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Emmanuel Macron et des membres du gouvernement rencontrent des représentants de l’association Ibuka pour la mémoire du génocide au Rwanda au palais de l’Élysée, en 2019. Philippe Wojazer/AFP

Pourquoi les débats sur le rôle de la France au Rwanda demeurent-ils aussi sensibles ?

Le 7 avril 2024 marque le début des 30èmes commémorations du génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda. A priori, Emmanuel Macron ne sera pas le premier président français à se rendre au Rwanda pour cet événement à la fois mémoriel et diplomatique ; toutefois, la France sera vraisemblablement représentée par une délégation ministérielle, confirmant ainsi la normalisation des relations entre les deux États.

En France, les commémorations n’ont été institutionnalisées par l’État à l’échelle nationale qu’à partir d’avril 2019. Auparavant, elles étaient surtout initiées par des associations de rescapés du génocide et des collectifs militants qui, par la même occasion, se mobilisaient pour faire reconnaître le génocide et alerter quant aux responsabilités françaises en 1994.

Étudier les mobilisations concernant le rôle de la France au Rwanda permet d’analyser la manière dont cette question, initialement abordée par un prisme politique et juridique, a été progressivement intégrée dans un processus de normalisation diplomatique. Le champ académique sur le sujet a longtemps été pris dans ces enjeux à la fois juridiques et politiques. Ainsi, lorsqu’il a été question en 2019 de recourir à une commission historique pour enquêter sur les responsabilités françaises, la composition d’une telle commission a été le sujet de nombreux débats.


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Les engagements de la France au Rwanda

Ancienne colonie allemande puis belge, le Rwanda a établi des relations diplomatiques suivies avec la France dès son accession à l’indépendance en 1962. Celles-ci se renforcent après l’arrivée au pouvoir de Juvénal Habyarimana en 1973.

Le Rwanda, considéré dans les années 1970 comme un modèle de réussite dans le domaine de la coopération internationale, a bénéficié d’un soutien conséquent de la part de divers États. Parmi ces derniers, la France se distingue en tant qu’allié privilégié dans le domaine de la coopération militaire. Et ce, malgré la continuation de politiques discriminatoires à l’encontre de la population tutsi de la part du gouvernement rwandais, qui provoquent l’exil de près de 600 000 personnes.

La question politique du retour des exilés se pose de manière croissante à partir des années 1980. Des Tutsi réfugiés des Première et Deuxième Républiques rwandaises créent en Ouganda le Front Patriotique rwandais (FPR), un mouvement politique armé qui revendique un droit de retour et de participation politique dans un contexte d’ouverture progressive du gouvernement rwandais au multipartisme. Le FPR déclenche le 1er octobre 1990 une offensive contre les Formes Armées rwandaises (FAR).

Cette guerre marque un tournant majeur dans les relations entre la France et le Rwanda. Dans la lignée de son rôle traditionnel de « gendarme de l’Afrique », la France lance à partir du 4 octobre 1990 l’opération Noroît, initialement destinée à l’évacuation des ressortissants occidentaux.


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Cependant, l’implication croissante des forces françaises dans les combats aux côtés du régime rwandais soulève des questions éthiques et politiques quant à la légitimité de cette intervention et à l’étendue de ses objectifs. Cet engagement militaire s’est maintenu jusqu’en décembre 1993, malgré les discriminations et les pogroms organisés contre la population tutsi en représailles des attaques du FPR. Suite aux processus de négociation d’Arusha entre les belligérants, qui prévoient le départ des troupes françaises, l’ONU met en place une mission d’assistance au maintien de la paix, la MINUAR.

Les tensions s’accroissent au début de l’année 1994, suite aux retards pris dans l’application des accords de paix et à la montée des discours ethnonationalistes pro-hutu. L’attentat contre l’avion dans lequel se trouvait le président Habyarimana marque le début du génocide des Tutsi. Dans les premiers temps après le déclenchement de ce dernier, la France conserve des relations diplomatiques avec le gouvernement intérimaire rwandais responsable des massacres.

Face à des accusations d’inertie de la communauté internationale, la France demande aux Nations unies, en juin, l’autorisation de lancer une opération sous mandat humanitaire. L’opération Turquoise est alors mise en place à partir du 22 juin 1994. Dans la continuité de leurs engagements depuis 1990, une partie des responsables politiques et militaires français persistent à interpréter les événements au prisme d’une lecture « interethnique » du conflit.

