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Bakou, le 3 février 2024, quelques jours avant la présidentielle. L’inamovible Ilham Aliev était opposé à plusieurs candidats fantoches, dont le mieux placé a obtenu 2 % des suffrages, contre 93 % au sortant. Tofik Babayev/AFP

Pourquoi y a-t-il encore des élections présidentielles en Azerbaïdjan ?

Dans un article récent, Bahruz Samadov, chercheur à l’Université Charles de Prague, spécialiste du Caucase et plus particulièrement de l’Azerbaïdjan contemporain, qualifiait la campagne en vue de la présidentielle anticipée de l’élection du 7 février 2024 de campagne « la plus ennuyeuse de tous les temps ». Il est vrai que ce scrutin, qui s’est soldé par la cinquième victoire, avec 92 % des suffrages dès le premier tour, d’Ilham Aliev – au pouvoir depuis 2003, après dix années de présidence de son père Heydar Aliev – était dénué du moindre soupçon de suspense.

Les libertés fondamentales sont régulièrement bafouées en Azerbaïdjan, et toutes les manifestations d’opposition véritable, quelles que soient leur échelle ou leur forme, sont muselées. Le pays, qui dispose des 20èmes réserves mondiales prouvées de pétrole (0,4 % du total) et des 25èmes réserves mondiales prouvées de gaz (0,5 % du total), fait pourtant office de partenaire de choix de nombreux acteurs internationaux, car il a acquis une position inespérée avec à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En effet, les sanctions adoptées contre Moscou ont officiellement interdit aux Européens de se fournir en gaz russe, et l’Europe a donc choisi de doubler ses exportations en provenance d’Azerbaïdjan.

En novembre 2022, Bakou a conclu un accord avec Moscou : les Russes y exportent du gaz, officiellement destiné uniquement à la consommation intérieure, mais en réalité réexporté ensuite par l’Azerbaïdjan vers l’Europe. Le respect de cet accord Aliev-Poutine devient alors une condition sine qua non de la politique énergétique européenne. En retour, les partenaires internationaux ferment les yeux sur la réalité de la situation politique dans le pays : il s’agit d’une dictature impitoyable envers ses opposants, à la tête de laquelle se trouve une seule et même famille pratiquement depuis la chute de l’Union soviétique.

Un pays transmis de père en fils

À la chute de l’URSS, c’est Aboulfaz Eltchibeï, président du Front populaire azerbaïdjanais, un parti antisoviétique favorable à la dissolution de l’URSS, formé quelques années plus tôt, qui prend le pouvoir. Le gouvernement nouvellement créé fait face, dans le même temps, aux victoires successives de l’armée arménienne au Haut-Karabakh.

Au printemps 1993, après la prise par les troupes arméniennes de la ville de Kelbajar (Haut-Karabakh), Eltchibeï déclare l’état d’urgence. Une alliance est alors formée entre l’ancien directeur du KGB, Heydar Aliev, et Souret Husseïnov, qui était à la tête de milices de volontaires azerbaïdjanais et avait été renvoyé par Eltchibeï après la perte du district. Les défaites successives conduisent l’Azerbaïdjan vers une crise politique : Souret Husseïnov prend les armes face au pouvoir en place, et le président Eltchibeï est contraint de fuir la capitale.

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Aliev arrive à Bakou le 8 juin 1993. Il prend la tête du Parlement le 15, et annonce quelques jours plus tard qu’il assume les fonctions présidentielles en l’absence d’Eltchibeï. Le Parlement approuve son arrivée au pouvoir. En octobre, des élections sont organisées, et Aliev est élu président avec près de 99 % des suffrages. Husseïnov devient son premier ministre. Aliev établit peu à peu son contrôle sur la vie politique et économique, et est réélu avec 78 % des voix cinq ans plus tard.

