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Ré-écrire l’histoire : comment le pouvoir en Inde cherche à diffuser une vision exclusivement hindoue de son passé

Projet numérisé d'une gigantesque statue équestre
Projet de statue monumentale (212 mètres) au guerrier Chhatrapati Shivaji Maharaj, qui doit être édifiée dans la baie de Bombat (Mumbaï). Chhatrapati Shivaji Maharaj Memorial

Depuis son arrivée au poste de premier ministre en 2014, Narendra Modi instrumentalise souvent la religion en présentant l’Inde comme un « hindu rashtra », un pays hindou. La grande historienne indienne Romila Thapar estime à cet égard que, « en Inde, les nationalistes hindous réécrivent l’histoire pour légitimer la primauté des hindous ». C'est également au nom de sa volonté de réécrire certains éléments de l'histoire que Modi a remplacé le nom « Inde » par celui de « Bharat » dans les invitations envoyées à ses homologues pour le G20 de Delhi qui se tiendra les 9 et 10 septembre.

Si l’instrumentalisation de l’histoire n’est pas l’apanage des Indiens – elle a largement contribué à la naissance et au développement du nationalisme en Europe –, elle alimente aujourd’hui un projet idéologique d’unification culturelle du pays.

Une vision coloniale de l’Inde revisitée

Aux origines des débats actuels, on trouve souvent l’interprétation biaisée produite dès le début de l’époque coloniale, au XIXe siècle : pour les colons britanniques, l’Inde, alors divisée en de nombreux royaumes et principautés, est « sans histoire ». Dans un univers culturel nourri d’une riche littérature plurilingue, il n’existait en effet pas de genre historiographique comparable aux chroniques européennes ou chinoises en la matière. Les Européens en déduisent que les Indiens, préoccupés par les approches spirituelles, ne s’intéresseraient pas à l’histoire.

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Le corollaire de cette attitude supposée est sans appel : l’Inde serait condamnée à l’immobilisme, enfermée dans des traditions sclérosantes et à la merci de despotes indifférents aux besoins de leur peuple. C’est une justification toute trouvée de la colonisation : celle-ci allait permettre d’arracher les Indiens à leur passivité, pour les faire « entrer dans l’Histoire ».

Ceux qui s’engagent dans la lutte anti-coloniale estiment donc primordial de contrer cette vision et d’écrire eux-mêmes leur histoire afin que tous les Indiens prennent conscience de l’existence d’une Nation indienne. Pour cela, il faut étudier son passé et donc sa spécificité, définir son identité, affirmer ses valeurs. Pour beaucoup d’intellectuels de l’époque, le passé de l’Inde est surtout marqué par son extraordinaire diversité. Non-violence et tolérance apparaissent comme des vertus cardinales propres au passé pré-colonial de l’Inde. La brutalité de la domination coloniale se trouvait en rupture avec ce passé. Articles et ouvrages dénoncent alors la sujétion économique de l’Inde et vantent sa capacité à absorber pacifiquement les influences venues de l’extérieur.

À l’indépendance, les leaders indiens qui gouvernent le pays construisent une démocratie « laïque », qui suppose que l’État protège toutes les communautés religieuses, surtout si elles sont minoritaires.

Il n’y a pas vraiment d’écriture d’une histoire « officielle », mais les premiers manuels scolaires entendent renforcer le sentiment national et contribuer à la concorde. Le récit de la lutte anti-coloniale insiste sur l’unité du combat et le rôle des élites. L’écriture de l’histoire en Inde est aussi influencée par les interprétations marxistes, par définition exemptes de lecture religieuse du passé, qui mettent en avant les phénomènes sociaux et économiques pour expliquer l’évolution du pays.

Le nationalisme hindou « en guerre » contre l’histoire de l’Inde ?

Cette vulgate est contestée en 1998, quand le Bharata Janatya Party (Parti du peuple, BJP), le parti de la droite nationaliste hindoue, parvient au pouvoir central pour la première fois.

À l’époque, il ne possède pas la majorité absolue à la Lok Sabha (la Chambre basse du Parlement) et ne peut pas imposer un agenda politique mettant en œuvre son idéologie de l’hindutva, définie dans les années 1920 pour affirmer que l’Inde est avant tout hindoue (pour rappel, quelque 80 % des 1,4 milliard d’Indiens sont aujourd’hui hindous, environ 14 % musulmans, le reste se partageant entre une pluralité de minorité, dont des chrétiens). Mais certaines initiatives sont révélatrices : de nouveaux manuels sont élaborés pour mettre en valeur un ancien passé « hindou » de l’Inde, un âge d’or qui aurait précédé les conquêtes musulmanes du XIe siècle.

Dans les manuels recommandés par le National Council of Educational Research and Training (NCERT), l’Inde « glorieuse » est présentée comme celle d’une époque pré-islamique durant laquelle les habitants du pays étaient tous autochtones et de « race » aryenne, ce qui contredit les preuves matérielles, linguistiques et génétiques généralement admises.

Cette vision prend clairement ses racines dans les interprétations coloniales britanniques de l’histoire indienne. Dans son ouvrage Aurangzeb : The Man and the Myth (Penguin Random House India, 2017), l’historienne américaine Audrey Truschke souligne que « l’animosité intemporelle entre hindous et musulmans incarne la stratégie britannique du “diviser pour régner” ».

Ces manuels réécrits ne furent cependant pas utilisés car dès 2004, le parti du Congrès revient au pouvoir. L’offensive reprend en 2014, quand le BJP remporte de nouveau les élections générales, mais cette fois, en obtenant à lui seul la majorité absolue à la Lok Sabha.

