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Retour en Ukraine : au cœur de la guerre

Photo prise de la banquette arrière d'une voiture en marche. Un homme est au volant, un drapeau ukrainien sur le tableau de bord. La voiture roule dans la campagne.
Dans la voiture de Mark, entre Kramatorsk et Tchassiv Yar. R. Huët, Fourni par l'auteur

Pour les combattants, mais aussi pour les observateurs, une des angoisses les plus tenaces est de passer à côté de la guerre, de ne jamais être en son centre. C’est le cas de beaucoup de soldats, affectés à des tâches ingrates de logistique ou de sécurisation, loin du front. La vie y est parfaitement ennuyeuse et bien éloignée des imaginaires héroïques propres à la guerre. Que l’on ait absolument peur ou que l’on ait envie d’en découdre, le front attire comme un aimant.

Je n’échappe pas à cette puissance d’attraction. Certains expliqueront qu’il ne s’agit là que d’une fascination malsaine pour le spectacle de la violence. J’y vois plutôt un désir de rejoindre le monde qui apparaît pour tous les combattants comme étant le plus significatif. Je n’espère ni drame ni corps ensanglantés. Lorsque ces situations se sont présentées en Syrie et en Ukraine, j’en ai été épouvanté. Je cherche simplement à me représenter l’effondrement du monde pour que, dans ma tête, il gagne en réalité et que je puisse un peu mieux écrire ces vécus en prise avec la violence « en train de se faire ».

Je rejoins Tchassiv Yar à proximité immédiate de Bakhmout. Bakhmout est tombée aux mains des Russes ; Tchassiv Yar résiste toujours. Une unité du très controversé bataillon Aïdar a accepté de me recevoir.

Créé en 2014, ce bataillon de volontaires nationalistes a été dénoncé par Amnesty international pour de graves exactions commises dans le Donbass cette même année. Depuis, ses combattants se sont largement institutionnalisés et se sont installés dans l’échiquier militaire. Ils sont connus pour leur sérieux et leur implication dans les zones les plus tendues. L’état de guerre fait oublier les actes passés.


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Je sais bien que je ne vais pas rencontrer une horde de nazis. En effet, le choix d’une brigade se fait rarement sur des bases idéologiques. Dans la majorité des cas, il repose sur des critères pratiques : la puissance matérielle, l’organisation, le prestige, la présence au front, la « solidité » ou, plus prosaïquement, les opportunismes circonstanciels.

Traverser des nulle part anthropologiques

Depuis Kramatorsk, il faut une quarantaine de minutes pour arriver à Kostiantynivska, puis Tchassiv Yar.

Mark, volontaire que je connais bien, me conduit avec sa petite amie Daria et un autre volontaire venu apporter un colis d’aide médicale. La ville est à une vingtaine de kilomètres de Kramatorsk. Tout au plus, et en raison de l’état des routes, il faut une quarantaine de minutes pour arriver. Aux environs de Tchassiv Yar, la campagne est vaste, colorée et belle.

Vue d’une route de campagne avec des débris de béton
R. Huët, Fourni par l'auteur

Sur la route crevassée de partout, ne se croisent que des blindés et autres véhicules militaires. Sur notre gauche, un immense champ se termine par une petite colline :

« C’est là où sont les Russes », indique Mark en balayant l’horizon du doigt.

Naturellement, l’ennemi est invisible, toujours abstrait.

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Un des contacts m’a donné la position géolocalisée de l’unité, Google Maps s’occupe du reste. Nous passons tranquillement les checkpoints. Mark est bien connu des soldats. Habituellement, ils sont sécurisés par des mots de passe qui changent chaque jour et qui sont spécifiques aux différentes zones du front. Ils n’ont rien de bien militaire et frisent l’absurde : « huître, ambre, cristal, distance, besoin, escalope ».

À l’approche de la zone, il est préférable de mettre son téléphone en mode « avion » pour éviter d’émettre des signaux et de faciliter sa localisation. Mark ne s’en soucie pas, la route est tranquille… jusqu’à ce qu’une roquette éclate à une petite centaine de mètres de là dans les champs.

La tension grandit. Les trajets m’ont toujours inquiété. On traverse à découvert des zones possiblement en proie aux bombardements. Je m’imagine qu’un ennemi, posé tranquillement dans un coin, dispose d’une vue imprenable sur la route. Il lui suffit d’ajuster son canon quand la voiture se hasarde dans son champ de vision. Ça n’est évidemment pas tout à fait ainsi que cela se passe – du moins, pas toujours. Mais la peur décuple l’imagination et rend égocentrique. On se persuade d’être toujours la cible de l’ennemi comme si, au milieu des tanks et des blindés, ce pick-up de couleur blanche était la menace prioritaire.

Le rapport au danger est sacrément étrange. Lorsque les attaques sont suffisamment lointaines, il n’est pas rare de voir les gens s’amasser pour avoir la vue la plus claire sur les fracas de roquettes. Mais quand celles-ci sont trop proches, la panique pousse à se chercher l’abri le plus sûr. À l’excitation succède la peur. Et une fois l’explosion survenue, il y a cette sordide joie intérieure d’avoir été au plus près du drame, d’y avoir échappé et d’avoir une nouvelle histoire à communiquer où la vie s’est trouvée vraiment menacée.