Des mobilisations pour faire reconnaître une responsabilité

Dès le début des années 1990, l’engagement militaire français aux côtés du régime Habyarimana avait suscité des débats. Des associations, des universitaires et des journalistes remettent en question non seulement la signification, mais aussi les répercussions de cet engagement, a fortiori après le début du génocide. Dans un contexte de cohabitation politique en France, les actions françaises au Rwanda alimentent également les divergences au sein de l’appareil d’État, mettant en lumière des tensions préexistantes entre ministères et services, à l’instar des tensions entre cabinet civil et militaire du ministère de la Défense.

La question d’une éventuelle qualification juridique de cette responsabilité est posée au lendemain du génocide par François-Xavier Verschave, alors président de l’association Survie, spécialisée dans la lutte contre la Françafrique. Ce plaidoyer visant à faire reconnaître le « soutien actif » de la France à un régime génocidaire en « connaissance de cause » a ensuite été repris par d’autres militants.

Ces débats autour d’une éventuelle qualification juridique de la responsabilité française soulèvent divers enjeux. Ils posent la question des juridictions compétentes, des qualifications possibles et des acteurs visés : l’État, des responsables politiques et militaires, mais aussi des acteurs privés concernés par des accusations de financement ou de commerce d’armes illégal.

Le 31 mai 2000, François-Xavier Verschave présente ses livres sur la Françafrique, à Paris, dans une librairie du Quartier latin, à l’invitation de la géographe Syvie Brunel. L’enregistrement est réalisé par Bernard Baissat.

En 1998, suite à une mobilisation d’associations et d’universitaires, une mission d’information parlementaire est mise en place pour examiner la politique menée par la France depuis 1990, suivant l’exemple d’une commission similaire en Belgique. Malgré cela, les débats persistent, notamment ravivés à l’occasion des 10èmes commémorations du génocide.

Un collectif de militants et de chercheurs lance une commission d’enquête citoyenne (CEC). Celle-ci remet en question les conclusions et les méthodes de la mission parlementaire, estimant insuffisante la reconnaissance par les députés d’« erreurs d’appréciations » à défaut d’une responsabilité.

Ces associations se saisissent de « l’arme du droit » et initient ou soutiennent plusieurs plaintes contre des officiers français à l’issue de leur enquête.

En réponse, dans une double logique de défense juridique et de plaidoyer pour la politique de la France au Rwanda, l’association France-Turquoise, composée principalement d’anciens officiers français, est créée en 2007. Cette association se fait notamment le relais des accusations portées contre le FPR pour des violences commises pendant la guerre mais aussi après celle-ci en République démocratique du Congo, justifiant ainsi a posteriori l’engagement de la France auprès des forces rwandaises entre 1990 et 1994.

Une partie de la controverse sur les responsabilités françaises est déplacée autour de l’examen des éventuelles responsabilités du FPR, parti politique alors au pouvoir au Rwanda depuis la fin du génocide, contribuant ainsi à un contexte de tensions diplomatiques entre les deux pays.

France et Rwanda au prisme des accusations réciproques

En raison des accusations mutuelles portées par la France et le Rwanda, les relations diplomatiques entre ces deux États ont été longtemps tendues.

Simultanément à la mise en place de la mission d’information de 1998, le juge antiterroriste français Bruguière a été saisi d’une plainte déposée par les familles des militaires français tués lors de l’attentat du 6 avril 1994, considéré comme l’événement déclencheur du génocide.

En 2004, le Rwanda a à son tour lancé une commission d’enquête sur l’implication de l’État français, connue sous le nom de commission Mucyo. Dans ce contexte, et suite à un mandat d’arrêt émis dans le cadre de la commission Bruguière à l’encontre de proches du président rwandais Paul Kagamé, les relations diplomatiques entre les deux États ont été rompues en novembre 2006.

La reconnaissance par Nicolas Sarkozy, en février 2010, de « graves erreurs d’appréciation » et d’« aveuglement » de la part du gouvernement français pendant le génocide amorce une phase de normalisation diplomatique.

Nicolas Sarkozy, YouTube, 2010.

