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Qu’avons-nous appris de la canicule de 2003 ?

A Clermont-Ferrand, le 25 juin 2019. Thierry Zoccolan/AFP

En ce mois de juin surchauffé, revenir sur la canicule meurtrière de 2003 est riche d’enseignements. Le choc à l’époque fut immense : en quelques jours d’août, on avait donc laissé mourir 15 000 personnes sans réagir. Le ministre de la Santé et le plus haut fonctionnaire de son administration démissionnèrent, les commissions d’enquête se multiplièrent, les rapports s’empilèrent. Il fallait trouver des responsables, et bien entendu, il fallait faire en sorte qu’on ne voit « plus jamais ça ».

Des facteurs de mortalité non directement liés aux soins

D’un point de vue strictement médical, une canicule ne devrait pas créer un problème significatif. La prévention des effets sur l’individu est facile, le diagnostic aisé, le traitement nécessite peu de moyens. Pour qu’une canicule produise une mortalité aussi forte dans un pays qui a un système de santé développé, il faut des facteurs non directement liés aux soins.

D’un point de vue sociologique, c’est l’isolement qui a été vu comme le facteur principal de la mortalité. Selon une enquête ultérieure très fouillée, les victimes de la chaleur étaient des personnes rejetées aux marges de la société, négligées, ignorées. Elles ont subi les conséquences conjuguées du changement climatique, de l’urbanisation massive et des structures sociales.

Il a été abondamment noté que la canicule a frappé en majorité des personnes âgées. Cependant, l’âge n’est devenu un facteur de mortalité que combiné à l’isolement. Alors que les nourrissons, par exemple, sont aussi vulnérables à la chaleur que les personnes âgées, on n’a déploré que six décès pendant la canicule de 2003. De plus, d’autres catégories ont été touchées : les mal-logés, c’est-à-dire les pauvres ; et les personnes marginalisées et souffrant de maladies (sida, obésité…) ou de dépendances (alcool, drogues…).

La canicule de 2003 est, selon cette enquête, un révélateur de la structure de la société, des divisions multiples mais invisibles entre ceux qui comptent et ceux qui ne comptent pas. Ces derniers ne sont comptés que lorsqu’ils décèdent.

Des autorités prises de court

On peut faire également une lecture organisationnelle de la crise. En effet, même si l’opinion publique s’est beaucoup émue des cas de corps non réclamés ou retrouvés tardivement, l’isolement des victimes n’était pas tel que les malades et les décès soient passées totalement inaperçus.

Dès les débuts de la vague de chaleur, en effet, les informations sur l’accumulation des victimes étaient disponibles en abondance : services d’urgence saturés, urgentistes en colère, SAMU et pompiers débordés par les appels, constats de décès délivrés en nombre par les médecins, etc. Pourtant, le gouvernement et les autorités de Santé ont mis plusieurs jours avant de réaliser l’ampleur du phénomène. Elles n’ont réagi de manière significative qu’à la toute fin de la période de chaleur.

Tout porte à croire que les autorités ont été prises de court. On peut y voir un trait constant des grands appareils publics ou privés. Faites pour fonctionner sur un rythme stable, ces grandes organisations ne savent pas gérer les surprises et réagissent trop lentement. Il reste, cependant, que les autorités centrales semblent vraiment ne pas avoir « vu » la crise. Autrement dit, le problème n’est pas qu’elles ont mal réagi à la surprise, mais qu’elles ont reçu la surprise (c’est-à-dire, compris la situation) avec retard.

Un risque sanitaire absent des esprits

En 2003, en France, l’idée qu’une canicule constitue un risque sanitaire majeur n’est pas présente dans les esprits. Il suffit de voir les titres de la presse de l’époque : la canicule, c’est d’abord la sécheresse pour les agriculteurs, plus de feux de forêt, des problèmes de refroidissement pour les centrales nucléaires, et des gens qui se baignent dans les fontaines du Trocadéro.

Les informations disponibles ne sont pas agrégées. Celles qui remontent aux décideurs centraux sont partielles. Par l’effet d’un biais de confirmation, ces signes sont ignorés ou minimisés. Des coups de chaleur ? Mais c’est commun en été. Des décès en surnombre ? La mortalité a un pic en été et en hiver, c’est normal. Des urgentistes se plaignent ? Mais ils se plaignent tout le temps ! Le ministre de la Santé, médecin lui-même, est ainsi passé à la postérité pour avoir expliqué que tout était sous contrôle en apparaissant à la télévision en polo sur son lieu de vacances (ombragé).

