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Pourquoi les concours d’éloquence se multiplient

L'éloquence permet de développer ces “soft skills” - créativité, aisance - si prisées par les entreprises. Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne, Author provided

Le 28 mai dernier, alors que la coupole du Panthéon est battue par les vents, trois cents personnes sont réunies dans la nef du temple républicain. Ont-elles bravé l’orage pour rendre hommage à l’un de ses illustres pensionnaires ? Dans tous les cas, en assistant à la finale du concours international d’éloquence de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne qui se déroule ce soir-là, elles saluent l’héritage de certains d’entre eux. Les huit étudiants qui se relaient devant elles incarnent l’engouement pour l’art oratoire qui anime les campus aujourd’hui.

La dynamique s’est enclenchée au début des années 2010, quand Sciences Po Paris, HEC ou leur consœur du Quartier Latin lancent qui, des cours dédiés, qui, des concours étudiants. On pourrait se demander pourquoi personne n’y a pensé plus tôt. Être capable de présenter clairement ses idées et de convaincre un auditoire, n’est-ce pas essentiel pour réussir sa vie civique et professionnelle ?

Le phénomène est d’autant plus surprenant qu’entre le milieu du XVIIIe siècle et 1902, ces compétences étaient jugées si importantes qu’elles donnaient leur nom à ce que nous appelons aujourd’hui la classe de première : c’était la fameuse classe de rhétorique, où les élèves découvraient les grands orateurs latins et grecs, auxquels s’ajouteront les français dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Comment expliquer cette éclipse de près de 120 ans dans l’apprentissage de l’éloquence en France, alors que le phénomène ne s’observe pas dans les pays voisins, ou à une échelle moindre ? C’est le fruit de l’histoire politique et pédagogique de notre pays, et d’une louche de ces bonnes intentions dont l’enfer est pavé.

La révolution romantique

La disparition de l’art oratoire dans l’enseignement secondaire se produit au tournant du siècle, entre 1897 – où paraissent les premiers manuels qui délaissent totalement les discours pour la littérature – et 1902, où une réforme entérine la fin de la classe de rhétorique.

Bien entendu, il s’agit là d’une appréciation à l’échelle du système d’enseignement complet. On ne saurait exclure qu’ici ou là, un professeur se soit mué en desperado de l’art oratoire. Il serait notamment intéressant de voir comment les collèges jésuites, en pointe au XVIIIe siècle dans cette pédagogie, ont traité la question à leur retour en France ; mais on n’abordera ici que des phénomènes généraux.

On considère souvent que c’est le romantisme qui a tué l’apprentissage de la rhétorique. Tel qu’il était enseigné en ce milieu du XIXe siècle, s’appuyant exclusivement sur des modèles antiques, cet art du « discours efficace » apparaissait hors contexte et usé. Il était devenu pour la génération romantique une sorte de conformisme de la parole. « Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe ! », proclame Victor Hugo lui-même, dans Les Contemplations (1856). Dans un siècle qui luttait pour être démocratique, le tribun perd du terrain face aux journaux, ces premiers médias de masse : la magie de la présence est concurrencée par la magie nouvelle de l’ubiquité.

Cette perception est alors surdéterminée par des enjeux politiques. Élément clé de l’éducation aristocratique, à l’instar de la conversation, l’art oratoire pouvait sembler un art d’Ancien Régime, à rebours de la spontanéité supposée d’une expression plus démocratique. Complication supplémentaire : on ne pouvait envisager l’éloquence moderne sans penser à la Révolution. Cette association, avec les protagonistes de la Terreur en particulier, retarda l’entrée des orateurs modernes dans les manuels scolaires du XIXe siècle, cantonnant l’apprentissage aux classiques latins et grecs.