Cependant, des tensions régulières persistent et marquent cette période diplomatique. Les 20èmes commémorations en 2014 sont ainsi marquées par un entretien accordé par Paul Kagamé au journal _Jeune Afrique_ dans laquelle le président accuse la France de participation au massacre, puis par l’annulation du déplacement prévu de la garde des Sceaux Christiane Taubira à l’occasion des commémorations et le refus d’accréditation de l’ambassadeur Michel Flesch par les autorités rwandaises.

En 2015, l’annonce par François Hollande de la déclassification des archives de l’Élysée concernant le Rwanda a été interprétée comme un signe de volonté de rapprochement. Toutefois, cette initiative a été largement critiquée par des collectifs militants français, qui y ont vu davantage un geste symbolique qu’une démarche véritablement effective. Du fait des normes contraignantes du Code du Patrimoine français et du rôle alors assigné à Dominique Bertinotti comme mandataire des archives Mitterrand, les archives de la présidence, seules concernées par cette déclassification, n’étaient pas consultables sans dérogation individuelle.

Un tournant Macron ?

L’élection d’Emmanuel Macron, premier président français à n’avoir pas exercé de fonctions politiques en 1994 et n’appartenant à aucun parti politique impliqué à l’époque, a créé un contexte plus propice à une normalisation des relations diplomatiques entre la France et le Rwanda.

Après plusieurs rencontres entre les deux chefs d’État, le président français a initié plusieurs initiatives mémorielles en avril 2019, dont la création d’une commission historique chargée d’enquêter sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi.

Cette commission, connue sous le nom de commission Duclert, du nom de son président, a rendu en avril 2021 un rapport de près de 1000 pages, concluant à « un ensemble de responsabilités lourdes et accablantes ».

Remise du rapport Duclert, 2021.

En parallèle, la publication d’un second rapport, réalisé par un cabinet d’avocats américain au nom du gouvernement rwandais, a également contribué à cette normalisation des relations bilatérales, qui a été entérinée par la nomination d’un ambassadeur de France au Rwanda et par des rencontres entre les deux chefs d’État.

La persistance du débat

Les conclusions du rapport Duclert, cet « ensemble de responsabilités lourdes et accablantes », ont été reprises par Emmanuel Macron lors de son discours à Kigali le 27 mai 2021. En excluant la qualification de complicité, le président français cherche avec ce discours à clore les débats autour de la judiciarisation de ces responsabilités.

En France, le rapport Duclert a d’abord offert le support à une forme de consensus, les uns soulignant l’avancée d’une telle reconnaissance, les autres se félicitant du rejet de la qualification en complicité.

Cependant, l’année 2021 n’a pas mis fin aux controverses entourant le rôle de la France au Rwanda. Des collectifs continuent d’interroger la possibilité d’une qualification juridique précise de cette responsabilité ainsi que la nécessité de mettre en lumière les aspects informels de l’engagement français entre 1990 et 1994, questionnant la possible implication de mercenaires ou des livraisons d’armes non autorisées. Ces questions de responsabilité de l’État continuent aussi de polariser les débats mémoriels nationaux, notamment autour du passé colonial de la France et de ses relations avec le continent africain.

Le président français, Emmanuel Macron, et l’historien Vincent Duclert lors de la remise du rapport, au palais de l’Élysée, à Paris, le 26 mars 2021. Ludovic Marin/AFP.

Dans le champ académique, la publication du rapport Duclert a ravivé des débats sur l’écriture de l’histoire en commissions mandatées par le pouvoir politique. Les méthodes et les sources utilisées par la commission française ont ainsi été questionnées : peut-on écrire une histoire des engagements français en se basant uniquement sur les archives institutionnelles françaises ?

Le recours à des commissions historiques sur des contextes bilatéraux précis soulève également la question de l’absence d’une analyse approfondie de l’histoire plus vaste des interventions extérieures françaises. En effet, la reconnaissance des responsabilités françaises au Rwanda ne repose pas sur une remise en cause du fonctionnement institutionnel qui a permis cet interventionnisme dans les années 1990. Ainsi, les relations rétablies entre les deux États depuis 2021 s’inscrivent davantage dans la continuité des relations franco-africaines plutôt que dans une rupture.

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