Avec la multiplication de chartes, de labels et de postes dédiés reflétant son institutionnalisation croissante dans les organisations et la société, la diversité est devenue un sujet stratégique. Objet d’une littérature prolifique fondée sur des arguments moraux et légaux, puis sur un raisonnement économique (le « business case de la diversité »), elle renvoie aux différences entre les membres d’un groupe concernant des attributs visibles comme le genre ou l’origine ethnique, et invisibles comme le milieu socio-culturel. La diversité est souvent présentée comme un moyen de renforcer la créativité et la résolution de problèmes au sein des équipes. Qu’elles soient privées ou publiques, les organisations sont désormais encouragées à promouvoir et à valoriser les différences pour s’assurer d’une performance durable.
Cependant, derrière les discours, la recherche des profils considérés comme les plus aptes à contribuer à la performance génère encore une « guerre des talents ». Dans de nombreux métiers et secteurs d’activité, des consensus managériaux se forment sur les profils « stratégiques » à rechercher en priorité. Ce processus de « calibrage anthropologique » (Bellini, 2010), fondé à partir de croyances collectives sur l’existence d’un profil type du « bon salarié », est à l’origine de nombreux biais discriminatoires, et constitue un écueil important à la diversité. Dans les faits, pour beaucoup d’organisations, la diversité reste un problème à gérer, une situation à manager, ou dans le meilleur des cas, un challenge à relever.
Comment aider les organisations à composer avec et au-delà des différences pour devenir plus inclusives ? L’inclusion repose sur une démarche qui dépasse les approches descriptive et statique de la diversité, et suppose un engagement de l’organisation pour satisfaire deux besoins chez les collaborateurs : le sentiment d’appartenance, et le respect de leur unicité. La mobilisation croissante par les professionnels et la communauté académique du terme de « management inclusif » amène à penser que l’inclusion se conçoit ex post, c’est-à-dire une fois l’équipe formée, et donc la diversité constituée. Or, l’expérience menée par Team Jolokia nous montre que l’inclusion ne peut exister et se construire que si elle est pensée bien en amont, dès la phase de recrutement des collaborateurs.
En 2018, nous avons mené une recherche sur cet équipage de course au large atypique, basé à Lorient en Bretagne, pour identifier les pratiques et les comportements favorisant l’acceptation et la valorisation des différences, et permettant de construire des environnements de travail inclusifs.
Notre étude montre que, pour construire des organisations inclusives, il est impératif de repenser le recrutement :
en s’affranchissant des profils habituels pour s’ouvrir à des profils plus atypiques ;
en croisant les regards et les mises en situation pour révéler des compétences ;
et en recherchant un potentiel inclusif chez les candidats.
S’ouvrir à des profils atypiques
Avec des profils d’équipiers ignorés par les skippers traditionnels, Team Jolokia avance délibérément à contre-courant des standards de la course au large. Pour remplir ce pari sportif, l’équipage considère que toutes les ressources humaines peuvent potentiellement contribuer à la performance, et perçoit les différences comme une source de richesse.
Team Jolokia s’inscrit dans une démarche proche de certaines organisations comme Specialisterne qui reconnaissent les capacités spécifiques des personnes atteintes du syndrome Asperger comme un levier de performance à condition de sortir des dispositifs de recrutement classiques.
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Construire des organisations plus inclusives suppose donc d’amener les managers à considérer certains profils habituellement hors de leur champ de vision et de leurs viviers de recrutement traditionnels. Mais s’intéresser à des profils inhabituels ne signifie pas forcément qu’on y accède facilement. Dans le cas de Team Jolokia, « sortir des CSP + » et « toucher » certains publics, en particulier dans les milieux sociaux plus modestes reste un défi, et ce malgré une campagne de communication construite pour dépasser un certain nombre de stéréotypes. Pendant plusieurs années, Team Jolokia a utilisé une annonce humoristique qui, lorsqu’elle était sortie de son contexte, pouvait désarçonner.
