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Pourquoi les travailleurs immigrés sont-ils surreprésentés dans les secteurs « essentiels » ?

En France, les travailleurs immigrés occupent un dixième des emplois dans les secteurs essentiels. Shutterstock

Parmi les nombreuses questions soulevées par le projet de loi immigration du gouvernement, l’emploi des travailleurs étrangers en situation irrégulière a fait l’objet de débats animés, y compris au sein des institutions. Le Sénat a ainsi rejeté une proposition visant à pérenniser l’emploi des travailleurs immigrés sans papiers via l’octroi de cartes de séjours d’un an dans les secteurs particulièrement touchés par une pénurie de main-d’œuvre. L’Assemblée nationale avait ensuite réinscrit l’article dans le projet de loi avant que la commission mixte paritaire n’opte pour une version durcie du texte : le préfet du territoire concerné aurait, selon la version adoptée par les deux chambres le mardi 19 décembre au soir, toute latitude pour octroyer ou non les titres en question.

Il y a trois ans, la pandémie de Covid-19 soulignait déjà l’importance des travailleurs immigrés dans les secteurs dits « essentiels », au sens de la terminologie européenne, tels que la santé, les transports, ou l’agriculture, indispensable à la résilience des économies. En France, selon une analyse du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII), certains métiers essentiels sont en effet très dépendants de la main-d’œuvre immigrée : c’est le cas des agents de propreté et des aides à domicile, mais aussi des médecins hospitaliers.


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À l’échelle de l’Union européenne (UE), la France ne constitue pas une exception. Un an avant le début de la crise sanitaire et économique liée au Covid-19, les travailleurs nés à l’étranger, et en particulier les immigrés extracommunautaires, étaient en proportion plus nombreux à travailler dans les métiers essentiels que les natifs dans la plupart des pays de l’UE.

Dans une étude en cours, nous explorons des facteurs qui permettent d’expliquer cette surreprésentation.

Des disparités à profil équivalent

Nous avons tout d’abord comparé la probabilité d’exercer un emploi dans les secteurs essentiels pour des travailleurs natifs et immigrés en tenant compte de plusieurs caractéristiques observables telles que l’âge, le genre, l’expérience professionnelle, le niveau d’éducation et le statut matrimonial. Ces facteurs permettent-ils d’expliquer les différences observées ?

Nos résultats montrent qu’à profil équivalent, les disparités entre immigrés et natifs sont encore largement visibles. Dans près de deux tiers des pays de l’UE la probabilité de travailler dans les secteurs essentiels est plus élevée pour les immigrés que pour les natifs. Cela vaut particulièrement pour l’Italie, le Royaume-Uni (inclus dans notre étude de même que la Suisse et la Norvège) et dans les pays nordiques. Cette probabilité est supérieure de 5 % pour un travailleur immigré en France, et grimpe jusqu’à 12 % en Suède. Le Luxembourg, où cette différence est négative, fait figure d’exception.

Lorsqu’on s’intéresse aux emplois peu qualifiés dans les secteurs essentiels (au sens de l’OCDE), l’écart s’avère encore plus marqué. Les immigrés sont par exemple surreprésentés dans le secteur du nettoyage dans trois quarts des pays de l’étude. Dans d’autres secteurs essentiels comme les transports ou la santé, cette différence est moins marquée mais les immigrés restent surreprésentés dans la moitié des pays, notamment au Royaume-Uni, au Danemark, en Allemagne, en Italie et en Suède.

Si les caractéristiques individuelles ne suffisent pas à expliquer cette surreprésentation, quelles sont les raisons qui conduisent les immigrés à occuper des emplois peu qualifiés dans les secteurs essentiels ? Une des explications plausibles tient dans le désavantage structurel des immigrés sur le marché du travail en raison des obstacles institutionnels, linguistiques, juridiques, ou discriminatoires qu’ils peuvent rencontrer.

Ceux qui ont émigré à l’âge adulte

Notre étude analyse ainsi la manière dont la surreprésentation des travailleurs nés à l’étranger évolue en fonction de caractéristiques propres aux immigrés et susceptibles d’influencer leur intégration économique.