Lors de son premier discours devant l’Assemblée, le nouveau premier ministre Narendra Modi se plaignit des « mille deux cents ans de servitude » subis par l’Inde : il ajoutait sans ambiguïté la période dite « musulmane » à la période coloniale qui avait vu se développer un nationalisme indien alors principalement dirigé contre le Raj britannique.

Cette vision de l’histoire de l’Inde, était déjà présente au sein du RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh – « Association des volontaires nationaux », une association hindoue créée en 1925 et matrice idéologique pour beaucoup de cadres du BJP – et répandue dans les écoles de l’organisation dès les années 1960. Depuis 2014, elle s’est peu à peu imposée dans les États dirigés par le BJP, avec la rédaction de nouveaux manuels, mais aussi par des attaques ad hominem contre les universitaires indiens ou étrangers qui défendent une interprétation nuancée des relations passées entre hindous et musulmans.

Les médias se sont fait l’écho de ce nouveau nationalisme qui conduit à considérer un pan entier de l’histoire et de la culture indiennes comme étranger. « Le Sangh Parivar [nébuleuse d’organisations pro hindutva] est en guerre contre l’histoire de l’Inde » écrivait en 2018 A.G. Noorani, ancien avocat à la Cour suprême, dans un article du magazine Frontline.

Après la reconduction au pouvoir du BJP et de Modi en 2019, cette guerre s’est intensifiée, prenant des formes multiples : villes débaptisées pour hindouïser leur nom (comme Allahabad, devenue Prayagraj), construction d’un temple sur l’emplacement de l’ancienne mosquée de Babri détruite par des militants hindous en 1992, transformation des musées.

Cette réécriture du passé ne concerne plus seulement l’histoire de la période dite musulmane, mais aussi ce qui la précède et ce qui lui succède. Ainsi, les événements mentionnés dans les célèbres épopées du Mahabharata et du Ramayana sont de plus en plus souvent présentés comme des faits historiques. Par ailleurs, l’histoire du combat pour l’indépendance de l’Inde est l’objet d’une relecture qui vise à minorer, voire à effacer l’action des hommes et femmes politiques favorables à une vision séculariste et tolérante du pays. Si Gandhi conserve une place de choix dans l’imaginaire et les discours des dirigeants, Nehru, qui dirigea l’Inde pendant 17 ans après son indépendance acquise en 1947, voit sa place dans le combat pour l’indépendance de l’Inde minorée, voire occultée.

Les conséquences de cette offensive culturelle peuvent être graves : assassinats d’intellectuels qui s’affirment « rationalistes », attaque contre un institut de recherche accusé d’avoir aidé un historien américain… À l’école, la propagande menace d’imprégner durablement les esprits des jeunes Indiens : bien souvent, les manuels scolaires sont les seuls matériels dont disposent les enseignants. L’accent mis sur l’apprentissage par cœur fait que les enfants répètent inlassablement ce qui s’y trouve écrit.

Déclinaisons régionales : l’impossible unification de l’histoire de l’Inde ?

Il y a peu de protestations massives contre les nouvelles interprétations de l’histoire promues par le BJP et le RSS. Pour autant, il ne faudrait pas en conclure que les perceptions sont devenues uniformes et conformes à une doxa commune à toute l’Inde.

D’abord, l’Inde est un État fédéral et l’éducation est une prérogative des États. Les manuels scolaires ne sont effectivement révisés que dans les régions dirigées par le BJP, ce qui concerne la moitié des Indiens, même si le NCERT a recommandé en 2020 un allègement des programmes pour les manuels de sciences sociales dans tous les États du pays en éliminant des chapitres sur les pogroms anti-musulmans de 2002, l’histoire moghole ou les mobilisations sociales récentes.

Il existe aussi, dans les différentes régions de l’Inde, des versions régionales de l’histoire qui peuvent s’écarter, parfois significativement, des prises de position du BJP. C’est notamment le cas en Inde du Sud qui revendique un passé dravidien et non aryen. Au Tamil Nadu, certains affirment qu’une civilisation tamoule, aussi glorieuse que les civilisations sanskrites et brahmaniques, portée par les Indo-Aryens, s’est déployée pendant plusieurs millénaires précédant l’ère chrétienne sur un continent aujourd’hui englouti, Kumari Kandam. Cette affabulation, basée sur une hypothèse, avancée à l’époque coloniale par le zoologiste britannique Philip Sclater, est prise très au sérieux par les plus militants.

La statue de l’Unité. Snehrashmi/Wikipedia, CC BY-NC

La réécriture de l’histoire passe aussi par la glorification de certains personnages historiques héroïsés, quasi divinisés, auxquels on dresse des statues, comme celle du poète et philosophe tamoul Tiruvalluvar achevée en 1999 sur un rocher situé à la pointe sud de l’Inde, ou la statue de l’Unité, à l’effigie de Vallabhabhai Patel, ministre de l’Intérieur à l’indépendance, inaugurée en 2018 à l’embouchure de la Narmada, au Gujarat : c’est la plus grande au monde (182 m de haut, 240 m avec sa base). Elle met à l’honneur un personnage présenté par le BJP comme un défenseur des hindous face à un Nehru laïque. Dans la baie de Bombay, une statue à la gloire de Shivaji, un héros régional du XVIIe siècle qui a combattu contre les Moghols, est en construction. Elle devrait atteindre 212 mètres.

Parallèlement, un foisonnement d’approches non professionnelles au travers de romans historiques, de pièces de théâtre et de films utilise des personnages issus d’un folklore transmis souvent oralement et localement pour évoquer le passé glorieux des différentes régions. Il est donc fort à parier que la multiplicité des passés de l’Inde aura du mal à être absorbée dans une vision unifiée conforme à l’idéologie de l’hindutva.


Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 28 et 29 septembre 2023 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du Forum mondial Normandie pour la Paix.

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