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Pologne : malgré sa défaite électorale, la droite dure menace l’État de droit

Plusieurs personnes sur une estrade devant un public brandissant des drapeaux polonais
Jaroslaw Kaczynski, vice-premier ministre et chef du parti Droit et Justice (PiS), au centre, et le premier ministre Mateusz Morawiecki (à sa droite), ici au siège du parti à Varsovie, le 15 octobre 2023, jour des élections législatives, n’entendent pas laisser le pouvoir à la coalition du centre et de gauche. Wojtek Radwanski/AFP

Comme la plupart des commentateurs s’y attendaient, le président polonais Andrzej Duda, membre du parti conservateur PiS (Droit et Justice), pourtant perdant des dernières élections législatives, tenues le 15 octobre dernier, vient de reconduire dans ses fonctions le premier ministre sortant, Mateusz Morawiecki.

L’arithmétique parlementaire indique pourtant que les trois partis d’opposition – la Plateforme civique (KO, menée par l’ancien premier ministre Donald Tusk, centre droit), Troisième voie (centristes) et La Gauche (Lewica) – ont remporté la majorité des sièges à la Diète. Or, même si aucun lien formel ne liait ces partis, ils n’ont cessé d’annoncer leur intention d’évincer le PiS du pouvoir en formant ensemble un gouvernement. Pourtant, Andrzej Duda, précédé et soutenu par son parti, s’en tient à l’idée que son camp est arrivé en première position le 15 octobre.

Il est vrai que le PiS a obtenu 35,4 % des suffrages, alors que KO en a récolté 30,7 %, Troisième Voie 14,4 % et La Gauche 8,6 %. Mais ensemble, ces trois derniers partis rassemblent 248 sièges sur les 460 que compte la Diète, et c’est donc, en toute logique, le leader de sa formation la plus importante, KO, Donald Tusk, qui aurait dû être chargé de former le nouveau gouvernement. Ces derniers jours, les futurs partenaires au gouvernement ont conclu un accord de coalition qui confirme leur détermination, malgré des dissensions persistantes sur la question de l’avortement (Tusk souhaitant le rendre légal via l’adoption d’une loi, alors que Troisième Voie entend poser la question à la population par un référendum).

Comment expliquer le « coup de force » du PiS, et quelles conséquences pourrait-il avoir ?

Le PiS veut avant tout gagner du temps

La décision de Duda, qui ne devrait, sur le plan institutionnel, que retarder la formation du gouvernement Tusk, ne se résume pas à un geste de dépit né d’une déconvenue électorale.

En persistant dans son choix de désigner Morawiecki – malgré l’élection le 13 novembre 2023 du leader de Troisième Voie, Szymon Holownia, à la présidence de la Diète, qui démontre clairement quels sont les rapports de force parlementaires –, Andrzej Duda prépare, au mieux, une cohabitation dure avec le gouvernement Tusk. Au pire, cette décision indique que le PiS s’oriente vers une forme plus ou moins ouverte d’opposition déloyale à la démocratie.

Contrairement aux régimes autoritaires en bout de course des années 1970 ou 1980 – depuis les dictatures latino-américaines jusqu’aux « totalitarismes aux dents ébréchées » d’Europe de l’Est – qui se sont libéralisés avec l’appui de forces démocratiques auparavant ostracisées, les nouvelles formes de pouvoir néo-autoritaire qui ont essaimé depuis les années 2000 en Europe ont précisément comme projet de restreindre l’espace de la démocratie libérale.

Ils ont créé des dispositifs anti-démocratiques en apparence partiels et ponctuels, à l’instar des entorses régulières au règlement intérieur de la Diète polonaise par sa propre présidente, mais dont la visée globale est de contourner les normes de l’État de droit pour limiter le risque de devoir transférer le pouvoir à leurs concurrents. Ces stratégies ne sont en rien guidées par la concurrence démocratique, mais par des visées hégémoniques, comme en en a attesté entre autres la transformation des médias publics en « médias nationaux » dévolus à la propagande du PiS.

Mais malgré tous ces efforts, le PiS va selon toute vraisemblance céder les rênes du pays. Si Duda a nommé Morawiecki, alors même qu’il n’existe aucune chance que le Parlement confirme ce dernier, c’est avant tout pour permettre à son camp de gagner du temps et de construire des ressources pour la cure d’opposition qui l’attend.

