Le service : un couplage d’activités
La numérisation d’un grand nombre d’activités professionnelles, souvent engagée pour éviter la rémunération du travail, a modifié considérablement la part respective de la production de biens et de la production de services dans l’économie contemporaine, ce qui a eu pour effet paradoxal d’augmenter l’importance des interactions humaines dans un domaine réputé en pointe sur le plan technologique.
Produire un service suppose en effet obligatoirement la combinaison au moins deux types d’activité : celle du « producteur » et celle de l’« usager ». Sans l’activité de ce dernier, pas de service, et donc pas de production d’utilités.
Le discours euphémisant qui accompagne la « révolution informationnelle » (initiative, autonomie, partage, co-production) ne change pourtant rien aux rapports sociaux : dans les activités contemporaines présentées comme les plus innovantes on retrouve les questions les plus traditionnelles se posant aux organisations de travail, en particulier les questions du pouvoir et du sens. Qui déclenche l’activité de qui ? Pour quel sens personnel et pour quelle fonction sociale ?
On estime qu’aujourd’hui en France les métiers de « service » représentent 75 % des emplois. Caractériser ce qu’ils produisent et comment ils le produisent n’en est qu’une question plus vive.
Les activités de service sont en fait des « couplages d’activités » : elles supposent de façon obligée l’organisation sociale d’interactions ordonnées autour d’une transformation spécifique qui les caractérise.
Ce texte a pour objectif de souligner l’importance de ces couplages d’activité en évoquant des secteurs plus familiers à tous, mais qui posent tous les problèmes liés à l’analyse des interactions qu’ils organisent, et à l’identification des effets qu’ils produisent.
Éduquer, diriger ; soigner, communiquer
1. Éduquer : un couplage entre l’activité des personnels éducatifs et l’activité des apprenants ordonné autour d’une transformation d’habitudes d’activité des apprenants.
Apprendre, c’est faire les choses autrement, qu’il s’agisse de manières d’agir, de penser ou de dire, et voir dans cette nouvelle manière un progrès par rapport à l’activité antérieure. L’apprentissage est une transformation d’habitude d’activité valorisée par les sujets concernés et/ou leur environnement.
Éduquer (enseigner, former, développer les compétences), c’est donc organiser des situations ou proposer des activités dans lesquelles et par lesquelles les sujets sont susceptibles d’apprendre. Selon les cas, enseigner consiste à mettre à disposition des savoirs sous une forme appropriable en faisant l’hypothèse qu’ils seront appropriés sous la forme de connaissances ; former consiste à organiser des situations de transformation de capacités ou d’attitudes susceptibles d’être transférées dans d’autres situations ; développer les compétences consiste à transformer dans le même temps et espace à la fois l’activité dans laquelle est engagé le sujet et le sujet lui-même.
Quels que soient les dispositifs qu’elles mettent en place, les actions éducatives se caractérisent par un couplage entre l’activité de sujets proposant des situations dont ils attendent un effet d’apprentissage et la dynamique de sujets engagés dans une démarche de transformation de soi/construction du moi par et dans de nouvelles activités.
L’analyse des actions éducatives ne peut donc se réduire à l’étude de ce que veulent bien en penser ou en dire les personnels éducatifs : leurs pensées/discours sont largement liées à leurs cultures.
Elle suppose d’une part la difficile mise en objet des organisations d’ interactions à des fins éducatives, d’autre part l’identification des transformations effectives des activités des apprenant·e·s, qui ne se limitent pas à leur évaluation au regard des objectifs poursuivis. Les personnels éducatifs connaissent bien ce qu’ils veulent faire ; ils connaissent moins ce qu’ils font, et c’est bien cela la difficulté, même si elle est « naturelle », et si l’expérience professionnelle et la recherche en éducation peuvent contribuer à y pallier.
2. Diriger : un couplage entre l’activité de « dirigeants » et l’activité de « collaborateurs » en vue d’agir sur l’engagement d’activité de ces derniers.
Contrairement à une représentation courante, héritée du modèle taylorien, diriger ne consiste pas à dire ce qu’il faut faire, mais à agir sur l’engagement d’autrui dans un cadre préalablement défini d’organisation (« Diriger, un travail »). Le travail réel engagé par « ceux qui font » dépasse singulièrement le travail prescrit.
La définition que donne Giorgio Agamben des dispositifs comme ce qui a la capacité de susciter l’activité d’êtres vivants peut être reprise pour l’ensemble des activités de production de biens et/ou de services.
Les dispositifs sont donc des cadres préalables d’organisation des activités, fonctionnant comme autant de contraintes/opportunités pour l’activité des sujets qui s’y engagent en référence à des objectifs affichés.
