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Quelle place pour les militantes des partis islamistes en Tunisie et au Maroc ?

Une militante d'Ennahda à Tunis le 1er octobre 2019. Fethi Belaid/AFP

L’entrée des islamistes tunisiens d’Ennahdha et du Parti justice et développement (PJD, Maroc) dans l’arène politique de leurs pays respectifs a représenté un vecteur d’intégration des femmes dans le champ politique. Les résultats de nos recherches montrent que l’adhésion des femmes aux mouvements islamistes les a amenées à s’organiser et à participer activement à la vie de leur parti. Plusieurs témoignages de militantes recueillis entre 2016 et 2020 en Tunisie, au Maroc et à Paris révèlent qu’à travers leur engagement social et politique, les femmes sont devenues des actrices importantes des partis islamistes.

Qui sont Ennahdha et le PJD ?

Ennahdha et le PJD sont les deux partis à référentiel islamiste qui, après avoir gagné les élections en 2011, puis perdu en 2014 (pour le parti Ennhadha), continuent de participer aux gouvernements et à la vie politique de la Tunisie et du Maroc. Il existe cependant une différence dans les parcours des deux partis. Si, à partir de 1989, le PJD initie son intégration politique, Ennahdha, quant à lui, subit une forte répression à la fin des années 1980 et dans les années 1990 qui se traduit, pour un certain nombre de femmes militant en son sein, par des périodes d’emprisonnement ou de gardes à vue.

Ennahdha a été légalisé en 2011, et s’est présenté la même année aux élections législatives, qu’il a remportées. Depuis, il s’est fait remarquer par le nombre élevé de femmes candidates et élues dans ses rangs. De fait, après les législatives de 2011, le taux de représentativité des femmes à l’Assemblée nationale constituante (ANC) était de 22,58 % (49 sièges sur 217), parmi lesquelles les militantes d’Ennahdha étaient le mieux représentées avec 19,35 % (42 sièges sur 217). Cette proportion de femmes élues reste cependant relativement faible sachant que la parité homme-femme était imposée aux listes candidates.

De même, l’adoption de quotas au Maroc à travers la liste nationale et la liste supplémentaire a favorisé la représentativité des femmes au Parlement et au niveau des communes, ce qui a contribué à donner une image inclusive du PJD. En 2012, ce dernier est devenu le premier parti d’opposition et continue de participer aux élections (2007, 2011, 2016) avec un taux considérable de femmes parmi ses candidats.

Le militantisme islamique passe par les femmes

En Tunisie, une militante d’Ennahdha nous a expliqué que dans les années 1980 « l’adhésion au mouvement islamique offrait une couverture morale qui rassurait les parents ». Cette « couverture morale » a permis aux femmes de bénéficier d’un allégement de la pression patriarcale au sein de la famille, et donc de participer à des sorties et à des débats dans les rangs du mouvement islamiste.

Des militantes du Parti de la justice et du développement (PJD) brandissent des drapeaux dans le centre de Rabat le 6 septembre 2015, après les résultats des élections régionales marocaines. Fadel Senna/AFP

L’entrée de nombreuses femmes dans Ennahdha et dans le PJD a abouti à la création, au sein de chacun de ces deux mouvements, de sections exclusivement féminines. La présence de ces militantes dans diverses structures à tous les niveaux (quartier, ville, province et région), où elles répondent aux besoins administratifs, médicaux, sociaux, etc. de leurs concitoyennes a permis de sensibiliser celles-ci au message de leurs partis, ce qui constitue un grand atout en période électorale et a favorisé la constitution d’un électorat féminin.

