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Pour créer des emplois, que peut le politique quand seul le patronat décide ?

François Hollande au CESE le 18 janvier 2016, évoquant la lutte contre le chômage. Yoan Valat/AFP

François Hollande, le 18 janvier au Conseil économique, social, environnemental (Cese), a semblé vouloir jouer son va-tout dans la bataille engagée depuis son élection contre le chômage de masse. Mais la critique qu’il a adressée au président du Medef Pierre Gataz, et à l’ensemble des employeurs, selon laquelle « le pacte de responsabilité a produit des résultats significatifs, mais encore insuffisants » est révélatrice d’une dure réalité pour les dirigeants politiques de tous bords : l’employeur-capitaliste est empereur en son royaume et le succès de l’action du législateur en matière de créations d’emplois demeure subordonnée à la liberté de choix de ces mêmes employeurs-capitalistes. Ce sont eux qui décident, in fine, de la réussite ou l’échec des politiques publiques et par là même de l’avenir des élus, tel un François Hollande ayant décidé de conditionner une nouvelle candidature à la présidence de la République à « l’inversion » de la courbe du chômage.

Seuls les « décideurs » décident…

« Ce sont les employeurs qui créent les emplois ». Cet énoncé, répété à satiété, autant par les organisations patronales que par les gouvernements successifs, de gauche comme de droite, est tout à fait juste dans le cadre de l’ordre productif capitaliste. Cela n’est d’ailleurs pas un hasard si l’on désigne souvent les employeurs-capitalistes par le nom de « décideurs ». En effet, l’appropriation privative des moyens sociaux de production confère aux employeurs-capitalistes le monopole de la prise de décision légitime au sein de l’entreprise privée.

Il est aussi nécessaire de rappeler le rapport de subordination juridique permanent caractérisant la relation que les salariés entretiennent avec ceux qui achètent leur force de travail en contrepartie du versement d’un salaire mensuel. Une réalité floutée volontairement par les euphémisations de la « novlangue néolibérale ».

Absolument prédominants au sein de « l’ordre usinier », ce sont les employeurs-capitalistes qui possèdent l’autorité juridique suffisante pour prendre les décisions en matière d’emploi. Ainsi, les créations d’emplois, à l’instar des éventuelles destructions dans le cadre des restructurations, ne peuvent être en dernière instance que de leur seul fait.

Réside, ici, l’une des principales contradictions du régime capitaliste, comme l’avait rappelé Isaac Joshua dans son dernier ouvrage : d’un côté le caractère socialisé du travail salarié et de l’autre l’appropriation privée des moyens sociaux de production qui prive les salariés de la capacité de décider collectivement des choix concernant l’activité productive à laquelle ils prennent part. La prise de décision demeure de tout temps totalement privatisée. Ni les salariés et les organisations syndicales représentatives, ni l’État lui-même ne disposent de moyens juridiques suffisants pour imposer aux employeurs l’embauche d’un ou de plusieurs salariés.

Ces différentes entités n’ont pas vocation à se substituer à la prise de décision des employeurs. Les entreprises du secteur productif privé demeurent, en économie de marché, des agents économiques indépendants au sein desquelles le détenteur du capital exerce une souveraineté exclusive. Le secteur productif privé n’est pas la fonction publique qui elle, a contrario, demeure le domaine réservé du pouvoir exécutif sous le contrôle du pouvoir législatif censé ratifier les décisions en la matière. Aussi le gouvernement peut-il décider, dans le cadre du budget annuel, du nombre de postes de fonctionnaires nécessaires, en prenant en compte certains paramètres : déficits publics, exigences de tel corps d’agents de l’État, ou doléances des ministres.

Des politiques publiques pour l’emploi…

Alors, certes, le gouvernement a la possibilité de mener des politiques incitatives en matière d’emplois. Depuis plusieurs décennies elles consistent principalement à encourager l’embauche de nouveaux salariés par une politique de « modération salariale » et une réorganisation néolibérale du marché du travail. Cette dernière passe, par exemple, par une sécurisation juridique des procédures de licenciements afin que les employeurs-capitalistes n’aient plus peur d’embaucher.

A l’inverse, le pouvoir exécutif peut décider, en recourant aux recettes keynésiennes classiques, de privilégier la demande de consommation des ménages, notamment les plus modestes qui ont une proportion à consommer plus importante que les hauts revenus, afin d’augmenter la demande de production des entreprises et, ainsi, les inciter à recourir à une main-d’œuvre supplémentaire. Il peut également décider de réduire de plusieurs heures la durée légale du temps de travail que ce soit à l’échelle de la journée, de la semaine ou de l’année. Cette politique est censée conduire les employeurs-capitalistes, pour compenser cette diminution du temps de travail voulue par le législateur, à recourir à de nouvelles embauches. L’État peut tout autant mettre au point un système de bonus-malus pour pousser les entreprises à privilégier la transformation de leurs profits en investissements de capacité au lieu de rémunérer d’abord la prise de risque des actionnaires sous forme de dividendes.