D’une part, l’âge auquel les travailleurs nés à l’étranger ont émigré est largement corrélé avec leur taux d’emploi. Les immigrés qui émigrent plus jeunes dans leur pays d’accueil bénéficient pour la plupart d’un avantage comparatif dans l’apprentissage de la langue du pays d’accueil et d’un bagage culturel et éducatif plus adapté à leur insertion dans le marché du travail.

À l’exception du Danemark, du Royaume-Uni et de la Suède, nos résultats indiquent que la surreprésentation des immigrés dans les secteurs essentiels touche ainsi exclusivement les immigrés qui ont émigré dans leur pays d’accueil après l’âge de 15 ans.

Des différences selon les lieux de naissance et d’étude

On sait également que l’éducation et l’expérience professionnelle acquises à l’étranger restent moins valorisées que celles obtenues dans le pays d’accueil. Les immigrés formés à l’étranger ont ainsi plus de risques de se retrouver au chômage ou d’occuper un emploi pour lequel ils sont surqualifiés que les immigrés titulaires d’un diplôme obtenu dans leur pays d’accueil.

À profil équivalent, on n’observe ainsi aucune différence entre les travailleurs nés à l’étranger qui possèdent un diplôme obtenu en Belgique, en France, en Espagne, en Autriche et en Suisse, par rapport aux travailleurs natifs de ces pays. À l’inverse leurs homologues titulaires de diplômes étrangers ont une probabilité beaucoup plus forte de travailler dans les secteurs essentiels.

Enfin, les immigrés originaires de pays membres de l’Union européenne occupent sur le marché de l’emploi des autres pays membres de l’UE des postes assez similaires à ceux des natifs, tandis que les perspectives d’emploi des immigrés extracommunautaires apparaissent nettement inférieures. Cela tient notamment à la discrimination raciale et ethnique dont ils sont victimes et à un statut légal défavorable.

Dans notre étude, le lieu de naissance semble ainsi importer autant que celui de l’obtention du diplôme : la probabilité qu’un immigré né dans un pays de l’UE travaille dans un secteur essentiel est identique à celle d’un natif en Belgique, en Espagne, en Irlande et en Norvège. Elle est plus élevée mais reste nettement inférieure à celle des immigrés extracommunautaires au Royaume-Uni, en Suède, au Danemark et en Allemagne.

Et le texte de loi dans tout cela ?

Des analyses complémentaires confortent l’hypothèse selon laquelle la surreprésentation des immigrés dans les secteurs essentiels découlerait de la position moins favorable de ces derniers sur le marché du travail.

Cette surreprésentation s’observe ainsi davantage dans les pays où les secteurs essentiels se distinguent par rapport au reste de l’économie nationale par une demande de main-d’œuvre accrue, un nombre significatif d’employés à temps partiel, une recherche active d’emploi, un sentiment élevé de surqualification et un statut professionnel faible, et lorsque la proportion d’employés percevant un salaire inférieur à la médiane de la distribution des revenus y est particulièrement élevée.

Face aux écueils que nous avons identifiés, pénalisant à la fois les pays d’accueil, qui se privent des compétences réelles des immigrés présents sur leur territoire, et les travailleurs immigrés eux-mêmes, la régularisation des travailleurs étrangers en situation irrégulière, envisagée dans la première mouture du projet de loi du gouvernement, n’aurait eu que peu de chances de faire évoluer la situation.

À l’inverse, l’ouverture du statut de fonctionnaires aux non-Européens – comme le propose le collectif de fonctionnaires Le Sens du service public – pourrait par exemple permettre d’améliorer la mobilité professionnelle des travailleurs extracommunautaires et leur insertion sur le marché du travail, avec des bénéfices économiques pour l’ensemble des parties concernées. Une alternative qui semble toutefois hautement improbable après le vote définif du projet de loi immigration par le Parlement mardi 19 décembre.


Nikolaj Broberg, économiste et analyste à la Direction de l’éducation et des compétences de l’OCDE est co-auteur de cet article.

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