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Raptivisme : en Amérique latine, le rap vecteur des combats féministes

La rappeuse chilienne Ana Tijoux lors du festival Lollapalooza en 2014 au Chili. Cancha General/Flickr, CC BY-NC-SA

Le 9 mars dernier, à la suite des Espagnoles, les femmes mexicaines se sont mises en grève générale. Elles ont cessé toute activité et ont déserté leurs lieux de travail, l’école et l’Université, les commerces ou la maison. Une nouvelle fois, la musique s’est imposée dans ce mouvement féministe de grande ampleur : sur le Zócalo, l’immense place du centre historique de Mexico qu’elles ont occupée, résonnait ce jour-là le titre Canción sin miedo (Chanson sans peur) de la chanteuse mexicaine Vivir Quintana.

Quelques mois plus tôt, en novembre 2019, la performance « El violador eres tú » (le violeur, c’est toi) du collectif de Valparaíso Las Tesis inondait toutes les rues et places du Chili avant de gagner le monde entier.

Les féministes haussent le ton pour se faire entendre et, partout, la musique et la chanson accompagnent ces mouvements sociaux. Elles amplifient les voix des militantes, les portent au-delà des espaces traditionnels et les rendent populaires notamment auprès de la jeunesse.

L’actuelle révolution féministe en marche dans les pays latino-américains et en Espagne met en avant l’idée de visibiliser par des performances les revendications des femmes à disposer librement de son corps, et d’engager ce dernier, y compris la voix, dans ces combats.

Il s’agit d’une réactivation des propos célèbres de la militante anarchiste féministe Emma Goldman (1869-1940), « À quoi sert une révolution si je ne peux pas danser ? », traduits en espagnol par « Si no puedo bailar/perrear (façon de danser propre au reggaeton), no es mi revolución ». Et d’une façon de se réapproprier à la fois son corps, sa voix et des genres musicaux communément considérés comme machistes.

Vivir Quintana – Canción sin miedo ft. El Palomar.

L’Amérique latine, moteur des luttes féministes

En Amérique latine, les luttes féministes sont pionnières dans de nombreux domaines. Elles constituent actuellement un moteur mondial dans les luttes contre les violences de genre mais également contre les violences économiques et sociales, de classe et de race, et contre l’exploitation forcenée des ressources naturelles.

On peut citer des mouvements militants comme « Ni una menos » (Pas une de moins) né en Argentine contre les violences faites aux femmes ou des collectifs comme Mujeres Creando (Femmes qui créent), né en Bolivie. Mais également des mouvements pratiques et théoriques comme le féminisme communautaire ou décolonial, par exemple.

Le rap s’est imposé dans la région comme l’une des principales musiques porteuses de ces valeurs féministes. Cela ne devrait d’ailleurs en rien nous surprendre. Loin de se réduire aux textes et images véhiculés par l’une de ses branches les plus commerciales, le gangsta rap, ce genre est en réalité « la musique la plus inclusive » comme le rappelle Madame Rap.

Un genre musical contestataire

Le rap féministe que l’on peut entendre en Amérique latine s’inscrit pleinement dans l’esprit d’origine du hip hop. Ce mouvement culturel qui regroupe plusieurs expressions artistiques comme le rap, le break dance, le graffiti et la conception du beat (le rythme) est né à New York dans les années 1970 au sein de communautés afro-américaines désireuses de mettre en avant la non-violence et l’inclusion, et de dénoncer les discriminations socio-économiques.

C’est ce terreau qui a alimenté et alimente encore ce rap que l’on peut qualifier d’engagé, au même titre que l’était la chanson engagée des années 1960 et 1970 en relayant des idéaux de justice et d’égalité sociales.

Par sa structure, cette musique offre de larges plages de textes, qu’un beat plus ou moins travaillé vient soutenir. C’est ce qui séduit des artistes pour qui le texte est fondamental et qui reprennent le flambeau du rap contestataire des origines.

Les femcees, femmes et artistes autonomes

Les rappeuses latino-américaines sont si nombreuses qu’on ne peut pas toutes les citer. Parmi les premières à avoir émergé sur la scène hip hop latino-américaine, parfois dans des conditions très artisanales et surtout hors des circuits commerciaux traditionnels de l’industrie musicale, on peut citer Rebeca Lane (Guatemala), Ana Tijoux (Chili), Mare Advertencia Lírika (Mexique), Caye Cayejera (Equateur), les Krudas Cubensi (Cuba), entre autres.