Les dirigeants mettent en place les conditions d’un engagement de leurs « collaborateurs » dans le cadre de cette organisation préalable. Le sujet dirigeant « fait agir » dans le cadre de… en référence à… ; et il-elle contribue par des communications à la finalisation de cet agir.
Le sujet « collaborateur », en contrepartie, engage son activité dans le cadre de cette organisation. On se trouve en fait dans une relation de double engagement ou de couplage d’engagement. Le non- respect de ces règles peut entraîner la rupture de la relation d’engagement, laquelle peut donner lieu à un contrat formel, même si ce contrat est inégal. Cette relation se définit au regard du résultat global du travail.
3. Soigner : un couplage entre l’activité des personnels de santé et l’activité des patients en vue d’agir sur le régime d’activité des patients.
Habituellement, comme pour l’éducation, l’intervention de soin ou la thérapie sont décrites en termes très axiologisés, notamment autour des notions de bien-être ou de mieux-être. Il s’est développé un lexique du soin aussi riche que le lexique de l’éducation.
Ce lexique présente évidemment la conséquence que le public visé par les actions de soin fait l’objet d’un étiquetage, destiné certes à justifier l’intervention et les moyens qu’elle mobilise, mais qui peut aussi être considérée par ce public comme stigmatisant et réducteur (Dutoit, 2011),notamment lorsque ce dernier connaît une affection chronique.
Une voie de caractérisation du changement recherché peut être trouvée dans la notion de régime d’activité. Pour Canguilhelm, être malade, c’est vraiment pour l’homme vivre une autre vie. La maladie, le handicap, l’affection passagère ou durable peuvent être considérés comme des paramètres de l’activité humaine, variables selon les sujets, sans stigmatisation. Le régime d’activité peut être défini comme l’ensemble des conditions, durables ou passagères, qui régissent le développement de l’activité humaine, quel qu’en soit le contenu.
Le soin peut alors être défini comme une intervention sur un régime d’activité. Le soin ou la thérapie peuvent être analysés comme un couplage d’activité entre la proposition par le sujet soignant d’une organisation de soins, et l’activité propre du sujet au service du « maintien de soi en vie » ou en activité. La « guérison » ne peut survenir sans l’activité du « patient ».
4. Communiquer : un couplage entre l’activité d’un sujet énonciateur et l’activité d’un sujet destinataire ordonné autour de la transformation des constructions de sens du sujet destinataire.
L’action de communication peut être considérée comme une action de mobilisation de signes à intention d’influence sur autrui par effet de construction de sens. Elle fonctionne comme une combinaison d’offre de significations chez le sujet communiquant et de construction de sens chez le sujet destinataire de la communication.
Dans les deux cas, il s’agit d’une reconstruction : reconstruction de signification chez le sujet communiquant qui, à partir de significations antérieures, produit des significations sans cesse nouvelles, et dont le destinataire doit reconnaître les intentions ; reconstruction de sens chez le destinataire à partir de son activité antérieure de construction de sens, laquelle se trouve donc infléchie par et dans l’interprétation des intentions du locuteur.
Pour Merleau-Ponty (215-216) « Le sens des gestes n’est pas donné, mais compris, c’est-à-dire ressaisi par un acte du spectateur […] ». Dans les interactions concrètes, les mêmes sujets sont tantôt énonciateurs, tantôt destinataires, réciproquement.
Selon les grandes catégories de couplages entre les activités du sujet communiquant et du sujet destinataire, on retrouve les grandes catégories de communication : associées dans le temps et dans l’espace comme dans la communication orale, différées dans l’espace comme dans la communication à distance, différées dans le temps et l’espace comme la mise à disposition et l’accès à des ressources.
S’y ajoutent les catégories de signes mobilisées : communication de symboles, communication d’images, communication d’action, etc.
On observe encore que les grandes catégories d’actions de communication peuvent être des composantes des actions précédemment décrites, par exemple la communication pédagogique ou didactique, ou la communication de management. On peut parler alors de façon générale de communication professionnelle.
5. Les autres « métiers de l’humain » sont aussi des couplages d’activités
On pourrait ajouter le conseil qui est une intervention sur la délibération d’autrui, l’accompagnement qui est une intervention sur la gestion par autrui de sa propre activité (Vitali, 2013), ou encore le travail social qui est une intervention sur le rapport entretenu par un sujet ou un ensemble de sujets avec son/leur environnement social, ce qui explique par exemple l’historique de l’émergence de l’action sociale.
Nous faisons l’hypothèse que tous les champs d’activité identifiables par l’organisation sociale d’interactions en vue de la transformation intentionnelle des activités d’autrui fonctionnent comme des couplages d’activités.
