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_Le Voyageur contemplant une mer de nuages_, tableau de Caspar David Friedrich, peintre romantique allemand (1818).
Le Voyageur contemplant une mer de nuages, tableau de Caspar David Friedrich, peintre romantique allemand (1818). Picryl

Peut-on comparer les jeunes diplômés déçus par leur premier emploi aux romantiques du XIXᵉ siècle ?

En 2013, l’anthropologue américain David Graeber faisait le buzz avec un article publié dans STRIKE ! Magazine où il n’hésitait pas à mettre un mot sur un véritable phénomène de société : les bullshit jobs (ou « jobs à la con »). Ce qui frappe de prime abord lorsqu’on s’intéresse à ces bullshit jobs, c’est leur contradiction essentielle avec le système dans lequel ils sont insérés.

Vides de sens pour ceux qui les occupent, ces « jobs à la con » reposent sur un double paradoxe : d’une part, les métiers inutiles semblent impensables dans un système néo-libéral qui suppose une rémunération du travail en fonction de la performance économique et, d’autre part, le capitalisme est censé reposer sur la notion de rationalité, alors même qu’il succombe bien souvent à des effets de mode pour le moins contestables (standardisation, qualité, compliance, process ou encore agilité).

Mais quel effet produit cette absurdité sur les individus, et plus particulièrement sur les jeunes diplômés qui arrivent sur le marché du travail et dont le premier poste peut les décevoir ? C’est la question que nous nous sommes posée dans un article de recherche co-écrit avec notre collègue Marion Cina à paraître prochainement dans la revue M@n@gement.

Pour mieux comprendre cet effet, nous avons tenté de dresser un parallèle avec le romantisme au XIXe siècle. Sur les décombres de l’Empire napoléonien, un « mal du siècle » se répandait à l’échelle européenne. Il en a découlé un mouvement littéraire qui résonne étrangement avec notre époque contemporaine : le romantisme. Ce courant artistique, voire spirituel, a fait de la mélancolie, du dégoût de l’époque vécue et de l’impossibilité à trouver sa place dans un monde vide de sens les leitmotivs d’une quête de grandeur.

Un parallèle entre deux époques

Entre les romantiques d’hier et les jeunes d’aujourd’hui, il semble en effet que l’histoire se répète. En d’autres termes, la jeunesse actuelle connaîtrait-elle les mêmes tourments que les romantiques d’hier ? Le parallèle serait alors riche d’enseignements. On nous objectera que comparaison n’est pas raison, et que tout cela est bien absurde. Eh bien justement ! Pour comprendre l’impensé, il apparaît nécessaire de mobiliser des outils nouveaux. Autrement dit, il faut combattre le mal par le mal.


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Nous nous sommes donc plongés dans les deux époques :

  • Pour ce qui relève de l’époque contemporaine, nous avons mené 35 entretiens avec de jeunes diplômés entre 25 et 30 ans, tous diplômés d’une Grande École de commerce ou d’ingénieurs française. Notre panel d’interviewés regroupe plus spécifiquement des individus bien souvent passés par des classes préparatoires, qui est une des spécificités du système éducatif français. Entre travail intense et exigence maximale, ces structures préparent les étudiants pendant deux voire trois ans aux concours d’entrée des Grandes Écoles.

  • Pour la période romantique, nous avons convoqué les œuvres littéraires de ce mouvement du XIXe siècle dans lequel leurs auteurs (Balzac, Musset, Chateaubriand, etc.) s’épanchent sur leurs états d’âme d’élites désillusionnées. Nous avons extrait de ces ouvrages des passages qui nous semblaient particulièrement correspondre à l’expérience décrite par nos interviewés afin d’entendre les échos entre les deux époques.


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Le choc de l’absurde

De notre enquête menée entre deux siècles, nous tirons plusieurs enseignements. En premier lieu, l’absurde est un choc qui permet un dévoilement majeur pour les jeunes diplômés. Que ce soit en école ou en entreprise, ils perçoivent un décalage majeur entre les enseignements très riches et théoriques qu’ils ont pu suivre en classes préparatoires et la banalité des tâches et des activités qui leur sont confiées.

L’entrée dans le monde professionnel est particulièrement vécue comme une rupture brutale et déroutante. C’est ce qu’Estelle*, ancienne étudiante dans une Grande École de commerce, n’a pas manqué de rappeler lors de son entretien :

« J’ai encore du mal à comprendre ce qui m’est arrivé quand je suis rentrée en entreprise… Je pense que le premier stage que j’ai fait a été un gros choc. J’ai pu constater la déconnexion entre l’école et l’entreprise ».

Dans le même esprit, Mélanie* nous a fait part de son désarroi quand sa manageuse lui a demandé d’accomplir de basses besognes, totalement déconnectées du faste et de la grandeur de ses études :

« J’épluchais toutes les annales depuis un mois, enfin tous les historiques des présentations, ce qui est rasoir en fait. J’étais le chien de toute la boîte ».

Cette trivialité des tâches quotidiennes trouve son origine dans une modernité hyperrationnelle qui ôte toute poésie au monde. Dès la fin du XIXe siècle, malgré la sacralisation du progrès par les organisations, des dissensions émergent, en particulier dans la sphère littéraire. Le poète Charles Baudelaire est notamment atterré par les mutations en cours, annonçant alors la « fin du monde ». Il révèle sans détour qu’une victoire de la matière va atrophier « en nous toute la partie spirituelle ».

