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Numérique, droit et libertés : un chantier de démocratie ? Le cas des « lanceurs d’alerte »

Edward Snowden, lanceur d'alerte emblématique en couverture du magazine Wired en août 2014. Mike Mozart / Flickr, CC BY

Nos sociétés « démocratiques » doivent-elles être appréhendées de façons novatrices suite aux nombreux entrelacements qui existent aujourd’hui entre numérique, droit et libertés ? La question se pose à plusieurs niveaux. Il est question des évolutions imposées ou souhaitées dans la définition de nos libertés, des manières dont elles peuvent être protégées ou entravées, des autorités et plus largement des groupes d’acteurs qui sont susceptibles de s’y intéresser, et qui agissent au sein d’une variété d’instances sociopolitiques.

Le rapport final de la Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique de l’Assemblée nationale (dont je suis membre), intitulé « Numérique et libertés : un nouvel âge démocratique », trace un portrait articulé de cette complexité. La Commission avait au cours de son mandat publié de nombreuses autres contributions, telles qu’une (hélas peu écoutée) recommandation autour du controversé projet de loi sur le renseignement, et une déclaration commune franco-italienne portant sur les « droits et devoirs numériques du citoyen », élaborée en collaboration avec son homologue mandatée par la Chambre des députés transalpine.

Au terme de 18 mois de travaux, la commission a formulé 100 recommandations, portant sur une variété d’aspects qui contribuent à tracer le portrait du numérique « en société » et « en politique » aujourd’hui. Pour ne donner qu’un panorama rapide des cinq parties dont se compose le rapport, il est question de : l’instauration d’un droit de savoir, le renforcement de la protection des lanceurs d’alerte ; la défense de la liberté d’expression à l’ère du numérique, en préservant la loi de 1881 sur la liberté de la presse et la place du juge garant de cette liberté ; le renforcement de la protection des droits fondamentaux face à l’utilisation des données par des acteurs publics ou privés et à la maîtrise par les individus de leurs informations personnelles ; la reconnaissance de nouvelles garanties, telles que le droit d’accès, la neutralité, la loyauté, indispensables à l’exercice des libertés à l’ère numérique ; et enfin, la reconnaissance des communs et du domaine public informationnels.

À titre d’exemple éloquent, je propose ici de donner quelques précisions sur l’un de ces sujets, qui a été considéré comme particulièrement important et sensible par la Commission, mais ne bénéficie à l’heure actuelle que d’un traitement juridique et politique très flou.

Les lanceurs d’alerte, une question renouvelée par le numérique

Les révélations d’Edward Snowden l’ont fait éclater au grand jour, peut-être comme jamais : l’accès libre à l’information publique n’est pas toujours suffisant. Il est parfois nécessaire que ceux qui ont connaissance d’informations d’intérêt public sensibles et gardées secrètes, puissent donner l’alerte afin d’éviter que le secret de ces informations ne couvre des faits ou des comportements pénalement répréhensibles ou moralement condamnables.

Or, la notion de « lanceur d’alerte », assez nouvelle en France, est bien connue des pays anglo-saxons sous l’étiquette de whistleblower (littéralement « celui qui donne un coup de sifflet »), popularisée dès les années 1970 aux États-Unis par le futur candidat à la présidence Ralph Nader lors de ses campagnes de défense des droits des consommateurs. Cette notion définit les personnes qui, ayant connaissance de faits qu’elles présument constituer une infraction ou un manquement à une règle, souhaitent, de bonne foi, les porter à la connaissance de tiers ou du public. Pour cela, il convient de les protéger par des mécanismes les soustrayant à d’éventuelles représailles.

La protection des « lanceurs d’alerte » n’est pas un sujet proprement ou exclusivement numérique : l’idée de permettre un signalement des activités supposées illégales existait bien avant que les pratiques numériques deviennent massives. Toutefois, cette question s’est posée avec une force toute particulière lors des révélations Snowden et se pose, plus généralement, lorsqu’il faut examiner les conséquences de l’utilisation de différentes technologies sur l’exercice des droits et libertés à l’ère numérique. Il s’agit donc d’un cas emblématique du type de questionnements auquel s’est confrontée la Commission tout au long de son mandat.