Ces champs sont certes des champs d’interactions, mais ils fonctionnent aussi comme des champs d’interactivités : les interactivités sont des transformations qui surviennent du seul fait de la co-présence de plusieurs sujets, sans forcément organisation intentionnelle. Non seulement les transformations ne se limitent pas aux transformations intentionnelles mais elle touchent autant les sujets intervenants, même s’ils l’ignorent, que les sujets considérés comme destinataires. Les uns et les autres se transforment conjointement.
Intervenir sur l’activité d’autrui implique l’ouverture à autrui d’espaces d’activité
Tous les activités et métiers de l’humain fonctionnent comme des ouvertures à autrui d’espaces d’activité, ce qui explique la fréquence du recours au terme de « dispositifs » ou de « propositions » d’activités.
Le phénomène est particulièrement visible dans le domaine dit des « handicaps » moteurs et cérébraux, où l’essentiel du travail de l’éducateur consiste à imaginer des activités susceptibles de provoquer l’intérêt des sujets pour une entrée dans l’activité proposée ou pour infléchir une activité déjà engagée.
Il est présent dans tous les métiers précédemment évoqués :
Organisation d’activités susceptibles d’engendrer des apprentissages dans le cas de l’éducation et de la formation : entraînements, études de cas, exercices.
Organisation de situations de production réelle ou de responsabilité professionnelle dans le cas du développement de compétences et de la professionnalisation.
Offre de significations adressées à des destinataires, par le discours, par la démonstration ou par l’exemple dans les situations de communication.
Organisation de situations de surprise ou d’étonnement dans les dispositifs de constitution d’expérience.
Organisation de nouvelles situations pour l’engagement des activités des « collaborateurs » ou des salariés dans le cas de réorganisations d’entreprises ou de services suscitées par des dirigeants.
Toutes les situations d’intervention sur l’activité d’autrui peuvent ainsi être lues comme des ouvertures d’espaces d’activités, comme des propositions d’activités à autrui. C’est une question de cadre d’analyse. Ainsi le cours magistral, exemple emblématique d’activités discursives manifestes de la part du professeur, et situation apparemment dénuée de réciprocité de la part de l’auditeur, peut se révéler au contraire une invitation à un flux considérable d’activités mentales, éventuellement inédites, de l’auditeur.
Les métiers d’intervention sur l’activité d’autrui n’ont pas pour objectif de transformer l’activité des sujets intervenants ; en réalité ils la transforment considérablement, comme relevé précédemment, et notamment sur le terrain de l’élaboration de leurs propositions d’activités : c’est sur ce terrain que se constitue leur « expérience propre » d’intervenant. On tend à parler alors de professionnels expérimentés, qui peuvent d’ailleurs paradoxalement transférer dans leur fonction initiale l’expérience acquise en tant qu’intervenant sur l’activité d’autrui.
Ce n’est pas un hasard si les tuteurs qui acquièrent des compétences de communication sur le travail à l’occasion de leur activité de tuteur utilisent ces nouvelles compétences pour d’autres activités, et peuvent devenir notamment des hiérarchiques de proximité.
Ce n’est pas un hasard non plus si des dirigeants, au contact des dirigés, peuvent transformer leur manière de diriger, et être ainsi apparemment transformés par ceux-là mêmes qu’ils dirigent.
L’influence sur l’activité d’autrui ne s’opère toutefois que si l’espace ainsi ouvert est investi par les sujets visés, qui le transforment en espace propre
Pas d’éducation bien sûr sans activité propre à effet d’apprentissage de la part de l’apprenant, pas de soin sans « travail » du malade, pas de management sans « implication » du collaborateur. Toutes les interventions sur l’activité d’autrui supposent un investissement effectif par les sujets visés des espaces d’activités ouverts.
Ces interventions ne peuvent fonctionner que si elles suscitent la performation de l’activité des sujets visés par l’intervention, ce qui suppose que cette activité prenne sens pour eux, quel que soit par ailleurs le sens qu’ils construisent autour d’elle. Ceci suppose notamment des représentations mentales et des affects associés relatifs à ces performations, et aux sujets engagés dans ces performations. On peut parler alors à la manière d’Heidegger d’habitation’ de ces espaces par les sujets concernés_, ou encore de processus de subjectivation de ces espaces (Pham Quang, 2017).
Par exemple il se peut que l’espace scolaire soit investi par des enfants non pour la signification sociale/personnelle qu’il présente, mais pour des raisons liées aux relations avec leurs parents ou professeurs.
De la même façon, un salarié peut donner à son entrée ou à son maintien en stage de formation de tous autres sens que les significations et objectifs officiels assignés à ce stage.
Une famille peut également répondre à la demande d’un travailleur social, ou un malade se plier à l’organisation de soins qui lui est proposée par les personnels de santé (on parle de compliance au traitement) non pas pour les raisons rationnelles aux yeux de ces derniers mais pour d’autres raisons ; si elles apparaissent alors aux intervenants comme irrationnelles, c’est tout simplement parce qu’ils n’en perçoivent pas la logique.