Accélération, flot et perte de repères

Au XIXe siècle, l’accélération du quotidien accentuée par l’émergence de la presse crée une impression de tohu-bohu total, d’emballement généralisé dans lequel les individus et les choses se retrouvent prisonniers d’un « flot » continu d’événements.

La dépréciation brutale de la poésie entraîne une chute significative du marché poétique, illustrée par l’écrivain Honoré de Balzac dans son roman Illusions perdues. Cette transition vers la culture de masse engendre une grande désillusion littéraire, façonnant l’image de l’artiste isolé, incompris, voire du poète maudit.

Dès 1833, Balzac propose de revenir sur « l’état actuel de la littérature ». Il y dépeint sans ambages le développement effréné d’une « masse lisante » qui n’attend qu’une seule chose : dévorer toujours plus de livres. Ici, le vrai monstre, c’est la presse, c’est la culture médiatique.

Pour Balzac, « le mal que produit le journalisme est bien plus grand [par rapport au commerce des livres]. Il tue, il dévore de vrais talents ». Ce qui terrifie Balzac et ses contemporains, c’est l’obsolescence programmée de la culture médiatique qui fait que, quelle que soit la pertinence d’un texte écrit, de toute façon il est effacé par le suivant.

On retrouve cette accélération tous azimuts dans les propos des jeunes diplômés d’aujourd’hui : ils évoquent des tâches qui se succèdent dans un flux perpétuel comme s’ils passaient leur temps à remplir le tonneau des Danaïdes.

Ainsi, Valentine* a tout simplement l’impression d’être prise au milieu d’un flot incessant d’« appels, de mails et de comptes-rendus ». Aujourd’hui, les modes de communication par courriel et/ou messageries instantanées (Slack, Teams, etc.) sont devenus les nouveaux avatars du flux médiatique. Pour Mareva*, il y a une obligation tacite à toujours devoir vérifier ses mails ou son téléphone :

« Le plus énervant, c’est d’être tout le temps sur son téléphone je trouve. Oui, ce qui me fatigue le plus, c’est de devoir toujours cliquer sur mes mails et mes trucs pour être sûre qu’il n’y ait pas d’urgences ».

Le règne du double discours

Dans Illusions perdues, Balzac dénonce également le règne de l’argent et la pratique du double discours, à la façon dont certains jeunes diplômés interrogés ont pu le faire concernant leurs organisations.

Honoré de Balzac. Illusions perdues.

Dans ce roman balzacien, le personnage principal, Lucien de Rubempré, fait la rencontre de Vautrin, un ancien forçat qui se cache derrière l’habit d’un prêtre. Vautrin est un protagoniste qui appartient au monde du Mal mais qui a tout compris sur la société qui l’entoure. Cet ancien bagnard est surtout l’occasion pour Balzac d’insérer dans son roman sa conception réactionnaire du monde social. Non seulement la société moderne est profondément contradictoire, mais c’est aussi une société du mensonge caractérisé : ce qui importe le plus, c’est l’apparence.

En contexte organisationnel, le double discours et le mensonge font également partie de la panoplie de managers à l’éthique douteuse. C’est ce qu’a rappelé Iris* en évoquant sa manageuse qui n’hésitait pas à mentir aux candidats potentiels pour les attirer dans son entreprise :

« En fait, elle invente, elle invente et je la regarde et je me dis mais on est dans la même boîte et tu me dis des choses qui n’existent pas. C’est absurde. Elle est capable pendant deux heures d’inventer du bullshit max, mais pour une mauvaise intention : attirer des candidats pour les mauvaises raisons et de les bloquer au début de leur vie professionnelle ».

Parfois, le mensonge est même avoué et légitimé par les supérieurs et le management « pour améliorer les statistiques du service », comme nous le confiait Mélanie*. Dès lors, quelles sont les conséquences de tous ces bouleversements sur les jeunes du XIXe siècle et d’aujourd’hui ?

Une quête d’idéal

Pour se détourner de la médiocrité d’un monde où règnent l’accélération et le mensonge, les jeunes romantiques du XIXe siècle ne rejoignent pas des organisations non gouvernementales (ONG) ou des fermes écoresponsables : ils font de la poésie, de l’art. Ils créent des parenthèses artistiques dans un monde dénué de beauté, exprimant ainsi une dissidence ironique face à la réalité.

À l’heure actuelle, certains jeunes travailleurs, que la professeure Pauline Pérez appelle les « intermittents du travail », se désengagent des fonctions traditionnelles pour embrasser des activités jugées plus estimables malgré un confort apparemment réduit (petits boulots, intérims, temps partiel, jobs saisonniers…). Cette tendance traduit une volonté de reprise en main de leur destinée.

Révolte, retrait, dissidence sont autant de voies ouvertes par une jeunesse qui aspire à des lendemains qui chantent. « Jeunes gens, ayons bon courage ! Si rude qu’on nous veuille faire le présent, l’avenir sera beau » lancera à cet égard Victor Hugo dans sa préface d’Hernani.


*Les prénoms ont été anonymisés

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