En 2003, sa santé devenant trop fragile, il renonce à se présenter une nouvelle fois à la présidentielle et « demande » à ses concitoyens de porter au pouvoir son fils Ilham, alors âgé de 42 ans. Ce dernier est élu le 15 octobre 2003, à l’issue d’un scrutin marqué par des fraudes massives. Son père décède deux mois plus tard.

Fresque murale à Bakou représentant le fils et le père Aliev. Chiara Neve/Flickr, CC BY-NC-SA

Ilham Aliev remporte toutes les présidentielles suivantes avec une marge plus que confortable : 88,73 % des suffrages en 2008, 84,55 % en 2013, 80 % en 2018, et donc 92 % en février dernier.

Chaque fois, les fraudes sont systématiques. Il fait face à des candidats d’opposition très conciliants, cooptés par le pouvoir, et la véritable opposition n’a que peu de relais. Certains, comme le blogueur Mahammad Mirzali, ont été contraints de fuir. D’autres, comme le chercheur Gubad Ibadoghlu, qui a été arrêté en juillet 2023, ont tenté de retourner en Azerbaïdjan. Il a été arrêté à l’été 2023 et est, à ce jour, toujours emprisonné. Les choses ont largement empiré au cours des dix dernières années. Illustration particulièrement éclatante : en 2013, les autorités ont accidentellement publié les résultats des élections la veille de celles-ci.

La fabrication de prétendus opposants politiques

Capture d’écran du site de Reporters sans frontières montrant le classement de l’Azerbaïdjan en matière de liberté de la presse. Cliquer pour zoomer. RSF

Si les élections ne sont que poudre aux yeux, et dans la mesure où chacun connaît les résultats à l’avance, pourquoi la dynastie au pouvoir continue-t-elle à en organiser tous les cinq ans ? Il y a, d’une part, la question du droit et de la Constitution, qui « proclame la création d’un État démocratique, juridique, laïque et unitaire, où le pouvoir de l’État est fondé sur le principe de la séparation des pouvoirs » et dont la famille régnante se prétend garante.

Par ailleurs, la tenue de ces simulacres de scrutins permet d’afficher l’existence d’une chimérique opposition qui serait autorisée à agir et à se présenter. Nous l’avons dit, Ilham Aliev a fait face, en 2024 comme lors des présidentielles précédentes, à plusieurs « adversaires ». Mais ils sont tous acquis au pouvoir ; ainsi, Zahid Oruj, arrivé deuxième cette année avec 2 % des suffrages, n’a pas vraiment de critique à formuler à l’égard du gouvernement. Idem pour les autres candidats.

Ce mirage d’une opposition autorisée permet de semer la confusion sur la scène intérieure et de servir un récit acceptable sur la scène internationale. Ainsi, en 2024, le gouvernement britannique, par exemple, déclare partager « un certain nombre de préoccupations concernant les élections qui se sont déroulées dans un environnement restrictif, en l’absence de véritables alternatives politiques », et ajoute que « de graves violations ont été observées, dont certaines vont à l’encontre du document de Copenhague de 1990, qui énonce un certain nombre de droits de l’homme et de libertés fondamentales ». Cependant, Londres se dit dans le même temps « prêt à soutenir des réformes électorales et des progrès dans le processus démocratique ».

C’est l’existence même de ce « théâtre démocratique » selon la formule de l’écrivain et activiste Samad Shiki, qui permet aux puissances étrangères de maintenir l’illusion selon laquelle Bakou serait un partenaire peu ou prou acceptable du point de vue des droits humains.

Un moyen de museler toute forme d’opposition véritable

Pourtant, il existe une opposition véritable en Azerbaïdjan, qui soutient la mise en place d’une démocratie. Ce fut le cas du mouvement Democracy 1918 dont les membres ont été arrêtés et assignés à résidence en août 2023, et qui a cessé ses activités à l’automne 2023. Son ancien leader, Ahmad Mammadli, a publié très récemment avec le chercheur Cesare Figari Barberis un article, qui analyse ces différents mouvements et l’impact qu’ils ont eu au cours de la dernière décennie. Les deux auteurs soulignent que le renforcement de la répression observé ces dernières années ne concerne pas uniquement les mouvements démocratiques, mais aussi les musulmans chiites, accusés de collusion avec l’Iran, les universitaires, les médias indépendants et les journalistes d’investigation.

