Menu Close

Politiquement incorrecte ? La pratique de « manterruption » décryptée

Les femmes sont susceptibles d’être exposées à la manterruption dans la sphère professionnelle, sociale ou privée. Pexels

Manterruption (hommeterruption ou mecterruption, en français), ou la coupure brutale de la parole d’une femme par un homme.

On doit ce néologisme à Jessica Bennett, chroniqueuse pour le New York Times et le Time Magazine, qui l’a utilisé pour la première fois en 2015. Les médias audiovisuels donnent régulièrement à voir ces manterruptions lors d’émissions politiques ou de talk shows. Au quotidien, les femmes sont susceptibles d’y être exposées dans la sphère professionnelle, sociale ou privée, face à un patron, collègue ou conjoint.

Une pratique bien réelle qui concerne toutes les femmes

Plus surprenant, les femmes influentes, qui, plus que toutes, savent user de la parole et du discours comme instruments d’influence et de persuasion, y sont aussi exposées. C’est ce que révèle par exemple la récente étude de Tonja Jacobi et Dylan Schweers, chercheurs à la Pritzker School of Law at Northwestern University, à propos des femmes qui sont juges, lors des échanges avec leurs homologues masculins à la Cour Suprême des États-Unis. L’étude révèle au passage que la séniorité n’a qu’un très faible impact sur les interruptions de parole.

Quant aux femmes politiques, elles n’échappent pas à ce phénomène, comme le montrent les récentes périodes électorales en France et aux États-Unis. Ainsi, le 17 novembre 2016, lors du dernier débat télévisé avant le premier tour des primaires de la droite et du centre en France, la candidate Nathalie Kosciusko Morizet a été interrompue deux à trois fois plus que les six autres candidats masculins et, en particulier, par les deux journalistes masculins qui animaient le débat :

BuzzFeed News/Datawrapper

Cet épisode, largement relayé dans la presse et sur lequel la candidate s’est elle-même exprimée, fait écho à ce qui s’est passé deux mois plus tôt outre-Atlantique, entre les deux candidats à la présidentielle.

Si Hillary Clinton et Donald Trump se sont mutuellement coupés la parole pendant le premier débat télévisuel des élections, le score – malgré des décomptes quelque peu divergents selon les sources – reste sans appel : Hillary Clinton a interrompu Donald Trump une dizaine de fois, tandis que ce dernier lui a coupé la parole environ cinquante fois, soit cinq fois plus.

Une création d’artiste, illustrant la manterruption ainsi que l’application réalisée par BETC Sao Paulo. BETC Sao Paulo/Kajsa Råsten

Si le comptage manuel des manterruptions peut se révéler fastidieux, il est désormais possible d’utiliser des applications telles que celle lancée par BETC Sao Paulo en mars 2017. Ces applications permettent de calculer précisément le nombre de fois où, au cours d’échanges mixtes, les femmes sont interrompues par les hommes.

Les décomptes qu’elles fournissent et les analyses qu’elles permettent, contribuent à sensibiliser hommes et femmes à des pratiques bien réelles. Leur usage permet aux hommes de prendre conscience de la fréquence à laquelle ils coupent la parole à leurs interlocutrices et du nombre de manterruptions.

En quantifiant précisément les manterruptions, ces applications contribuent aussi à objectiver des « micro-pratiques » qui pourraient rester de l’ordre du ressenti ou du subjectif pour les protagonistes.

L’égalité entre les hommes et les femmes n’est pas acquise

Dans la sphère politique en particulier, l’attention portée aux manterruptions permet d’aller au-delà des analyses rassurantes fondées sur le calcul de parités femmes-hommes dans les assemblées mixtes.

Bien sûr, la question du nombre est et reste essentielle. Mais que vaut la parité des sexes dans une assemblée (ou tout espace de décision) où l’accès à la parole est manifestement déséquilibré entre hommes et femmes, en l’occurrence capté par les hommes ?

L’entrave à la parole des femmes peut contribuer à rendre l’exercice de l’action politique plus pénible et plus décourageante pour elles. Il n’est alors pas étonnant que les femmes qui entrent en politique vivent les prises de paroles comme des épreuves « cruciales », qu’elles appréhendent et qu’elles perçoivent parfois comme « traumatisantes », comme l’ont souligné deux chercheuses en sciences politiques, Delphine Dulong et Frédérique Matonti.

Cette pratique est d’autant plus pernicieuse qu’elle se dissimule derrière un discours selon lequel l’égalité entre les hommes et les femmes serait désormais « acquise », comme le soulignent Grégory Derville et Sylvie Pionchon dans leur article pour la revue Mots. Les langages du politique.

Qui plus est, le phénomène de manterruption n’est souvent pas isolé. Il peut s’accompagner d’autres pratiques telles que le mansplaining (quand un homme croit bon d’expliquer, à la place d’une femme experte, le sujet dont elle parle ou bien explique à une tierce partie ce que la femme essaye de dire) et le bropropriating (quand un homme s’approprie les idées d’une femme).

Ces néologismes un peu sarcastiques attestent en réalité de la frustration que les interruptions de parole sous toutes leurs formes peuvent engendrer pour celles qui y sont exposées.

La parole, un instrument de pouvoir genré

Alors, que nous enseignent ces manterruptions ? Comment les interpréter ? Les manterruptions rappellent tout d’abord que la parole, instrument de communication, d’influence, de persuasion est aussi un instrument… de pouvoir. Interrompre l’autre, c’est faire la démonstration de sa « domination verbale », comme le soulignent Tonja Jacobi et Dylan Schweers dans leur étude.

Dans la sphère politique, historiquement et éminemment masculine, les manterruptions illustrent le fait que la parole reste un attribut et un instrument de pouvoir genré. Et l’on peut lire dans ces pratiques la volonté des hommes politiques de ne pas partager le pouvoir avec leurs homologues féminines, voire de les en exclure.

Si ce phénomène reflète et perpétue les rapports de genre dans la sphère politique, il est aussi révélateur des rapports de genre dans la société tout entière. Il met en évidence tout le chemin qui reste à parcourir pour les femmes, dans une civilisation occidentale qui se dit « émancipée ».

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,300 academics and researchers from 4,942 institutions.

Register now