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Pour comprendre les Roms, découvrez leur littérature

Danse tsigane dans un village de Hongrie, en 1928. Bundesarchiv, Bild 183-R04247, CC BY-SA

Alors que d’autres migrants arrivent en Europe, les Roms une fois encore vont passer au second plan. Ils restent cependant une énigme pour beaucoup de Français. Et si, pour mieux les comprendre, approcher leur culture, il fallait passer par leur littérature ? Une œuvre emblématique, celle de Lakatos, peut nous y aider, originaire de Hongrie, pays dans l’actualité ces temps-ci… Hongrois et tsigane, Menyhért Lakatos (1926-2007), dans _Couleur de fumée _présente la vie d’un campement rom juste avant la Seconde Guerre mondiale. Ce roman, empli d’anecdotes souvent amusantes, présente de façon très juste, voire anthropologique, la vie quotidienne et parfois rocambolesque des Tsiganes de Hongrie. Lakatos est un véritable Proust tsigane ! En le lisant on découvre un peuple, une épopée et une nation à part entière. Mais comment délimiter et analyser cette voix artistique au-delà des frontières, cette littérature peut-être supra-nationale ? Etudier ces textes, c’est déjà mieux comprendre les cultures des Tsiganes.

Qui sont les Roms/les Tsiganes  ?

Représentant entre 10 et 15 millions de personnes, les Tsiganes vivent partout dans le monde, et forment en Europe la plus grande minorité. Selon Günter Grass, ce sont « les plus européens de nous tous ». Partout où ils vivent, ils constituent une minorité. Si, il y a des siècles de cela, ils ont émigré d’Inde du nord-est, leur identité tsigane s’est formée ultérieurement au fil de leur histoire commune. Ils ne forment pas une ‘diaspora’. C’est leur sort historique commun qui les constitue en peuple (cf. Shlomo Sand qui parle ainsi du « peuple » juif), construisant une homogénéité qui n’est pas totalement réelle.

Lakatos ed Babel. Editions Actes Sud

En effet, qui a-t-il aujourd’hui de commun entre un Gitan espagnol, dont les ancêtres sont installés en Espagne depuis des siècles et ne parlent qu’espagnol depuis que la langue fut proscrite, un Kalderash roumain, bilingue, dont les ancêtres furent esclaves en Moldavie et Valachie durant 500 ans, et un Gypsy traveller de Grande-Bretagne faisant partie de cette toute petite minorité de Tsiganes qui est nomade ? Si les points communs sont réels, gardons en tête que les différences tant historiques que culturelles, linguistiques et anthropologiques, sont nombreuses. Toute phrase affirmant une généralité sur « les Tsiganes » est donc vouée à être caduque, pour ne pas dire discriminante. Or on sait combien personnalités publiques ou privées ne se gênent pas pour proférer des généralités fondées sur rien d’autre que leur ignorance.

S’arrêter sur la lecture de textes littéraires écrits par des personnes se revendiquant comme Rom-Tsigane permet donc d’emprunter un autre chemin. Plus étroit que ces généralités, mais plus juste sûrement. Un chemin qui permet d’écouter une voix, une subjectivité qui a quelque chose à dire. La littérature, pour pouvoir prétendre exprimer des impressions et des réflexions universelles, le fait sur la base de voix individuelles.

Une littérature supranationale ?

La littérature tsigane existe dans de nombreux pays, dans autant de pays qu’il y a de Roms. Il y aurait donc là une catégorie de littérature indépendante des catégories nationales. Elle ne serait même pas un croisement entre différentes nations (ce qui la qualifierait alors de transnationale) mais a priori au-dessus des divisions nationales, supranationale. C’est sans doute la première idée qui vient à l’esprit. Pourtant, il ne s’agit pas, comme en parle Ottmar Ette, d’une « littérature sans résidence fixe » (Literaturen ohne festen Wohnsitz), une littérature de l’entre-deux.

Il faut cesser de dé-territorialiser ces textes, ces auteurs et ces personnes. Ces personnes appartiennent à des nations, la leur. La littérature, sculpture personnelle qu’un auteur fait de la langue, invite l’imaginaire des lecteurs à l’ancrer dans un espace.

Je souhaite donc ici proposer cette hypothèse : subissant un préjugé de lecture et d’« identité transnationale », certains textes souffrent en effet de n’être pas assez ancrés nationalement.

