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Quelle place pour les arts et la culture dans les transitions territoriales ?

Cinema Usera (Madrid). Un espace culturel ouvert sur le quartier, lieu de rencontre et de participation pour les habitants. Todo Por La Praxis. TXP

« L’être humain dispose d’un pouvoir d’imaginer, qui est aussi un pouvoir de configurer le monde », nous dit le psychanalyste François Roustang. Et dans un monde marqué par une succession de « crises sans fin », le pouvoir des imaginaires joue à plein pour inventer les récits et les scénarios du « monde d’après ».

La sociologue Alice Canabate identifie trois grands scénarios. Le scénario de l’effondrement, fataliste voire mortifère, se fonde sur l’hypothèse d’un « effondrement systémique » imminent. La disparition des énergies fossiles, le manque de ressources et l’augmentation des inégalités compromettraient l’ensemble de nos systèmes civilisationnels. Dans ce scénario, certains n’hésitent pas à appeler à un démantèlement immédiat des métropoles. Les grandes villes, qui étaient pensées jusque-là comme les berceaux des civilisations, sont désormais considérées comme des infrastructures « barbares » et responsables de l’effondrement du vivant et de nos écosystèmes naturels.

Un deuxième scénario, technologiste, invite à conforter nos régimes dominants, en accélérant les solutions techniques susceptibles de soutenir une croissance économique verte. C’est bien évidemment le scénario dominant, avec en toile de fond une magnifique stratégie de déni. Dans ce scénario on reste fasciné par les très grands projets, qui célèbrent les progrès techniques et qui créent l’illusion que nous maîtrisons encore notre avenir. On pense aux projets de smart cities, à l’image du projet Masdar city aux Émirats Arabes Unis, qui vise à créer une ville écologique… en plein désert.

Le troisième scénario, plus timide, prend progressivement de l’ampleur. Ce scénario, sociétal, mise sur nos capacités d’action collective, de résilience et de créativité. Face à des institutions publiques dépassées par l’ampleur des crises, des mouvements écologistes, scientifiques ou culturels appellent à une « grande transition » et à une transformation radicale de nos régimes sociotechniques et politiques.

Des politiques publiques dans l’impasse : la ZAN

Dans ce troisième scénario, nos élus et nos décideurs sont fortement sollicités afin de concevoir des politiques publiques en mesure de limiter drastiquement l’artificialisation des sols, la destruction de la biodiversité, l’usage des ressources naturelles et des énergies fossiles. Un des exemples actuels concerne les objectifs de « zéro artificialisation nette » (ZAN), les objectifs ZAN, fixés par la loi Climat et résilience de 2021. Cette loi vise à lutter contre l’étalement urbain, dans la mesure où l’artificialisation des sols a des conséquences néfastes sur les écosystèmes naturels, le changement climatique, la qualité de l’air ou de l’eau.

Mais la mise en œuvre des objectifs ZAN s’avère particulièrement complexe. Certains élus, s’opposent frontalement à cette loi, arguant du fait qu’elle serait essentiellement imposée par les élites et les technocrates parisiens, à des élus des territoires ruraux. Une loi « ruralicide » selon ses détracteurs, qui empêcherait toute possibilité de développement futur des territoires de faible densité.

On touche là au cœur du sujet ! Le cœur du sujet, ce n’est évidemment pas quelques stratégies et positionnements politiques, le cœur du sujet c’est que les objectifs ZAN (et les politiques publiques qui devront être mises en œuvre dans la lignée des transitions), vont remettre en cause nos représentations, nos croyances, nos pratiques, nos modes de vie, nos mythes, nos traditions, nos valeurs, nos manières d’habiter.

Ce que nous dit la ZAN, c’est qu’il faut transformer nos imaginaires aménageurs fondés depuis plus d’un siècle sur la compétitivité, l’attractivité, la verticalité de nos institutions, la métropolisation, l’extension continue et la prédation sans limites des ressources naturelles et du vivant.

Ce que nous dit la ZAN, c’est qu’il est grand temps de prendre la mesure de ce que déclarait le poète Paul Valéry il y a près d’un siècle : « Le temps du monde fini commence ».