Ce sont ces performations d’activités, les affects qui les rythment, qui génèrent l’activité et quelle regénère, les sens que les sujets construisent autour qui assurent les transformations-objets de l’intervention : selon les cas changements d’habitudes d’activité, changements de régime d’activité, changements d’engagement d’activités, changements de rapports entre sujets et environnement social, etc.
Dans les métiers de l’humain, les rapports entre sujets peuvent présenter une face asymétrique
1. Sur le plan des organisations-en-acte d’activités, les rapports entre sujets peuvent être analysés en termes de rapports réciproques de déclenchement d’activité.
La spécificité de l’intervention consiste dans le couplage entre propositions par l’intervenant d’un espace d’activité et investissement de cet espace par les sujets visés. Les rapports de place dans ce couplage se caractérisent par une asymétrie relative des positions des sujets concernés. Le pouvoir de l’intervenant se mesure par sa capacité à déclencher l’activité du sujet visé.
Il peut dans cette perspective utiliser trois voies impliquant différentes figures de rapports entre sujets : appel à la définition et à l’application de règles (prescription) ; offre de significations susceptibles de permettre au sujet visé de conférer du sens à son investissement (argumentation) ; engagement personnel d’activités susceptible de produire en retour du côté du sujet visé un engagement réciproque (jeu, provocation). Dans tous les cas son pouvoir va être lié à sa capacité à prévoir, en fonction de son expérience, les activités du sujet-cible.
Point majeur : cette configuration de rapports de pouvoir est propre au couplage concerné, elle ne définit pas de façon générale les rapports de pouvoir entre les sujets concernés dans tous les espaces où ils sont également présents. Asymétrie dans un espace ne veut pas dire systématiquement domination dans tous les espaces, même si c’est quelquefois le cas.
2. Sur le plan intersubjectif, ces rapports entre sujets peuvent s’analyser comme des rapports d’implication personnelle, d’autorisation et de reconnaissance à agir.
Les constructions de sens que les sujets opèrent autour de leurs rapports réciproques jouent un rôle essentiel dans les interventions sur l’activité d’autrui. Les personnalités tant de l’intervenant que du sujet visé sont souvent considérées comme un outil de travail.
Le phénomène est observable pratiquement dans tous les métiers : il est décrit par exemple du côté de l’intervenant en termes d’aura, de rayonnement, de charisme, d’autorité naturelle, et du côté du sujet visé en termes de reconnaissance et éventuellement d’identification.
Cette dimension d’implication de la personnalité comme outil de travail est confirmée par l’offre de formations de « développement personnel » à l’intention de ces intervenants, notamment cadres et dirigeants.
De façon générale, la relation personnelle entre sujets, cadre de l’intervention sur l’activité d’autrui, en apparaît également comme le moyen.
3. Sur le plan des communications, ces rapports entre sujets peuvent s’analyser comme des rapports de qualification par le sujet intervenant de la situation d’action du sujet- cible, de son activité, et donc de lui-même
Ce point a été particulièrement mis en valeur par Jérôme Bruner qui, analysant les interactions entre mère et enfant, souligne l’importance, de la part de la mère, des activités de dotation de significations à l’environnement de l’enfant et à ses activités.
Mais on retrouve un mécanisme en tout point semblable dans les activités de qualification par les dirigeants de l’environnement des dirigés et de leurs activités. Outre leur influence sur les constructions de sens qu’effectuent leurs subordonnés sur leurs situations et activités, ces qualifications sont autant de rappels de la relation de pouvoir, comme on le voit bien à travers la notion de « recadrage » si fréquemment utilisée dans le langage de la direction et du management.
De façon générale, dans les actions d’intervention sur l’activité d’autrui les positions de chacun sont fréquemment rappelées par des paroles ou par des actes.
Les enjeux de leur identification et de leur analyse : formation, professionnalisation, recherche, optimisation de l’action et perspectives de transformation sociale
L’identification des intentions de transformation qui ordonnent les activités et métiers de service a pour enjeu notamment la formation, la professionnalisation, la recherche et l’optimisation de l’action dans ces activités et métiers.
Ce n’est peut-être pas un hasard si aujourd’hui on voit se multiplier dans différents champs professionnels de multiples croisements entre sciences humaines et sciences dites exactes, et si l’on voit même apparaître des disciplines ou regroupements de disciplines aussi inattendus que la sémantique des activités en informatique, la productique, ou encore des ensembles plus flous mais néanmoins jugés essentiels comme les sciences humaines pour l’ingénieur.
L’analyse des transformations effectives produites par ces activités et métiers, et surtout l’analyse des rapports humains dans lesquels elles/ils les produisent a cependant un enjeu plus essentiel encore : une perspective de transformation sociale de ces rapports.