…mais des gouvernements toujours dépendants du patronat

Toutefois, s’il est incontestable que « l’État ne peut pas rien » en matière de créations d’emplois dans le secteur productif privé, qu’il peut faire preuve de volontarisme pour inciter les employeurs-capitalistes à prendre des décisions dans le sens de davantage de créations d’emplois, il n’en demeure pas moins, comme l’avait reconnu lucidement le premier ministre de la gauche gouvernante Lionel Jospin, « qu’il ne faut pas tout attendre de l’État » dans un régime capitaliste reposant sur la propriété privée et lucrative des moyens de production.

L’État ne peut pas se substituer aux employeurs-capitalistes et à l’unité de commandement existante au sein de l’entreprise capitaliste. Si les employeurs ne veulent pas embaucher parce qu’ils préfèrent arbitrer en faveur des dividendes, c’est-à-dire des profits improductifs, au détriment de l’emploi ou qu’ils décident de faire travailler davantage leurs salariés en recourant aux heures supplémentaires au lieu d’en embaucher de nouveau, personne n’y pourra rien. Le champ des possibles en politique économique s’arrête là où commence la propriété privée des moyens de production. Aussi le drame de l’État, c’est qu’il est en permanence soumit au bon vouloir du patronat. Aucune politique, aussi pro-business, aussi conforme fut-elle aux exigences des employeurs, ne saurait assurer a priori un quelconque succès dans la lutte contre le chômage de masse.

Le gouvernement socialiste, depuis qu’il est arrivé au pouvoir, est confronté à cette contradiction insoluble et indépassable. Même si depuis le début des années 1980 il a renoncé à tout « projet de transcendance sociale », autrement dit à toute politique ayant pour finalité la remise en cause de la propriété capitaliste et l’abolition du salariat en tant que mode d’organisation du travail. Aujourd’hui, ce n’est pas tant le « mur de l’argent » qui se dresse devant le gouvernement de François Hollande, que celui de la propriété privée des moyens de productions. Il n’existe aucune échappatoire pour l’exécutif, qu’il fût de gauche ou de droite. Les politiques en faveur de l’emploi mises en œuvre, il ne reste plus au gouvernement en exercice que d’implorer les employeurs-capitalistes de jouer le jeu, d’être reconnaissant, d’avoir « un comportement civique », ou « responsable ».

L’appel à la « reponsabilité » patronale

Déjà au début des années 1980, dans le cadre de la « guerre au chômage » engagée par le gouvernement Mauroy, des responsables socialistes, tel le premier ministre lui-même, exhortaient les employeurs français de « Foncer ! De faire tourner les entreprises comme jadis on faisait tourner les moulins ». Lors du premier congrès PS post-présidentielle à Valence (21-23 octobre 1981) après avoir laissé Jean-Pierre Chevènement, rappeler qu’il n’était nullement dans les intentions du pouvoir socialiste de remettre en cause « le système d’économie de marché » et qu’il fallait ainsi tenir compte des « besoins, des contraintes, des sensibilités de ces entrepreneurs ou exploitants », ce même Pierre Mauroy déclara aux congressistes : « Nous attendons des entreprises françaises qu’elles investissent ».

En 2014, trente après, l’histoire semblait bégayer. En effet, après l’annonce par François Hollande de la mise en place du « pacte de responsabilité », le Medef promit au gouvernement qu’il n’aurait pas affaire à des ingrats et que le patronat saurait être digne de sa confiance, qu’il créerait jusqu’à « 1 million d’emplois ». Pour cela, il fallait simplement laisser le temps aux entreprises sinistrées de reconstituer leurs marges, de recouvrer une confiance dans leur écosystème, avant de pouvoir envisager de nouveaux investissements créateurs d’emplois. Mais une chose était certaine, les créations d’emplois allaient intervenir tôt au tard. Le plus tard possible en réalité, au risque de conforter l’idée, une fois de plus, selon laquelle le chômage de masse, c’est-à-dire le fait de disposer « d’une armée industrielle de réserve » est une nécessité économique pour le patronat et par là même un choix délibéré.

Mais comment le gouvernement pourrait-il sanctionner les employeurs-capitalistes pour leur refus d’embaucher, alors qu’ils en auraient les moyens ? Exiger un remboursement intégral des baisses de cotisations sociales ou des aides publiques octroyées généreusement par la région ? Augmenter brutalement l’impôt sur les sociétés ? Autant de mesures jugées contre-productives par les employeurs-capitalistes et qui n’auront d’autres effets, diront-ils, que de décourager les investissements censés permettre une diminution du chômage.

Alors que peut faire un gouvernement, en capitalisme concurrentiel, pour favoriser une création d’emplois suffisante pour absorber la demande de travail ? Des politiques néolibérales misant sur l’amélioration de l’offre, ou des politiques keynésiennes ayant pour finalité l’amélioration de la demande. Puis, bon gré mal gré, il lui faut laisser aux employeurs-capitalistes le soin de décider du futur de l’emploi en France. Et il en sera toujours ainsi… à moins qu’un gouvernement ose s’engager dans une « stratégie de rupture » avec le régime juridique de la propriété capitaliste pour qu’à terme les employeurs ne disposent plus seuls de la liberté de choix en matière de créations d’emplois. Par exemple, par la médiation d’une « planification autogestionnaire » articulée avec une nouvelle étape de réduction du temps de travail à l’échelle de la semaine, de l’année ou encore de la vie.

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