Même s’il convient de toujours avoir à l’esprit le caractère faillible des sondages, l’analyse des données récupérées à la sortie des urnes lors de la dernière élection présidentielle aux États-Unis fournit une photographie intéressante du vote des Américains selon leur affiliation religieuse.
Il en ressort que ce vote connaît actuellement une recomposition significative.
Les évangéliques blancs, toujours républicains…
Les chrétiens évangéliques blancs, qui représentent 76 % de la population évangélique et 25 % de la population votante, semblent fermement arrimés au camp républicain. Selon le National Election Pool et les sondages de sortie de l’AP/VoteCast, Donald Trump a récolté 81 % de leurs suffrages, soit à peu près la même proportion qu’en 2016.
Partout où leur poids démographique est le plus fort, les votes du collège électoral sont restés républicains. Les évangéliques semblent avoir continué à approuver le réalignement idéologique que la candidature et victoire de Donald Trump ont provoqué depuis 2016 au sein du parti républicain – un phénomène, rapidement qualifié de trumpisme, se voulant à la fois national-conservateur et chrétien. Son manichéisme populiste, accusant les élites libérales, les urbains progressistes, les immigrants, les médias, les féministes de détruire la « vraie » Amérique, par ailleurs morale et croyante, a pu encore une fois les convaincre qu’il était leur défenseur.
Robert P. Jones, directeur du Public Religion Research Institute et auteur de l’essai White Too Long : The Legacy of White Supremacy in American Christianity, tout comme les sociologues et co-directeurs de l’Association of Religion Data Archives, Andrew L. Whitehead et Samuel L. Perry, dans leur recherche Taking America Back for God : Christian Nationalism in the US, ont décrit la cristallisation raciale-nationaliste d’une partie importante du monde évangélique blanc sous le mandat de Donald Trump.
Par sa rhétorique, fondée pour une large part sur la dénonciation d’une supposée hégémonie du camp progressiste – lequel serait par définition hostile aux Blancs, aux chrétiens et aux « valeurs traditionnelles » –, Donald Trump a, tout au long de son mandat, conforté le sentiment des évangéliques que les chrétiens étaient discriminés et que leur liberté religieuse était en danger.
Dans les États de la « Sun Belt », en transition démographique – la population s’y mélange de plus en plus –, leur soutien à Trump a été encore plus important qu’au niveau national : 82 % en Floride, 89 % en Géorgie, 86 % en Caroline du Nord et 82 % au Texas. Selon Robert P. Jones, leur vote pour Trump a été une façon de résister à « la marée du changement démographique et culturel ».
… mais tiraillés à leurs marges
Cependant, des signes d’érosion de l’homogénéité de ce bloc se sont manifestés avant la campagne et pendant celle-ci.
Au sein du bloc évangélique blanc, la position jusqu’au boutiste en faveur de Trump, considéré littéralement comme l’élu de Dieu par un réseau croissant d’Églises pentecôtistes néo-charismatiques, aspirant par ailleurs au leadership sur le monde évangélique a aussi contribué aux remous d’une partie des responsables et des médias évangéliques qui ont pris leurs distances avec Trump. Certains ont tout récemment manifesté leur confiance dans le système électoral américain lors de la crise de transition. On a également davantage entendu les évangéliques sociaux, attachés aux valeurs de justice sociale et raciale, si intimement liées à l’histoire de l’évangélisme américain.
Les sondages avancent que Joe Biden a obtenu plus de votes parmi les évangéliques blancs dans les États clés qu’au niveau national. De même, les minorités ethniques évangéliques, noires, latinos et asiatiques, traditionnellement démocrates, sont en croissance numérique.
Cependant, les Démocrates auraient tort de compter sur leur soutien complet : les évangéliques latinos ont plus tendance à voter républicain que démocrate, à l’instar de leurs homologues blancs, ce qui conduit à nuancer l’idée de l’émergence d’un front évangélique progressiste propice aux fortunes électorales du parti de l’âne.
Des catholiques diversifiés qui convergent au centre
Pris globalement, le vote catholique est revenu à quasi-parité entre Républicains et Démocrates, soit 50 % pour Trump et 49 % pour Biden ou inversement selon les sondages. Dans le détail, la répartition raciale et sociale de cette population, la plus diversifiée de toutes les dénominations américaines et la plus importante démographiquement derrière les évangéliques (22 % de l’électorat, composé pour deux tiers de catholiques blancs et pour un quart de catholiques latinos), se combine avec leur nombre élevé dans certains États (Rust Belt, Nouvelle-Angleterre et Sun Belt). Ces États ont été et resteront des États clés. La palette des références catholiques proches des positions démocrates (sur l’immigration, l’accueil des réfugiés, la justice sociale, le juste salaire, le droit à la santé, l’éducation, le bien commun, y compris sanitaire et environnemental) a permis – malgré une forte mobilisation des catholiques conservateurs en faveur de Trump – des « désengagements partisans » qui ont réduit leur propre polarisation.
