre l’ancien centre de stockage de la Manche saturé en 1994, il existe actuellement deux centres de stockage dans l’Aube. La situation de cet entreposage en surface s’annonce alarmante dès 2024.
Quant à l’enfouissement envisagé, l’éthique de son principe même est contestée. De plus, le lieu de dépôt envisagé n’est adapté qu’à la taille et à la durée du parc nucléaire actuel (existant et en cours de construction).
En outre, il nécessite de disposer d’énergie pour pomper l’eau et l’air dans les galeries sans aucune interruption de plus de deux semaines, et ce pendant plus d’un siècle. Enfin, l’incendie dans un enfouissement de déchets chimiques (non nucléaire, mais comparable sur plusieurs points) a montré que des facteurs humains peuvent mettre en péril l’ensemble de ce type de projet.
Et pourquoi pas une décroissance sans nucléaire ?
Par conséquent, si la priorité est la protection de l’environnement au sens global, ce qui nécessite de limiter les accidents, de limiter la génération de déchets et d’éviter l’enfouissement, d’utiliser moins d’eau, de limiter le nombre de mines… la stratégie à l’échelle de la décennie peut être de réduire le nombre de centrales existantes.
Il existe aujourd’hui des scénarios de transformation du système énergétique qui supposent la sortie du nucléaire en France, tout en intégrant les contraintes liées au réseau de distribution.
Ils se basent par exemple sur le triplement du solaire et de l’éolien ; ou bien sur l’amélioration de l’efficacité et de la sobriété ; ou bien, plus globalement, sur une authentique décroissance.
Si on prend comme point de départ du raisonnement le fait que l’énergie est en quantité limitée, et donc qu’il est normal d’avoir des interruptions de fourniture d’électricité, les principaux arguments en faveur du nucléaire tombent. Les changements portent alors sur l’adaptation des modes de vie des pays riches, remettant en cause les fondements de la société de consommation, au bénéfice de ceux qui en sont actuellement exclus, notamment en décolonisant les flux de matière et d’énergie internationaux.
Si, dans leur BD, Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain offrent un diagnostic juste de la crise actuelle et de la nécessité de la décroissance, ils passent à côté de plusieurs points cruciaux, tout particulièrement au sujet de ces transformations nécessaires en matière d’organisation sociale et d’usages énergétiques.
La narration attractive qu’offrent les bulles et les cases réclamait sans doute d’exposer parfois plus simplement les choses. Cela ne justifie toutefois pas de sous-évaluer les graves inconvénients du nucléaire ni de passer sous silence les propositions alternatives.
Cet article a bénéficié de discussions avec François Briens (économiste et ingénieur systèmes énergétiques), Jean-Manuel Traimond (auteur et conférencier), Aurélien Ficot (formateur et ingénieur sciences environnementales), Roland Lehoucq (astrophysicien).