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Retour à Zürich sur les traces de Dada

Cabaret Voltaire Zurich.

Zürich : Que vous évoque cette ville ? Un lac suisse bien sûr, peut-être le siège de la FIFA pour les amateurs de football ou de corruption ou alors comme pour le travailliste Harold Wilson en 1964, Zürich évoque les gnomes, ces banquiers qui spéculait dans l'ombre contre la livre sterling. Je doute par contre que Zürich évoque immédiatement Dada. Et pourtant ! Zürich fête cette année le centenaire de la naissance du mouvement dada.

Tout part du Cabaret Voltaire

C’est de Zurich que partira le mouvement dada, mouvement qui va porter un coup mortel à l’idéalisme philosophique et à la culture bourgeoise. Nous sommes le 6 février 1916, une poignée de poètes exilés se réunit dans un café situé dans une petite rue de la vieille ville, le Cabaret Voltaire, hommage au libre penseur ; ces poètes se retrouvent pour boire, parler, discuter et cracher leur haine contre la bêtise de la bourgeoisie qui mène une guerre absurde, une guerre qui est en train de saigner l’Europe au nom d’un nationalisme mortifère ; ce sont des artistes qui veulent tout mettre cul par-dessus- terre, mettre à mal l’art bourgeois, dénoncer les poètes larmoyants, tuer le beau.

Tristan Tzara est l’inspirateur du mouvement, poète qui a fui la Roumanie, flanqué de deux compères Richard Huelsenbeck, un Allemand et Hans Arp, un Alsacien et, plus tard, du peintre Francis Picabia tout droit venu d’Amérique ; cette poignée de rebelles anarchistes, coincée dans cette petite bourgade suisse qui sait jouer de sa neutralité, va pourtant lancer un mouvement à retentissement mondial dont le nom reste encore dans les mémoires cent ans après, un nom qui sort d’une page de dictionnaire ouverte au hasard : Dada.

Harp, portrait de Tzara (sans titre). Author provided

C’est dans ce cabaret Voltaire que vont se dérouler des spectacles volontairement provocateurs ; un observateur de l’époque raconte le déroulement d’une représentation : sur la scène on tapait sur des clés, des boîtes, pour faire de la musique jusqu’à ce que le public protestât, devenu fou. Walter Serner, au lieu de réciter des poèmes, déposait un bouquet de fleurs au pied d’un mannequin de couturière. Une voix, sous un immense chapeau en forme de pain de sucre, disait des poèmes d’Arp. Huelsenbeck hurlait ses poèmes de plus en plus fort, pendant que Tzara frappait en suivant le même rythme et le même crescendo sur une grosse caisse. Huelsenbeck et Tzara dansaient avec des gloussements de jeunes ours, ou, dans un sac avec des tuyaux sur la tête, se dandinaient en un exercice appelé noir cacadou.

Paris adopte Dada

Le dadaïsme s’est vite répandu dans l’Allemagne vaincue, mais c’est à Paris qu’il trouvera son second souffle ; Tzara s’est en effet déplacé à Paris en janvier 1920 et les jeunes poètes parisiens sont intrigués par sa forte renommée au-delà de Zürich. Tristan Tzara va en fait jouer le rôle de catalyseur au sein du groupe lits et ratures qui réunissait, entre autres, Breton, Aragon, Soupault, Péret. Les jeunes poètes découvrent enfin les spectacles-provocations du cabaret Voltaire.

Un observateur, Georges Hugnet, raconte dans la revue Littératures :

sous le titre de poème, Tzara lit un article de journal tandis qu’un enfer et de sonnettes de crécelles l’accompagne. Le public ne tient plus et siffle. Pour achever ce beau chahut, on présente des peintures parmi lesquelles un tableau de Picabia, tableau des plus scandaleux au point de vue plastique qui porte comme quelques tableaux et manifeste de Picabia de cette époque de titre de LHOOQ

Max Ernst . Author provided

La leçon est vite apprise par les dadas de Paris ; un bulletin dada de février 1920 rassemble les noms de Picabia, Tzara, Aragon, Breton, Ribemont-Dessaignes, Eluard, Duchamp, Dermée, Cravan et proclame haut et fort que « les vrais Dadas sont contre Dada. Tout le monde est directeur de Dada ». Les dadas « se lâchent » : André Breton croquait des allumettes, Ribement-Dessaignes criait à chaque instant « il pleut sur un crâne ! », Aragon miaulait, Philippe Soupault jouait à cache-cache avec Tzara. Sur le seuil Jacques Rigault comptait à voix haute les automobiles et les perles des visiteuses.

L’impasse du procès Barrès

Assez vite, le côté farces et attrapes, gros et gras canulars est vécu comme menant à l’impasse pour ces jeunes poètes qui commencent à se lasser de l’absurde pour l’absurde. Le dernier exploit de Dada à Paris fut une mise en scène d’un procès accusant l’écrivain Maurice Barrès ; pour les dadas français, il fallait en effet juger l’écrivain Maurice Barres comme un traître à la cause de l’esprit de l’homme en simulant la machine judiciaire bourgeoise. Les juges, les avocats sont vêtus de blouses et de tablier blanc, Benjamin Péret figurait le soldat inconnu allemand.