Ce que nous dit la ZAN, c’est que les transitions sont beaucoup moins une affaire technique, technologique ou réglementaire, qu’une affaire culturelle !

Fresque de Mioshe & Bureau cosmique dans le cadre de Traversées et escales. Organisé par Cuesta, Vallée de la Vilaine, 2015. Franck Hamon

Pour une culture des transitions

C’est là l’hypothèse centrale de mon ouvrage Pour une culture des transitions. Les transitions des territoires ont une dimension éminemment culturelle. Pour le dire autrement, et en reprenant l’intitulé des dernières rencontres nationales des agences d’urbanisme : « NO CULTURES, NO FUTURES ! Pas de réorientation écologique sans recomposition culturelle des territoires ».

Nous ne transformerons pas nos territoires pour répondre aux enjeux des transitions :

  • sans recomposer nos imaginaires aménageurs, fondés sur le pavillonnaire, la maison individuelle et l’extension sans limite de nos métropoles,

  • sans mettre en œuvre une culture de la coopération, seule à même d’assurer la survie des communs,

  • sans adopter une lecture renouvelée de l’économie, c’est-à-dire une économie ré-encastrée dans les enjeux sociaux, culturels et environnementaux des territoires,

  • sans une réécriture collective des récits, des valeurs et de régimes de gouvernance qui fondent nos sociétés,

  • sans éprouver d’autres modes de faire, d’autres manières d’habiter et de penser les rapports que nos sociétés entretiennent avec le vivant humain et non humain,

  • sans réinventer le récit du progrès et du solutionnisme technologique,

  • sans réinventer le récit des sciences en société.

Les transitions ne pourront être pensées et déployées sans une réflexion sur les transformations culturelles induites sur les modes de vie, les valeurs, les représentations, les émotions et les imaginaires. Il est donc grand temps de penser une culture des transitions !

Dans ce processus, nul doute que les arts et la culture ont une place à prendre. Car les connaissances scientifiques et les rapports du GIEC qui décrivent inlassablement l’effondrement du monde n’ont pas eu les effets escomptés sur des prises de décisions politiques radicales. Des décisions à la hauteur de la vulnérabilité de nos territoires : dépendance énergétique et alimentaire, canicules et îlots de chaleur, pics de pollution, surdensification, destruction de la biodiversité, etc. Il n’est donc pas certain que l’accroissement de la quantité des connaissances produites, augmente mécaniquement la capacité des institutions et des individus à agir et à se transformer.

Face à ce constat, des collectifs d’artistes, des chercheurs, des urbanistes, des architectes, des responsables associatifs, des intellectuels, mais aussi le ministère de la Culture, le ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, le Plan urbanisme construction architecture (PUCA), des agences de l’État comme l’ADEME (Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie) ou l’ANCT (Agence nationale de la cohésion des territoires), prennent conscience des limites des approches académiques, technocentrées ou réglementaires des transitions, et se tournent vers les arts et la culture.

Séance de co-construction du LUCAS (Laboratoire de recherche collaborative et indisciplinée qui explore et met en œuvre une culture de la coopération au service des transitions culturelles et territoriales) dans le Nord-Pas-de-Calais. Louise Robert

Pour une politique culturelle des transitions territoriales

On observe actuellement une sorte de convergence des luttes et des réflexions qui tentent de penser les liens entre art, culture, territoires et transitions. Les approches culturelles des transitions se déploient progressivement. Elles sont portées par une diversité d’acteurs : des collectifs d’artistes, des collectifs d’architectes et d’urbanistes, des coopératives culturelles, comme le POLAU (Pôle Arts & urbanisme), la coopérative d’urbanisme culturel CUESTA, l’Agence Nationale de Psychanalyse Urbaine, le Bureau des Guides, le Cabanon Vertical… Mais aussi par des centres d’arts numériques et de culture scientifique, des résidences de création collaborative, des friches culturelles, des lieux intermédiaires et autres Tiers lieux culturels.