Les femmes : la base de la pyramide

Un élément nous a spécialement interpellés durant nos recherches : ces femmes sont des votantes assidues et également des agents de campagne. Outre cela, le témoignage d’une responsable d’Ennahdha a mis en lumière le fait que « les femmes sont plus présentes sur le terrain », et qu’« elles y sont fortement actives ». Ce sont elles qui préparent les campagnes électorales et font du porte-à-porte quartier par quartier. Elles sont en revanche sous-représentées dans les instances décisionnelles des partis et dans les postes à responsabilité. Une cadre d’Ennahdha témoigne ainsi : « Dans les couches basses il n’y a que des femmes ; après, en montant, nous ne trouvons que des hommes. »

Dans les structures décisionnelles d’Ennahdha, les femmes sont effectivement minoritaires. En 2019, elles constituaient seulement un tiers du bureau exécutif (30,77 %) et moins d’un quart (22,22 %) du bureau politique. Les militantes représentaient 39,71 % du groupe parlementaire d’Ennahdha à l’Assemblée des représentants du peuple en 2014, 25 % des secrétaires d’État, et 28,57 % des présidentes des commissions parlementaires (chiffres communiqués directement par le parti). En 2018, parmi les femmes élues maires, une grande majorité (61,76 %) était des militantes d’Ennahdha.

À l’instar d’Ennahdha, le PJD compte seulement 20 % de femmes au sein du secrétariat général. En guise d’illustration, à un niveau local, depuis 2015, les femmes du PJD représentent moins d’un quart des membres du conseil communal d’Agadir (22,22 %). De plus, trois d’entre elles occupent des postes « traditionnellement féminins », en étant vice-présidentes des Affaires sociales, de la Santé et de la Culture.

Les facteurs de domination

La participation des femmes est limitée par de nombreux facteurs qui alimentent l’inégalité de genre : la charge de la famille, le manque de moyens de transport ou de voitures personnelles qui les empêche de participer aux réunions tardives, l’« autocensure » des femmes et l’hostilité de leur famille envers leur engagement politique.

En Tunisie comme au Maroc, la sous-représentation des femmes n’est pas spécifique aux partis islamistes, illustrant les difficultés d’insertion des femmes dans le champ politique, tous partis confondus. Ce contexte est considéré par les femmes islamistes comme une « question d’habitude, de modes de travail et de pratiques ». Une responsable du PJD nous a confié que des quotas ont dû être adoptés, parce que « la femme est difficilement acceptée dans des postes à responsabilité ». Cette politique des quotas, bien qu’ouvrant la voie à une féminisation des instances, ne garantit en rien leur répartition équitable dans les différentes strates du parti. Elle peut même aller jusqu’à limiter la responsabilité des dirigeants à une inclusion quantitative aux dépens de la qualité, tant au niveau de la mixité que du partage des pouvoirs et des postes clés. De fait, l’organisation des femmes dans un bureau qui leur est dédié les maintient à l’écart des questions politiques. La seule présence des femmes dans les partis ne constitue donc pas automatiquement pour elles un vecteur d’autonomisation et d’émancipation.

L’échappatoire : le milieu associatif

Le milieu associatif reste malgré tout un lieu d’expertise des femmes. En Tunisie, un réseau d’associations a été fondé après 2011 par des militants d’Ennahdha agissant dans des domaines multiples, comme la charité, le développement, des associations de femmes. Nos observations indiquent cependant que la majorité des présidents d’associations restent des hommes, même quand les femmes ont contribué à leur fondation.

Au Maroc, l’engagement des femmes dans le milieu associatif est un point de départ pour accéder à d’autres fonctions au sein du PJD. L’ancienne et l’actuelle ministres de la Famille, de la Solidarité, de l’Égalité et du Développement social, respectivement Bassima Hakkaoui (2012-2019) et Jamila El Moussali, issues des rangs du PJD, ont d’abord intégré la section des femmes du PJD au sein de laquelle elles ont exercé des responsabilités. Elles sont à l’origine de la création de nombreuses associations qui s’adressent aux femmes et aux enfants.

Où en sont les femmes au Maroc, dix ans après l’adoption de la Moudawana ? Peut-on encore parler de mariage précoce et de mariage forcé ? Quel est le rôle exact du juge dans la mise en œuvre du Code de la famille ? La Marocaine Bessima Hakkaoui, ministre de la Solidarité, de la femme, de la famille et du développement social, répond aux questions de Virginie Herz, à l’occasion du Sommet mondial des femmes (Global Summit of Women) réuni à Paris les 5, 6 et 7 juin 2014.

Ces associations travaillent dans le respect des références islamiques et adhèrent aux chartes internationales qui, selon une responsable d’un réseau d’associations islamistes, « ne sont pas en contradiction avec la religion ».