Localement, les acteurs de la santé font face en improvisant. Aucun hôpital, cependant, ne déclenche les mesures exceptionnelles prévues en cas d’événement sanitaire exceptionnel.

L’allocation du blâme et des responsabilités

Qui faut-il donc blâmer ? Après chaque crise, on cherche les responsables. Les commissions d’enquête parlementaires et les organismes d’inspection (ici, l’IGAS) sont là pour ça. Ou plutôt, semble-t-il, elles sont là pour orienter la recherche des responsables et l’allocation du blâme.

Au fil de sept rapports successifs, une version « officielle » de la crise se dessine : la crise de la canicule est la triste histoire d’une faillite de l’alerte et d’un déficit d’anticipation qui ont révélé les déficiences structurelles du système de santé. Cette explication fait porter tout le poids de la responsabilité sur les strates supérieures du système administratif, décrites comme excessivement bureaucratiques (cloisonnées, lentes, procédurières, etc.).

Pourtant, d’autres faits méritent d’être questionnés. La médecine « de ville » n’a pratiquement pas vu la crise. Fondement de notre système de santé, elle est passée à côté d’un problème qu’elle avait pourtant vocation à traiter. Son absence invitait à questionner les rôles désormais assurés ou non par les médecins libéraux. D’abord critiquée en ce sens par un premier rapport, la médecine de ville sera ensuite exonérée de toute responsabilité.

Si l’organisation de l’État est critiquée, celle des hôpitaux n’est pas mise en cause. Pourtant, les urgentistes se sont plaints de n’avoir pas reçu assez d’aide des autres services hospitaliers, jaloux de leurs lits et peu disposés à les voir occupés par des vieillards mal en point. Les rapports se contentent de louer le dévouement des personnels impliqués et concluent que les hôpitaux ont fait ce qu’ils pouvaient.

Le volume des décès dans les Ehpad est, en revanche, jugé inacceptable. Des trois rapports commandés à l’IGAS (un sur la médecine de ville, un sur les hôpitaux, un sur les Ehpad), seul ce dernier est véritablement à charge. Ainsi, les victimes les plus « silencieuses » étaient-elles les moins isolées ? Ou bien faut-il considérer les Ehpad comme des dispositifs d’isolement collectif ?

L’alibi de la bureaucratie

Il n’est pas difficile de faire une lecture politique de cette allocation des responsabilités. Les médecins libéraux venaient juste de défier longuement le gouvernement. De plus, ils sont abondamment représentés au Parlement. Les conflits internes chroniques dans les hôpitaux ne devaient pas être attisés. Les Ehpad, eux, n’avaient guère de pouvoir d’influence.

Enfin, hormis la démission (sans autre suite) du ministre de la Santé, les responsables politiques n’ont guère été mis en cause. Dans une argumentation qu’on retrouve souvent, ils auraient été mal informés et mal conseillés par leurs administrations. Mais n’est-ce pas leur rôle que d’aller au-delà des comptages et des procédures pour définir publiquement les situations ? Un ministre n’est-il qu’un super-préfet ? Qui d’autre qu’un responsable politique de haut rang peut prononcer un état de crise et établir symboliquement que la situation est exceptionnelle ?

Sur un plan plus général, la crise a révélé les faits suivants, toujours d’actualité, hélas. Les services d’urgence sont toujours saturés et les urgentistes en colère. Les Ehpad fonctionnent mal, les mouvements sociaux récents en témoignent. La bureaucratie est toujours un bouc émissaire facile, derrière lequel le politique peut s’abriter. Et la vigilance est toujours conçue comme une lecture attentive d’informations relatives à des événements attendus, alors qu’elle repose avant tout sur la capacité à imaginer des phénomènes inattendus.

Sur l’autoroute A25, près de Lille, le 26 juin 2019. Philippe Huguen/AFP

Bien plus tard, quand les épidémiologues eurent fini leurs comptages, on s’aperçut que d’autres pays d’Europe avaient également énormément souffert, sans pour autant connaître des polémiques majeures. Faut-il les envier ou les plaindre ?

En France, les canicules sont désormais prises très au sérieux. Elle a sans doute été dans les mémoires en 2009 quand les pouvoirs publics ont mis en place un dispositif massif et fort coûteux en prévention d’une pandémie grippale qui s’est révélée bien moins dangereuse qu’on ne le redoutait. Pas assez de prévention, trop de prévention : le calcul de l’action juste est semble-t-il bien délicat. L’accepterons-nous ?

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