Une part plus importante encore que chez les évangéliques de blancs catholiques, à la fois conservateurs et plus pratiquants, a rompu l’amarre qui la rattachait au camp républicain. C’est la surprise attendue de ce dernier scrutin. Selon les deux sondages de sortie des urnes, Joe Biden a réduit l’écart qui le séparait de Trump chez les catholiques blancs de 12 ou 13 points. La raison en est double : Trump ayant rempli leur objectif judiciaire (3 juges conservateurs nommés à la Cour suprême), les catholiques ne sont pas passés, cette fois-ci, par-dessus sa personnalité rebutante. Ensuite, Biden aura manifesté une foi suffisamment sincère et un projet politique suffisamment modéré pour qu’ils se souviennent de son appartenance catholique. Ainsi, alors qu’ils avaient voté à 64 % pour Donald Trump en 2016 et qu’ils sont restés concernés par le même rejet de l’avortement et du mariage pour les homosexuels, les catholiques blancs ne sont « plus » que 57 % à avoir voté pour le président sortant en 2020.
Dans les États clés du Wisconsin, du Michigan et de Pennsylvanie, ces mêmes catholiques blancs ont encore un peu moins voté pour Trump que leur moyenne générale (54 %). Leurs points de différence ont contribué à faire basculer lesdits États pour Biden, lequel y a également récolté une large majorité des électeurs religieux non blancs.
Enfin, si les Hispaniques catholiques ont voté à 67 % pour Joe Biden, les électeurs latinos d’origine cubaine, vénézuélienne et nicaraguayenne de Floride ont majoritairement voté républicain, notamment par opposition au tournant « socialiste » ou « laxiste » supposé du Parti démocrate, démentant la loyauté inébranlable des Latinos envers le parti de l’âne. Les Républicains ont aussi enregistré des gains très significatifs chez les catholiques mexicains du Texas, ce qui s’explique en partie par leur conservatisme sur les questions sociétales.
Les questions de justice raciale ont particulièrement contribué à fissurer le mur des catholiques pratiquants et d’une part des évangéliques. Tandis que 7 évangéliques blancs sur 10 considéraient avant les élections que les meurtres d’Afro-Américains par la police étaient des incidents isolés plutôt qu’un problème de racisme (73 % en 2015 et 70 % en 2020), la proportion de catholiques blancs partageant cette perception a chuté de 13 points (71 % en 2015 à 58 % en 2020). De même, quoique conservateurs, patriotes et sensibles à la rhétorique du remplacement démographique, les catholiques blancs sont moins inquiets de l’altérité ethnique et plus sensibles à l’éradication de la pauvreté comme cause politique. Ils sont également susceptibles d’accepter plus de compromis sur les questions relatives aux droits des minorités sexuelles et acceptent majoritairement – sans l’approuver pour autant – la légalité de l’avortement.
La nouvelle religiosité du Parti démocrate : un bon calcul ?
Durant sa campagne, Joe Biden a largement insisté sur sa foi et multiplié les mains tendues vers l’électorat croyant, même si les catholiques conservateurs ont dénoncé la « superficialité » de ses positions, mettant en avant ses revirements sur des questions telles que l’avortement ou les droits des personnes LGBTQ.
Ce positionnement de Joe Biden lui a permis d’obtenir le soutien de nouveaux groupes comme les « progressive pro-lifers » ou les « pro-climate Christians ». Dans le même temps, laConférence épiscopale des États-Unis a pris des positions très fermes sur les questions de migration, de pauvreté, de racisme et de santé.
Pendant la campagne démocrate, la traditionnelle défense des minorités sexuelles – qui est absolument acquise au sein de ce parti – a été moins valorisée que la promotion des femmes, sans parler de l’appel constant de Biden à la « décence ». Cela a abouti, dans le discours de victoire de Joe Biden, non seulement au retour de la rhétorique biblique de bénédiction qu’emploient régulièrement les présidents des États-Unis comme grands prêtres d’une religion civile toujours vibrante mais également à la récitation d’un hymne catholique qu’aimait son fils décédé, Beau, paroles dédiées à tous les Américains en souffrance.
L’inflexion religieuse du Parti démocrate va-t-elle contrarier le dernier groupe d’électeurs désormais le plus important, à savoir les Américains sans religion, qui ont voté pour Biden à plus de 70 % ? Ce groupe, qui vote davantage pour l’aile socialiste du Parti démocrate, n’a cessé de croître et avoisinerait désormais les 25 % de la population. Il comprend la jeune génération des millennials, beaucoup plus sécularisés que les générations précédentes. Il semblerait que, pour l’instant, cette masse grandissante, si elle est particulièrement « ouverte » en matière de mœurs, est également ouverte au pluralisme religieux et racial, cherchant à protéger la minorité musulmane, également très démocrate. Le parti doit donc, plus que jamais, s’il veut à la fois ménager sa tradition laïque et récupérer l’électorat croyant, se présenter comme la formation du compromis et de l’inclusion.