Droits des femmes et tabous

De fait, les militantes d’Ennahdha et du PJD interviewées dans notre étude rejoignent les positions officielles de leurs partis. Elles militent pour la conformité du droit avec la loi islamique. C’est pourquoi, lors de la rédaction de la nouvelle Constitution adoptée en 2014, la question des droits des femmes a provoqué un long débat à l’ANC. Dans la Commission des droits et des libertés (présidée par une députée d’Ennahdha), le rôle de la femme a été initialement défini comme étant « complémentaire » à l’homme au sein de la famille. La présidente de la Commission témoigne : « L’idée était de montrer qu’il existe une entraide entre l’homme et la femme, entre citoyen et citoyenne, et qu’on ne peut pas travailler ou réussir sans aide ou complémentarité des rôles ». En tout cas, après 2011, le principe d’égalité devient sujet à de nombreuses interprétations.

La Tunisie continue à prendre des mesures pour l’égalité hommes-femmes, mais certains bastions du patriarcat résistent. L’égalité hommes-femmes est inscrite dans la nouvelle Constitution tunisienne de 2014, même si, dans les faits, il reste beaucoup de terrain à parcourir. Les associations féministes tunisiennes se battent pour cette égalité des sexes, le 11 septembre 2018.

De plus, en 2018, Ennahdha s’est opposé à l’initiative de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (COLIBE) qui proposait l’égalité des sexes en matière d’héritage, l’égalité dans l’attribution de la nationalité, la suppression de la dot, etc. Son rapport a été perçu par Ennahdha comme un risque pour la stabilité de la famille. Cette position officielle a reçu le soutien des militantes du parti. D’ailleurs, une responsable d’Ennahdha nous a confié :

« On est en faveur de l’égalité entre l’homme et la femme : l’égalité des salaires, des chances et des postes de travail. Mais l’héritage est une question de société. Certaines questions touchent à une structure sociétale et ne peuvent pas être réglées avec une loi ou une commission ».

Ce projet n’a finalement pas abouti.

Quant au Maroc, les sympathisantes du PJD et du Mouvement unicité et réforme rencontrées dans le milieu associatif soutiennent également l’inégalité de l’héritage ainsi que la pratique de la polygamie dans certaines situations : maladie ou infertilité de la première épouse. Le Code de la famille (adoptée en 2004) avait rendu la polygamie plus difficile, mais ne l’a pas interdit. Dans les rangs du PJD certains défendent la polygamie et la pratiquent, y compris le ministre PJD-iste chargé des droits de l’homme. De plus, le PJD s’est positionné clairement contre la dépénalisation de l’avortement lors des dernières discussions qui ont eu lieu dans le royaume.

Ces positionnements illustrent la multiplicité des discours entendus en Tunisie et au Maroc quant à la question du droit des femmes, un sujet qui contribue à l’approfondissement des clivages entre islamistes, conservateurs et séculiers.

Les femmes : enjeux et otages à la fois

Les militantes contribuent à diffuser le message islamiste parmi les femmes. Elles constituent une « main-d’œuvre politique » pour leurs partis, en demeurant actives dans le milieu associatif à référentiel islamiste. L’intégration d’Ennahdha et du PJD dans le jeu politique institué a impacté le parcours des femmes militantes, qui ont été amenées à occuper des postes dans les institutions de l’État.

D’une certaine façon, la logique partisane conduit à élargir le champ d’intervention des femmes islamistes. Mais, même si elles ont réussi à se faire une place dans les partis islamistes, elles restent cantonnées à des postes subsidiaires ou concernant des thématiques dites « féminines », comme la famille. Ce phénomène révèle la difficulté des femmes islamistes à s’autonomiser et à mettre en valeur leur contribution au parti afin d’occuper d’autres postes et fonctions que ceux-ci. Il souligne aussi en Tunisie comme au Maroc une absence de tradition participative des femmes aux espaces de décision et de représentativité.


Anca Munteanu est l’une des intervenantes au séminaire Femmes et religions en Méditerranée du Collège des Bernardins.

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