Ce n’est qu’un très faible échantillon de toutes les femcees (contraction de female et MC, master of ceremony) qui existent du Nord au Sud du continent.

La rappeuse mexicaine Mare Advertencia Lírika. Secretaría de Cultura Ciudad de México, CC BY-NC-SA

Elles ont pour particularité d’affirmer et de revendiquer leur autonomie, aussi bien en tant que femmes qu’en tant qu’artistes. Le rap est à la fois une caisse de résonance de leur militantisme et de leurs pratiques féministes, mais aussi un laboratoire de féminismes en action.

Un rap autogéré et collaboratif

Souvent écartées des scènes et des affiches consacrées, elles se sont retrouvées dès le départ en marge des circuits traditionnels du rap dans leurs pays respectifs.

C’est pourquoi elles ont rapidement développé des pratiques auto-gérées, en s’appuyant sur des financements participatifs, en décloisonnant les espaces et les activités, en partageant leur travail, leurs réflexions et leurs engagements sur les réseaux sociaux et en proposant des ateliers où se mêlent écriture, chant, pratiques d’empowerment ou retours sur des expériences de vie en espace non mixte.

Pratiques artistiques et militantisme se confondent et toutes ne l’envisagent pas de la même façon. La rappeuse costaricienne Nakury, qui vient de l’univers du graffiti et du breakdance, a par exemple dénoncé les pratiques de combats d’improvisation ou battle de rap (concours d’éloquence entre rappeur.ses.), estimant que ces compétitions ne correspondaient pas à l’esprit de partage horizontal et sororal qu’elle entendait privilégier avec ses consœurs du collectif « Somos Guerreras » (Nous sommes des guerrières).

Parmi ces dernières, Rebeca Lane est une femcee poète guatémaltèque qui se revendique « raptiviste ». Elle fait de son art un activisme en faveur de différentes causes qui lui tiennent à cœur, parmi lesquelles les violences faites aux femmes, la mémoire du conflit armé guatémaltèque ou les problématiques écologiques et racistes au Guatemala.

Ni una menos – Rebeca Lane (Video Oficial).

Ces artistes mettent en place de nombreuses collaborations, continentales ou transatlantiques : le collectif mexicain Batallones femeninos a collaboré avec Ana Tijoux (Chili), avec Rebeca Lane, avec Miss Bolivia (Argentine), avec Mare et les Krudas Cubensi (Cuba). Cette quête de sororité peut aussi donner lieu à des albums, comme Femcees, Flow Feminista (2014), qui regroupe des rappeuses espagnoles et latino-américaines, financé par crowdfunding et dont les bénéfices ont été versés à différents groupes et associations féministes d’Espagne, d’Amérique latine et de la Caraïbe.

Revendications imbriquées

Ces femcees viennent de différents horizons sociaux. Certaines sont passées par l’université (Rebeca Lane est sociologue de formation, Audry Funk philosophe), d’autres sont issues de milieux plus populaires qui ne leur ont pas permis de faire des études supérieures, comme Mare Advertencia Lírika qui vient d’une communauté zapotèque du Sud du Mexique et a grandi dans des conditions très précaires.

Certaines chantent aussi dans les langues autochtones comme le quechua (la Mafia Andina, Renata Flores), l’aymara (la rappeuse indigéniste Nina Uma) ou le mazahua, une langue otomie du Mexique (Za Hash), reprenant des rythmes plus locaux (la cumbia, par exemple) ou des instruments traditionnellement associés à d’autres genres musicaux (le violon de la musique andine).

Plusieurs activismes s’imbriquent comme chez les Krudas Cubensi, un duo de rappeuses cubaines qui vivent aujourd’hui aux États-Unis et qui se revendiquent queers, vegans et afro-féministes. L’Équatorienne Caye Cayejera chante un rap qu’elle veut transféministe et lesbo-féministe mais vient aussi relayer, avec les artistes Black Mama, M. Ankayli, Taki Amaru et DJ MIC, les combats du peuple Shuar contre les grandes compagnies minières intéressées par leur territoire, en chantant dans leur langue et aux côtés de femmes shuars engagées dans ce combat.

Ces rappeuses ont donc réussi leur pari de monter sur scène et d’ouvrir la voie et la voix à d’autres femmes trouvant dans le rap un espace d’expression et d’autonomisation. En prenant le micro, elles prennent le pouvoir, elles incarnent leur agentivité, c’est-à-dire leur faculté à être et à agir sur le monde en l’influençant : elles invoquent le corps et la voix des femmes dans leurs textes tout en l’incarnant sur scène.

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