Quel critère permet de définir les littératures romani/tsiganes ? Une zone géographique délimitée ? Mais les Tsiganes, Gitans, Gypsies, Sinte, Manouches ou Roms vivent dans toute l’Europe, l’Amérique et une partie du reste du monde. Une langue commune ? Ce serait oublier que les écrivains roms écrivent pour certains en romanès, mais pour beaucoup d’autres dans leur langue nationale. Une similarité esthétique ? Rien n’est moins sûr, quand on réunit des œuvres littéraires aux genres aussi variés que le roman, le conte, la poésie, le poème en prose, le théâtre. Un cadre culturel ? Mais les univers culturels des auteurs sont aussi distincts que leur pays d’appartenance. Ne resterait-il donc qu’un critère ethnique pour justifier une telle notion ? Ce serait alors faire preuve de discrimination, aussi positive fût-elle, et misérablement réduire l’œuvre à son auteur. Parlons donc de littératures, pour marquer combien la diversité est maîtresse en ce domaine.

Une voix ancrée dans un lieu

Les écrivains tsiganes sont des personnes, qui écrivent dans une (ou deux) langue(s), qui ont été socialisées dans une (ou deux) culture(s), et qui réfléchissent dans leurs œuvres un monde, un contexte, le leur. Autrement dit, un écrivain tsigane est d’abord un écrivain ancré localement. Il appartient à un pays. Et il est une voix unique et originale. Cela est une évidence, mais la force des préjugés est telle qu’il faut le rappeler. La voix littéraire permet d’affirmer son humanité. C’est la force de la littérature contre la fiction des préjugés qu’on colle sur ces personnes.

Quels genres d’écrits ?

La Zingarina de Sandra Jayat. Ed Max Milo

On trouve tant des romans que des poésies, des pièces de théâtre, des récits autobiographiques. Il est frappant de voir combien presque toutes les œuvres littéraires écrites par des écrivains tsiganes intègrent dans leur discours la voix de l’autre, le préjugé de l’autre. Et ce, afin de montrer qu’il est faux. À la fois pédagogique et défensive, cette forme énonciative polyphonique permet au lecteur « gadjo » de partir de sa position d’ignorant-croyant-savoir, pour cheminer plus facilement dans l’œuvre.

Beaucoup de textes sont des récits de vie, les plaçant à la limite du texte littéraire. D’autres histoires sont marquantes par leur banalité, et c’est précisément l’intérêt de l’ouvrage : l’ordinaire, parce qu’il n’est habituellement pas représenté quand il s’agit de personnes tsiganes, devient extraordinaire. Cela permet aux protagonistes de n’être pour une fois pas d’emblée stigmatisés comme « différents », « étranges », « étrangers ». Dit autrement, ces vies singulières ne sont pas rabattues sur une appartenance qui englobe et dissout. Les héros ne sont donc pas « les Roms » au pluriel d’un ensemble confus de personnes sensées être toutes pareilles, mais des subjectivités singulières. Ce sont des hommes et des femmes avant tout, qui sont aussi des Tsiganes.

Beaucoup de textes encore servent à retravailler un passé collectif, que l’histoire nationale continue d’oublier (et l’oubli en ce cas est un quasi-négationnisme). Magda Szécsi en Hongrie parle du traitement subi sous l’époque soviétique. Ceija Stojka, Philomena Franz raconte ses années dans les camps d’extermination nazis, Sandra Jayat raconte sa vie de bohème dans le Paris des années 1960, Coucou Doerr raconte sa vie de Gitan entre la France et l’Espagne durant la Deuxième Guerre mondiale, Matéo Maximoff s’appuie sur les témoignages de ses ancêtres pour parler de l’esclavage qui a duré cinq siècles au cœur de l’Europe (jusqu’en 1865).

La définition que donnent Gilles Deleuze et Felix Guattari de « littérature mineure » s’applique de façon intéressante aux littératures romanis. Selon eux, elle revêt trois caractéristiques : « la langue y est affectée d’un fort coefficient de déterritorialisation,[…] tout y est politique,[…] tout prend une valeur collective ».

Le mieux que vous puissiez faire dès aujourd’hui, c’est d’aller lire des auteurs tsiganes. Non pas des livres sur les Tsiganes (toujours ce pluriel indifférenciant), mais bien des livres dans lesquels les auteurs parlent d’eux-mêmes. Un seul livre lu changera déjà votre vision du monde, fera vaciller vos convictions et… vous fera passer un agréable moment de lecture !

This article was originally published in English

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