Samad Shiki, qui a été observateur lors de la dernière présidentielle, relate avoir été témoin d’un grand nombre de fraudes :

« Il y avait des électeurs non enregistrés qui venaient voter, et qui ont voté plusieurs fois ; on a amené des gens en bus pour voter. Plutôt que de falsifier les élections, les autorités souhaitaient montrer que la participation était élevée. Ils voulaient montrer aux observateurs internationaux et aux médias que les gens venaient voter. Les votes ne sont pas comptés comme il faut. Même si les observateurs notent que 300 personnes sont venues, les autorités annoncent 500 participants. Le pourcentage des votes est même connu à l’avance. Les urnes ne sont pas montrées aux observateurs lorsque les votes sont comptés. »

Les observateurs internationaux sont autorisés et participent de ce théâtre dénoncé par l’écrivain. À la fin de l’année 2023, un certain nombre d’opposants et de journalistes ont été arrêtés, notamment les journalistes d’investigation d’AbsazMedia, une plate-forme qui proposait des enquêtes de fond sur différents sujets, et avait par exemple couvert les manifestations de Soyudlu contre la construction d’un second réservoir d’eau de l’été 2023. Les protestataires accusent l’Anglo Asian Mining PLC, qui administre la mine d’or de Gedabek, située près de leur village, de rejeter des substances toxiques dans le lac artificiel, polluant la région. Les manifestations ont été durement réprimées.

À cause de ces investigations, qui s’inscrivent d’ailleurs dans une enquête plus vaste menée avec le projet indépendant de Forbidden Stories sur l’Azerbaïdjan cité précédemment, Ülvi Hasanli, Mohammed Kekalov, Sevinç Vaqifqizi, Nargiz Absalamova, Hafiz Babali et Elnara Gasimova ont été arrêtés et placés en détention provisoire au mois de novembre 2023.

Pourtant, certaines manifestations écologistes ont été autorisées, et même encouragées par le gouvernement, dans le corridor de Latchine, à partir de décembre. Celles-ci, toutefois, servaient de prétexte pour contribuer à organiser une famine au Haut-Karabakh et contraindre l’intégralité des Arméniens de la région à l’exil après des bombardements en septembre. Ces fausses manifestations ont été organisées par les autorités elles-mêmes, et s’y trouvaient de jeunes volontaires et des soutiens du régime.

Les autorités azerbaïdjanaises poursuivent leurs opposants jusqu’à des milliers de kilomètres : Mahammad Mirzali, déjà cité, réfugié à Nantes, en a fait les frais, réchappant à plusieurs tentatives d’assassinat. En Allemagne, Gabil Mammadov a été battu dans la rue en 2020, par « des individus non identifiés ». En Suisse, Manaf Jalilzade été brutalement attaqué en avril 2022.

Nantes : tentatives de meurtres et menaces de mort, un journaliste azéri vit cloîtré chez lui, France 3 Pays de la Loire, 1er avril 2021.

La fausse opposition existant en Azerbaïdjan est finalement un outil politique comme un autre destiné à la fois à museler toute forme d’opposition véritable et à servir de relais au régime en politique intérieure. Sur la scène internationale, elle permet aux partenaires de Bakou de fermer les yeux sur les exactions et les faits de torture commis à l’encontre de tous ceux qui rêvent d’un Azerbaïdjan plus démocratique. La victoire d’Ilham Aliev au Haut-Karabakh lui a par ailleurs offert un regain de popularité certain, ce qui n’annonce certainement pas une future démocratisation du pays.

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