Ainsi, l’inclusion se pense dès la phase de sourcing des ressources humaines, et une communication de recrutement plus inclusive pourrait permettre de s’adresser à des profils très divers tout en favorisant leur engagement dans le projet de l’organisation.
Croiser les regards et les mises en situation
Chez Team Jolokia, la sélection des équipiers s’opère à 360 degrés, et ce n’est pas le skipper (l’équivalent du manager ou du n+1 en entreprise) qui a le dernier mot. La décision est collégiale et repose sur un ensemble de compétences nautiques, sportives et relationnelles évaluées par plusieurs personnes dans différents contextes. Ainsi, chaque membre du jury de sélection confronte ses appréciations à celles des autres évaluateurs. Trianguler les points de vue et les évaluations avec des mises en situation variées permet d’apprécier les candidats sous différents angles. Cette démarche, qui repose sur une conception interprétative et contextualisée des compétences, contribue à réaliser un recrutement inclusif en permettant aux candidats d’exprimer leurs compétences par différents moyens.
Pierre Meisel, directeur et co-fondateur de Team Jolokia, précise :
« Les modèles de recrutement semblent formés pour un type de population bien donné. On est complètement stéréotypé dans notre façon de recruter ! Il faut multiplier les contextes pour évaluer les candidats. Autrement, il y a le risque de passer à côté de plein de gens. »
Chaque année, Team Jolokia est également accompagné par les psychologues de la Marine nationale car « ils ont cette spécificité de travailler avec des publics très variés et sont habitués à sélectionner des individus qui, avec leurs différences, sont capables de rester sur un bateau, et ont des capacités à faire groupe, à faire ensemble dans la difficulté, et à être performants », souligne Pierre Meisel. Les psychologues jouent un rôle de garde-fou et constituent un filtre évitant de tomber dans une diversité « à tout prix » qui pourrait s’avérer dangereuse, en particulier dans l’environnement de la compétition nautique. Recourir à des psychologues ou des tests psychologiques via des entretiens ou des mises en situation est un moyen de croiser les regards pour apprécier un candidat à sa plus juste valeur en révélant comment ce dernier agit dans certains contextes et se positionne dans un groupe hétérogène.
Rechercher un potentiel inclusif
Selon Pete Stone, Consultant Diversité et Inclusion, et partenaire de Team Jolokia, « On a tendance à se focaliser sur la diversité et pas assez sur comment faire pour que des gens différents travaillent ensemble. Pour moi, la diversité est un état, et l’inclusion, un processus, une dynamique. Pour un groupe, ce qui est intéressant dans le fait d’avoir des gens différents, c’est à quel point il est capable de prendre ces différences, les valoriser et les utiliser comme levier de performance, et non pas comme un facteur de chaos ».
La recherche d’un potentiel inclusif chez les candidats fait partie intégrante du processus de sélection mis au point par Team Jolokia pour faciliter l’émergence d’un sentiment d’appartenance chez les membres de l’équipage. « Nous sommes une famille » nous ont-ils souvent répété. Dans l’équipage, les différences ne sont ni gommées ni surexposées, et la contribution unique de chacun est valorisée. L’expérience de Team Jolokia montre que l’inclusion ne doit pas être uniquement considérée comme un résultat à atteindre, mais plutôt comme un processus dynamique fondé sur des compétences à rechercher chez tous les collaborateurs. Les compétences inclusives, qui reposent sur la compréhension réciproque, la pluralité des points de vue, la confiance ou encore l’intégrité, contribuent à créer des environnements de travail où chacun se sent engagé, reconnu et respecté pour et au-delà de ses différences. L’inclusion serait donc l’affaire de tous, et pas uniquement celle du manager.
Une démarche inclusive ne se réduit donc pas au management d’une équipe diverse, mais se joue dès les premières étapes de sa constitution. Cependant, si repenser le recrutement est un impératif pour construire des organisations inclusives, bien d’autres leviers sont à explorer, et Team Jolokia ne nous a pas encore révélé tous ses secrets !