Le règne de la dissertation

A la même époque, de nouvelles fonctions étaient assignées à l’enseignement massifié que mettait en place la Troisième République : à une pédagogie fondée sur l’imitation succède la mise en valeur de la faculté d’analyse. Commence alors le règne de la dissertation, sans partage, ou presque, pendant une grande partie du XXe siècle. Dans un siècle dévolu au culte du spécialiste, de l’opérateur standardisé voué à intégrer les rouages d’une grande machine (État ou industrie), les qualités favorisées par l’art oratoire devenaient inutiles, voire contre-productives.

Par ailleurs, la rhétorique paye le prix de son long monopole. Quand la littérature a triomphé – romans, poésie et théâtre se faisant enfin une place dans les manuels scolaires – le bébé éloquence a été, si l’on ose dire, jeté avec l’eau d’un bain rhétorique trop connu. L’élimination de cette compétence, jugée surannée, était d’autant plus facile que se trouvait réactivée la vieille polémique de Platon : prise isolément, l’éloquence serait séductrice, et propre à égarer la raison plutôt qu’à la fortifier.

Le type d’homme que forme l’apprentissage de la rhétorique n’était peut-être pas celui que souhaitaient privilégier les hommes de la Troisième République. Formuler une position, l’analyser de manière critique, la défendre, s’ajoute au plaisir narcissique que ressent l’orateur. Peu à peu, la découverte que, sur certaines questions, des opinions opposées sont parfaitement défendables du point de vue éthique et pratique, permet de développer une pensée autonome. Parce qu’elle contraint à se mettre à la place de l’adversaire, l’éloquence invite à réfléchir à la complexité du monde.

Pour les promoteurs de la massification scolaire de la Troisième République, un certain nombre de valeurs ou d’idées que l’on pourra rétrospectivement juger de manière contrastée (la République, l’Empire colonial, la raison, la revanche) étaient si indiscutables que les soumettre au débat n’était guère de propos. Les générations conditionnées à se sacrifier pour la revanche n’avaient pas besoin de cette école de doute et de relativisme qui, sans confondre toutes les valeurs, exige qu’on soit au moins capable de concevoir le système de valeur de l’autre.

Le modèle des facs de droit

Commençons par rappeler que la transmission de l’éloquence n’a pas entièrement disparu pendant le XXe siècle : elle s’est conservée dans le milieu de l’avocature, préservée par des structures mises en place en 1809 pour former les jeunes avocats, les « conférences d’exercice ». Deux des plus célèbres conférences modernes, la conférence Berryer et la conférence du stage, ont en grande partie inspiré la résurgence actuelle de l’art oratoire, partie des facultés de droit, avec notamment la création du concours Lysias, devenu depuis une véritable institution du monde étudiant.

Outre l’implication de l’enseignement supérieur, l’annonce voici quelques mois d’une réforme du bac introduisant un « grand oral » signe elle aussi le retour en grâce de l’éloquence. C’est une belle opportunité, à condition que l’on prenne le risque de faire confiance aux élèves, à leurs qualités d’expression, à leur faculté d’invention, bref, à leurs propres forces. Le pire serait de voir les candidats, comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui, venir ânonner des fiches rédigées par leurs professeurs.

Depuis sept ans que j’accompagne des étudiants en première année de droit à cet exercice, j’ai personnellement pu vérifier qu’ils en sont non seulement parfaitement capables, mais qu’ils n’attendent que de pouvoir faire leurs preuves. Les craintes d’une discrimination sociale, parfois évoquées, sont je crois infondées. Pour les raisons que l’on a vues plus haut, l’art oratoire est une compétence tout aussi oubliée dans les milieux privilégiés que dans les classes populaires.

L’expression orale ouvre une fenêtre de liberté, contrebalançant les frustrations que peuvent ressentir certains jeunes devant les difficultés de la langue académique. Ils comprennent fort bien ce que signifie marquer par la parole, d’autant qu’ils peuvent faire appel au répertoire de stratégies de la culture « jeune » (improvisation, stand-up, hip-hop…). Les mettre en présence des grands textes du patrimoine oratoire fait le reste.

