Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (du 5 au 13 octobre 2019 en métropole et du 9 au 17 novembre en outre-mer et à l’international) dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition aura pour thème : « À demain, raconter la science, imaginer l’avenir ». Retrouvez tous les débats et les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
Sur la Côte d’Azur, la rade de Villefranche et la « mer de Nice » qui l’entoure ont une particularité unique en Europe : elles sont proches des eaux très profondes, du fait de la quasi-absence de plateau continental dans cette zone. Les organismes marins qui peuplent cette zone sont donc à la fois typiques des eaux côtières mais aussi des eaux profondes de la Méditerranée, donnant lieu à une large variété d’espèces.
Cette découverte remonte au début du XIXe siècle lorsque François Péron et Charles Lesueur, deux naturalistes français, s’intéressent à la faune de la rade. En 1810, ils publient les résultats de leurs explorations dans la baie, et présentent des espèces jusqu’alors inconnues, comme la Ceinture de Vénus (Cestum veneris).
La richesse de cette faune suscitera après eux l’intérêt de nouveaux explorateurs : zoologues, dessinateurs ou encore architectes des monuments parisiens.
Monographies illustrées
Après François Péron et Charles Lesueur, le naturaliste niçois Jean‑Baptiste Vérany se distingue en réalisant de nombreux dessins de la faune locale. C’est à lui que l’on doit notamment la découverte en 1834 d’un superbe calamar des profondeurs, le Chiroteuthis veranyi.
Mais c’est sans aucun doute Karl Vogt, professeur de zoologie de Genève, qui rendit le mieux compte de la variété exceptionnelle des organismes vivants de Villefranche en passant ses hivers sur la côte. Ses monographies richement illustrées décrivent nombre de ses découvertes, certaines réalisées avec l’aide de Jean‑Baptiste Vérany.
Après Vogt, Johannes Müller, professeur de médecine à Berlin, marquera à son tour l’histoire de Villefranche avec ses descriptions d’organismes marins, et notamment les radiolaires, animaux microscopiques dotés de squelettes d’une rare complexité.
Haeckel et les radiolaires
Disciple de Müller, le jeune Ernst Haeckel, alors âgé de 22 ans, se rend en 1856 à Villefranche pour observer les radiolaires qui joueront un rôle clé dans ses travaux ultérieurs. Haeckel est à l’origine de la popularisation des organismes de Villefranche dans le monde, et à l’introduction des radiolaires à Paris dans leur forme surdimensionnée et artistique.
En 1864, huit ans après son voyage initial, Haeckel revient à Villefranche après le décès brutal de son épouse Anna. Six semaines durant, il observe à nouveau les radiolaires.
Haeckel était un scientifique renommé – on lui doit en 1866 l’introduction du terme « écologie » – doublé d’un artiste de grand talent. Vers la fin de sa vie, il fait paraître Formes artistiques de la nature, un livre d’illustrations composé de 100 planches publiées, entre 1899 et 1904, en plusieurs lots. Cet ouvrage rencontre alors un large succès et influence les designers et architectes du mouvement Art nouveau. Avec les illustrations d’Haeckel, les animaux marins découverts dans la rade de Villefranche pénètrent dans les foyers européens.
Source d’inspiration artistique
Parmi les artistes et designers qui se sont inspirés des illustrations de Haeckel, le plus enthousiaste est sans doute l’architecte René Binet, figure de proue du mouvement de l’Art nouveau. Dès 1887, bien avant la parution de Formes artistiques de la nature, il commence à suivre le travail de Haeckel sur les radiolaires. En 1900, pour l’Exposition universelle, la structure de la Porte monumentale qu’il imagine s’inspirerait de l’une des illustrations préférées de l’architecte, le radiolaire dénommé Clathrocanium reginae.
Haeckel semblait avoir un faible pour ce radiolaire qui apparaît également dans les planches de Formes artistiques de la nature publiées en 1901. René Binet le mettra pour sa part en avant dans ses Esquisses décoratives, qui comporte des dessins d’une infinité d’objets inspirés de ces créatures marines – des interrupteurs électriques aux bijoux, en passant par des structures pour les jardins.
Si la Porte monumentale de Binet n’existe plus, un autre de ses chefs-d’œuvre inspirés des radiolaires est lui encore debout : la célèbre coupole des Grands Magasins du Printemps. C’est Binet qui conçut en 1907 l’extension des lieux et imagina un hall central pour le nouveau bâtiment haut de six étages et éclairé par une grande coupole dont la structure ressemble beaucoup à celle des Sethophormis eupilium, décrit par Haeckel lors de son expédition Challenger de 1872–1876.
Après l’incendie qui a ravagé le magasin en 1881, de nouveaux vitraux seront installés sur la coupole en 1923 puis enlevés pour être mis à l’abri au début de la Seconde Guerre mondiale. Redécouverts et remontés dans les années 1970, ces vitraux abritent aujourd’hui la brasserie du Printemps, située au sixième étage.
Une rencontre entre art et sciences
Grâce à Ernst Haeckel et à René Binet, les illustrations d’animaux marins de Villefranche se sont imposées dans de nombreuses maisons et ont influencé des constructions monumentales à Paris. Si les deux hommes ne se sont jamais rencontrés, tout porte à croire qu’ils se sont écrit. Binet a envoyé une copie de ses Esquisses décoratives à Haeckel en hommage à celui dont le travail l’avait tant inspiré. Les œuvres de Binet ont elles aussi peut-être influencé Haeckel dans l’élaboration de certaines planches de son livre Formes artistiques de la nature.
Une telle synergie pourrait-elle se produire aujourd’hui ? Cela semble assez compliqué. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la science et l’art étaient des disciplines bien moins cloisonnées : les scientifiques faisaient de l’art en créant des illustrations et touchaient souvent à l’artisanat en construisant eux-mêmes leurs instruments.
Mais il existe bien sûr quelques exceptions, comme ces artistes qui s’efforcent de sensibiliser le public à la beauté du monde naturel, menacé par le changement climatique. On pourra inviter en guise de conclusion les lecteurs à aller découvrir les créations de l’Américaine Mara Haseltine qui s’est notamment intéressée aux formes microscopiques du vivant.