Ces approches disparates participent à la création d’expositions, de spectacles, de conférences ou de performances artistiques qui se réclament d’un art écologique. Mais elles permettent aussi de produire des expériences qui défendent la personnalité juridique des fleuves, de créer des entreprises de territoire ancrées dans les enjeux sociaux et environnementaux, de concevoir des projets culturels orientés sur les transitons territoriales, de développer des laboratoires citoyens ou de recherche collaborative. Certaines approches vont jusqu’à tenter de « coucher les villes et les territoires sur le divan, [afin de] détecter les névroses urbaines et proposer des solutions thérapeutiques adéquates ».

Bien que ces approches soient diverses, elles se retrouvent autour d’une vision élargie de la notion de culture. Ces pratiques artistiques et culturelles ne se limitent pas aux Beaux-arts, aux œuvres académiques ou aux disciplines artistiques. Elles défendent une vision « anthropologique de la culture » et une « culture vivante » en mesure d’opérer des échanges permanents avec des savoirs, des valeurs, des savoir-faire et des phénomènes culturels du quotidien issus d’individus « ordinaires ».

En plaçant les arts et la culture au cœur des transformations sociétales, elles participent à produire toute une série de ressources, qui vont s’avérer décisives dans l’enclenchement d’une dynamique de transition territoriale. Elles favorisent l’encapacitation citoyenne, le développement de communautés, la transformation des imaginaires et des modes de faire, la création de nouveaux récits de territoire et de projets hybrides et ancrés localement, situés à l’articulation d’enjeux sociaux, économiques, environnementaux et culturels. Ces approches perturbent les modes de faire habituels de nos institutions publiques, en les initiant à des modes de conception et de gestion plus coopératifs, davantage sensibles aux contributions citoyennes et aux ressources latentes des territoires.

Cependant, et au-delà d’un rôle de perturbatrices institutionnelles, les approches culturelles des transitions éprouvent des difficultés à essaimer en dehors du cadre spatial, temporel et sectoriel des expérimentations. Elles peinent à agir sur les grands projets de territoire (PLUI (Plan Local d’Urbanisme, SCoT (schéma de cohérence territoriale), PCAET (Plan climat-air-énergie territorial), PAT (Projet Alimentaire Territorial, SRDEII (Schéma Régional de Développement Economique, d’Innovation et d’Internationalisation), etc.), et à créer un nouveau système de normes et de valeurs au cœur des régimes dominants de l’action publique territoriale. Si ces expériences ne peuvent à elles seules concentrer tous les objectifs de transition des territoires, elles révèlent néanmoins les limites d’un modèle de « gouvernement par l’expérimentation ». Ce modèle a souvent pour effet de créer des expériences isolées, précaires et éphémères, qui mises bout à bout peinent à bâtir de grands projets de territoire intégrés et pérennes.

Il nous semble par conséquent urgent de créer une nouvelle catégorie de politique publique en mesure d’accompagner, de structurer, de légitimer, de pérenniser, et in fine d’institutionnaliser ces approches culturelles des transitions. Un nouveau champ de politique culturelle, dédié au rôle que les institutions publiques et leurs partenaires souhaitent faire jouer aux pratiques culturelles et artistiques pour accompagner la transition des territoires et la transformation de leurs politiques publiques.

En tout état de cause, cette politique culturelle des transitions territoriales devra s’envisager autour d’une action publique culturelle nationale, interministérielle et territorialisée. Elle devra bénéficier d’un portage politique d’ensemble. Il est urgent que les élus se saisissent pleinement des transitions et apprennent à refaire de la « politique avec les cultures ». Mais les citoyens doivent, eux aussi, se préparer à refaire de la politique. Car une politique culturelle des transitions territoriales doit se penser démocratiquement et selon la perspective « d’une culture de tous, par tous et pour tous ». Enfin, cette nouvelle catégorie de politique publique devra recourir au pouvoir de l’imagination et à sa capacité de (re) configurer le monde. « Elle seule peut évoquer ce qui n’est pas encore pour le faire advenir, comme elle donne le futur au violoniste qui laisse la note qu’il va jouer s’imposer à sa main ».


Raphaël Besson est l’auteur de Pour une culture des transitions aux Éditions du LUCAS.

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