Un cadre juridique segmenté et partiel

Dans le rapport, la Commission a insisté sur les bénéfices qu’une meilleure protection des « lanceurs d’alerte » comporterait pour le droit à l’information publique. Or, les lanceurs d’alerte font aujourd’hui l’objet d’un cadre juridique segmenté et partiel. Ces législations éparses – pas moins de cinq, selon une personnalité auditionnée – sont aussi incomplètes : le code du travail et le statut général des fonctionnaires, par exemple, ne protègent que les personnes relatant ou témoignant de bonne foi de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime, à l’exclusion, d’une part, des infractions de nature contraventionnelle et, d’autre part, des situations conformes à la loi mais contraires à l’intérêt général, à l’éthique ou à la morale.

Ce caractère segmenté et limité de la protection accordée aux « lanceurs d’alerte » tranche par ailleurs avec les recommandations formulées par de nombreuses organisations internationales, associatives ou institutionnelles, qui visent à retenir une définition plus large des révélations susceptibles d’entrer dans le champ d’une alerte.

Pour un statut général des lanceurs d’alerte

La Commission a ainsi opté pour promouvoir un droit de signalement éthique et citoyen, pouvant dépasser la révélation d’infractions pénales : elle a donc recommandé d’instituer un statut général des lanceurs d’alerte, valant pour la révélation de faits aussi bien pénalement répréhensibles que manifestement contraires à l’intérêt général, et garantissant à leur auteur une protection effective. Loin d’encourager la dénonciation ou la délation, cette recommandation a répondu au souhait que le cadre juridique existant prenne davantage en compte la « zone grise » des situations dans lesquelles les faits connus par le lanceur d’alerte mériteraient de faire l’objet d’un signalement, alors même qu’ils ne seraient pas pénalement répréhensibles. Des faits couverts par cette recommandation seraient, par exemple, les révélations de conflits d’intérêts hors du champ de la loi relative à la transparence de la vie publique ou de scandales industriels ou financiers.

La Commission a par ailleurs souligné que deux garanties supplémentaires permettent, en droit français, de poursuivre tout abus dans l’exercice de ce droit de signalement : les dispositions du code pénal relatives à la dénonciation calomnieuse et l’article 27 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui réprime la falsification de nouvelles en particulier quand elles sont susceptibles de troubler la paix publique. En parallèle, des fondements pour la protection des lanceurs d’alerte contre toute mesure professionnelle défavorable nous ont semblé être présents dans les articles L. 1132-3-3 du code du travail et 6 ter A de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983.

Un cas emblématique

Le travail mené par la Commission dans le cas des « lanceurs d’alerte » est emblématique, à plusieurs égards, des opportunités et des défis démocratiques représentés par les croisements entre numérique, droit et libertés. Il met en évidence les « continuités dans les ruptures » au sein des pratiques numériques et de leur régulation. Si certains éléments pertinents du système juridique existant doivent être gardés à l’esprit lors de tout nouvel effort législatif, les dynamiques créées ou facilitées par le numérique – la démultiplication des supports et des publics, la circulation rapide et omniprésente des contenus – se révèlent souvent suffisamment radicales pour appeler à des mises à jour du système capables de préserver la possibilité de l’innovation, tout en réaffirmant certains principes fondamentaux.

Remettre ces principes au centre de l’action juridique et législative – à un niveau presque philosophique – a été depuis ses débuts le mandat de la Commission, censée « revenir aux sources » par rapport à des efforts législatifs récents ayant opéré en mode réactif sur des sujets médiatisés et controversés. On espère que ce rapport pourra être une ressource alors que la loi « République Numérique » fait son cours.

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