Certains répondront que le niveau de langue exigé dans ces épreuves est éloigné de celui que les élèves emploient au quotidien ; mais cet argument est au contraire le plus déterminant : s’ils n’apprennent pas dans ce contexte à élargir leur palette linguistique, où l’apprendront-ils ? Sous couvert d’égalité des chances, ils et elles se retrouveraient assignés à résidence à vie dans la langue de leur milieu.

L’explosion du numérique renforce la magie de la présence et le besoin d’éloquence. Shutterstock/metamorworks

Le tremplin des nouvelles technologies

D’autres évolutions de société expliquent ce grand retour de l’éloquence et la promettent à un bel avenir : les révolutions technologiques des trente dernières années ont marginalisé la figure du spécialiste intermédiaire, celui-là même que le modèle éducatif inauguré à la fin du XIXe siècle cherchait à former à l’échelle industrielle. L’époque a davantage besoin de spécialistes de pointe, mais en petit nombre, et de généralistes curieux : le généraliste, c’est à la fois la figure de l’amateur chère à B. Stiegler, butinant de-ci de-là, et celle de l’entrepreneur, capable de rassembler des savoirs de domaines divers pour produire de la valeur. Dans ce contexte, ce qu’il est convenu d’appeler « compétences personnelles » ou « soft skills » se trouve fortement valorisé, et l’éloquence y figure en bonne place.

De la même manière, à une époque où les tâches cognitives routinières sont automatisées ou en voie de l’être, la créativité, la capacité de construire un rapport à l’autre deviennent de plus en plus précieuses ; là encore, elles sont au cœur de l’art oratoire.

L’éducation à l’éloquence a semblé caduque aux hommes du XIXe siècle qui observaient l’essor de la presse, premier des médias de masse. Nous vivons la fin de l’âge des mass media au profit des plates-formes et d’une atomisation des sources d’information. Nous assistons aussi à la fin du primat de l’écrit comme canal de communication pour les particuliers. À mesure que la vidéo devient un moyen d’expression personnelle, la question de la parole vive redevient d’actualité. On ne sera donc guère surpris de constater que les adolescents plébiscitent YouTube, où ils consomment mais aussi publient de la vidéo, par rapport à Facebook, qui reste essentiellement textuel.

La magie de la présence

Observons un autre effet de bord de la diffusion de plus en plus large de contenus en vidéo : on redécouvre la magie de la présence. Alors que la consommation de musique bascule vers le streaming, les auditeurs se précipitent en parallèle dans les salles de concert, comme si l’abondance de biens immatériels donnait plus de prix à la présence réelle. Le phénomène se mesure aussi à l’université : lorsque S. Thrun, professeur à Stanford, a commencé dans le cadre d’un des premiers MOOCs à diffuser son cours en direct sur Internet, il craignait que son amphithéâtre ne se vide. Le phénomène a été inverse.

La passion de l’expression de soi de la génération Instagram, qui est en permanence en train de signaler ce qu’elle est à un public – d’exhiber son ethos, en termes rhétoriques – a beaucoup à apprendre d’un corpus de techniques constitué au fil de 25 siècles. On retrouve dans la pratique du discours un grand nombre des satisfactions recherchées sur les réseaux sociaux, le prestige de la présence directe en prime.

Laissons le lecteur sur une dernière hypothèse : depuis ses débuts en Grèce au Ve siècle avant J.-C., l’éloquence a toujours été considérée comme une école éthique. Dans un âge dominé ici par les fake news, là par une indignation pavlovienne, artificielle, systématique, le recul qu’offre l’art oratoire est plus que bienvenu. On a hâte de voir et d’entendre ce que feront les générations qui auront bénéficié de ce vieil apprentissage reforgé aux feux du théâtre et de la communication moderne ; pas seulement pour la forme, mais aussi pour le fond.

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