« La mise en accusation et jugement de Maurice Barrès par dada » a lieu le vendredi 13 mai 1921 à 20 heures trente précises à la salle des Sociétés Savantes, 8 rue Danton. On n’est plus dans le canular, l’affaire devient sérieuse car Barres est un écrivain de talent et c’est là précisément le problème. Il ne suffit pas d’avoir du talent littéraire reconnu par l’Académie française, encore faut-il que ce talent fût mis au service d’une bonne cause et non d’une mauvaise. Et la mauvaise cause, c’est de dire « que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race », la mauvaise cause, c’est de propager le culte de la terre et des morts. Barres, présent au procès sous la forme d’un mannequin de bois est accusé par Dada de crime contre la sûreté de l’esprit. Barrès sortira de ce procès avec vingt ans de travaux forcés. Ce sera le dernier acte fort du dadaïsme, Breton en scellera sa mort symbolique.

Nier l’art traditionnel, mais aussi l’art moderne et finalement l’art tout court ne mène à rien et c’est sur les décombres du dadaïsme que surgira pourtant le mouvement surréaliste. La phrase de Tzara la pensée se fait dans la bouche ouvrira aussi la voie à l’automatisme, à l’association libre, préfiguration des slamers et des concours d’improvisations.

Ce qui reste de Dada

Alors que reste-t-il finalement de ce mouvement dadaïste ? Retour à Zurich cent ans après, soit le samedi 6 février 2016 ; tout d’abord la Kunsthaus organise ce soir -là le vernissage d’une exposition sur le dadaïsme : le Dadaglobe Reconstructed ; il s’agit là d’un incroyable travail qui a permis de réunir dans une même salle toutes les œuvres provenant des amis de Tristan Tzara, lesquelles œuvres avaient été dispersées et vendues. Tzara avait eu en effet l’idée en 1920 de bâtir une anthologie du dadaïsme de son propre vivant en demandant une œuvre à chacun de ses amis. Ses amis s’appelaient Man Ray, Picabia, Duchamp (Marcel et Suzanne), Aragon, Arp, Schuitters, Cocteau, Breton, Georges Grosz et bien d’autres dont les noms sont moins connus.

Tous avaient envoyé quelque chose, soit une lettre, soit un dessin, un collage, une gravure, une litho, mais aussi des œuvres originales (onze au total). Le projet n’a pu voir le jour faute d’éditeurs à même de financer cette opération ambitieuse. Le projet de Tristan Tzara était à la hauteur de son ego, faire savoir en quoi le dadaïsme rayonnait dans le monde, de Zurich à New York en passant par Santiago et Paris. Son idée était de fabriquer un livre tiré à 10 000 exemplaires, alors que 1 000 exemplaires étaient la norme de l’époque ; tout est resté alors dans un dossier conservé soigneusement par Tzara et on doit à l’acharnement d’universitaires et de conservateurs du Kunsthaus Zürich d’avoir pu retrouver toutes les pièces du puzzle et redonner vie à 120 textes et 34 auteurs qui avaient répondu favorablement à l’appel de Tzara. La reconstruction du Dadaglobe est un véritable projet entrepreneurial qui débouche sur une double production, à la fois une exposition et un catalogue raisonné.

Une ultime provocation ratée

Si Dadaglobe Reconstructed de Tzara a été édité et imprimé selon une perfection digne d’une montre suisse, qu’en est-il du cabaret Voltaire cent après ? Là, les choses se gâtent. Le même soir du vernissage de l’exposition, le cabaret Voltaire propose un spectacle provocation ; mais 1916 n’est pas 2016. Les guerres n’ont pas disparu, elles sont toujours aussi féroces, mais la haine contre l’art officiel n’a plus la même intensité, le bourgeois est moins facilement choquable, il en a vu bien d’autres, après les Damien Hurst, Jan Fabre, Serrano, etc… Il faut être inventif pour choquer en 2016.

Performance 2016. JMS, Author provided

Consternation ; dans la salle qui visiblement est restée dans son jus, le public assiste à un spectacle censé rappelé celui d’il y a cent ans. Passe encore d’entendre des hommes et des femmes qui crient après avoir bougé absurdement des chaises, mais le clou de la soirée est un petit homme râblé à la corpulence d’un paysan sicilien ; cet homme silencieux se dénude lentement, mais maladroitement et trempe son sexe dans un pot de peinture bleu puis rouge puis jaune, pinceau vivant qui va appliquer les couleurs primaires sur les quatre coins d’un drap blanc ; il se roule ensuite sur le drap maculé de peinture, un tableau est en train de se faire sous les yeux attentifs de jeunes filles suisses propres sur elles ; face au public, le peintre se relève et s’essuie le corps avec du papier absorbant, une façon de montrer que le travail qui lui a été demandé et payé, est terminé.

Le tableau est alors vendu aux enchères par un faux commissaire- priseur ; les enchères montent vite parmi les spectateurs au look de jeunes tradeurs, un comparse emporte la mise. Dada est mort, mais Zürich le fait revivre cette année 2016 dans le cadre de la biennale d’art contemporain Manifesta. Dada est mort, vive Dada.

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