Dans les ministères, des masses de documents seraient en cours de destruction pour éviter que ne soient exposés au grand jour les stratagèmes politiques ou les procédures entachées d’illégalité par lesquels le PiS a entravé le fonctionnement ordinaire de la démocratie ou attribué des rémunérations à ses dirigeants via un système de primes ou de nominations de « représentants de l’État » dans les entreprises publiques – en réalité, des emplois fictifs.

Pendant des années, le PiS a enrôlé dans sa sphère d’influence les entreprises publiques grâce aux actifs qu’y détient l’État, mettant en place une sorte de Deep State depuis lequel il lui sera possible de mener une guerre de position contre le nouveau pouvoir, comme en atteste le récent placement par Morawiecki de « ses » hommes au sein de l’autorité des marchés financiers. Les titulaires de ces fonctions ne pourront pas tous être remplacés immédiatement et le nouveau gouvernement devra inévitablement composer avec ces nominations politiques.

Enrayer le rétablissement de l’État de droit

Cette période d’alternance permet également au PiS de roder ce qui sera probablement son narratif dominant dans la période qui vient, au moins à court terme : il se présente comme le « véritable » vainqueur des élections et feint de conduire des pourparlers avec Troisième Voie – ce qui lui permettra, à la première occasion, de dénoncer le fait que KO ait pris la direction du gouvernement.

Ce discours permet aussi d’actualiser la vindicte que le PiS dirige contre Donald Tusk et de se présenter, comme il l’a fait depuis les années 2000, comme un rempart contre « l’hégémonie des libéraux ». Il faut donc s’attendre à de virulentes campagnes contre Donald Tusk et son gouvernement, comme l’ont encore montré les dénonciations par Jaroslaw Kaczynski, le patron du PiS, d’une supposée « mafia des déchets » allemande que soutiendrait Tusk.

Donald Tusk (à droite), aux côtés du maire de Varsovie Rafał Trzaskowski, membre du même parti que lui, pendant une manifestation anti-gouvernementale le 4 juin 2023 dans la capitale polonaise. À l’inverse de la droite, les libéraux brandissent volontiers dans leurs rassemblements le drapeau de l’UE. Mozco Mateusz Szymanski/Shutterstock

Ce récit va probablement reposer, sur un autre plan, et dans un renversement de perspective assez improbable, sur la dénonciation du « chaos juridique » résultant du rétablissement de l’État de droit : grâce à son droit de veto, Andrzej Duda pourrait bloquer les tentatives d’abrogation de lois votées par le PiS et qui ont pourtant été jugées anticonstitutionnelles, comme celles visant à rendre la justice dépendante du pouvoir exécutif.

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Le PiS conserve ainsi la capacité d’enrayer les politiques destinées à rétablir l’État de droit dans son intégrité, figeant pour partie le néo-autoritarisme qu’il a installé depuis 2015. La leçon de ces événements pourrait être que la sortie des « démocratures » s’avère plus risquée que de simples alternances et que le fonctionnement de celles-ci peut s’inscrire durablement dans les structures de l’État, laissant le débat public s’enliser dans des polémiques sans fin sur la nature même de la démocratie.

Les scénarios de l’alternance en cours dépendront en partie de la cohésion interne du PiS, et plus encore du leadership de Jaroslaw Kaczynski, incontesté depuis 2015 et qui remonte aux années 1990, quand il s’est affirmé comme l’un des principaux artisans des reconstructions successives de la droite polonaise. La défaite électorale pourrait laisser place à des tentatives de refonder la droite polonaise sans ce dernier, malgré le rôle actif qu’il semble vouloir conserver. Mais, plus encore, c’est la cohésion de l’opposition, une fois aux affaires, qui sera décisive.

Le rôle de l’UE

La période qui se clôt actuellement a été marquée par un alignement stratégique exceptionnel des partis d’opposition, de la société civile et de la magistrature, entre autres pour défendre l’État de droit. Cette identité de vues sur les normes démocratiques a évité tout phénomène d’abdication collective, comme l’histoire a pu en connaître face à la montée des autoritarismes au cours du siècle dernier.

Depuis 2015, la capacité de ces acteurs à se réclamer de l’Union européenne et de ses valeurs démocratiques a été un ferment puissant pour faire concorder leurs stratégies. À court terme, l’attitude de l’UE, après la vague de sanctions qui a frappé la Pologne, sera décisive pour que se tourne la page des huit ans de pouvoir du PiS. La récente visite à Bruxelles de Donald Tusk, alors même qu’il n’est pas encore premier ministre, semble augurer d’une volonté conjointe de fluidifier les relations entre la Pologne et l’UE. Le déblocage des aides européennes sera, de fait, crucial pour la crédibilité de Tusk sur la scène politique intérieure.

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