Mark continue sa route. Il slalome au milieu des trous. On arrive enfin vers la base. Derrière un long mur, il y a une sorte de hangar désaffecté d’à peine 100 mètres carrés. Mark hésite un peu, il n’y a personne dehors : « C’est ici, vous êtes sûrs ? », demande-t-il, un peu étonné de ne voir personne, ni hommes, ni véhicules.

Au moment où il s’apprête à entrer dans le chemin qui conduit à la base, une énorme détonation explose à quelques mètres de là. Mark braque le volant, rejoint la route aussi vite qu’il le peut. Il ne fait aucun doute que l’artillerie russe cible la voiture. Il ne faut pas rester immobile. Une grande haie d’arbres tout au long de la route nous cache du champ où sont positionnés les Russes. La situation est confuse. Mark ne sait plus trop quoi faire. Puis il décide de faire demi-tour car il faut bien y aller.

On arrive devant le mur de la base.

On descend de la voiture. Une nouvelle bombe explose à dix mètres de nous, dans la cour de la base, puis une seconde un peu plus loin. C’est trop tard pour réfléchir. J’en oublie le gilet pare-balles dans le coffre de Mark. On court en direction du hangar. On ne sait pas bien où aller. On aperçoit une énorme porte métallique. On l’ouvre et on découvre la planque des combattants. Ils la referment derrière nous. Intérieurement, je suis en panique mais la présence de quelques combattants me calme. Je préfère ne pas rougir devant eux.

Là, notre contact, qui se fait appeler Ombre, une jeune médecin de vingt-six ans, nous accueille tout sourire : « Salut ! Vous arrivez au meilleur moment ! Ça va ? »

Ombre nous fait entrer dans le minuscule abri. Il doit faire 60 mètres carrés et accueille une vingtaine de combattants. Il fait très sombre. Le couloir est étroit et donne accès à des « chambres » où sont disposés les lits et les matelas.

L’endroit ressemble à une cave en raison de l’obscurité et de l’humidité chaude. Entre cet espace comprimé et le dehors saturé par le bruit des bombes, il est difficile de ne pas se sentir oppressé.

« Avec le temps, on s’y fait », assure Ombre qui termine aujourd’hui son quinzième jour consécutif sur le front. C’est plus que d’habitude. Elle nous sert un café, on bavarde un peu. À côté de nous, se répartissent une quinzaine de combattants. À cause des bombes qui viennent de frapper la cour, tout le monde s’est confiné à l’intérieur du hangar – une bien maigre protection face aux risques de missiles. L’un a déjà percé le toit dans une des petites pièces de « l’abri », heureusement vide.

Le missile qui a troué le toit de la base. R. Huët., Fourni par l'auteur

Un monde à part

On attend que ça passe. L’un fait chauffer une conserve sur un réchaud de camping, un autre est sur TikTok entre vidéos de guerre et vidéos humoristiques. Plus loin dans l’étroit couloir, il y a aussi un petit groupe qui enchaîne les cigarettes et les conversations sans importance. Dans ces pièces aveugles, il est une chose à peu près certaine, on ne vit pas. C’est tout un monde à part. J’en viens à me demander si, à force d’être plongé dans les souterrains de la vie, on a encore conscience de l’état général du monde ou si plus grand-chose n’a d’importance.

Il faut s’adapter à beaucoup de choses contraires à la vie : la promiscuité totale avec les autres combattants dans un espace minuscule, la saleté, l’absence de lumière, les bombes plus ou moins lointaines, le retour d’un blessé et bien d’autres contraintes que je n’ai pu encore découvrir.

Dans l’abri. R. Huët., Fourni par l'auteur

Ombre accueille ici les blessés. Parfois, elle soigne une maladie des pieds ; des champignons causés par l’humidité et la boue. D’autres fois, elle s’occupe d’un corps pulvérisé. D’une minute à l’autre, elle soigne des blessures bénignes ou elle accueille des bouts de cadavre. Dès fois, les deux en même temps. Dans le huis clos de la cave, il est bon de ne pas se plaindre. Cela mettrait le moral de tout le monde au plus bas. Le commandement l’a bien compris. Il veille à permettre aux combattants des rotations régulières, même sur une brève période de 48 heures, afin que les esprits se reposent et se régénèrent.

Un mélange de printemps et de fin de monde

Nous restons quelques heures à bavarder avec Ombre. Tout le monde est assez occupé et peu disposé à s’entretenir de choses sérieuses. Ils vont bientôt rejoindre la première ligne. Un blindé, caché dans le « garage », s’apprête à partir.

Pendant une brève accalmie, Ombre nous propose de poursuivre notre conversation dehors, « car il fait grand soleil » et il est dommage de se priver de ces quelques précieuses minutes de lumière. L’endroit n’est pas rassurant. Un blindé ukrainien tire régulièrement non loin de nous, nous faisant à chaque fois sursauter.

Les combats ont lieu dans une vaste campagne. Comme à Severodonetsk, à l’exception des tranchées, la ligne de front est confuse. On ne sait où elle démarre exactement et où elle s’arrête. On est simplement capable de situer les zones les plus risquées, et cela change chaque jour. Dans la cour, traînent quelques chiens, probablement privés de leurs maîtres partis en exil. La situation n’a pas l’air de les affoler. Ils sont adoptés par l’unité. Sur la route, j’ai aussi aperçu un troupeau de moutons. Et quand les bombes cessent, on entend aussi le sifflement des oiseaux : des moineaux domestiques, des étourneaux sansonnets au chant très varié. Ce sont des espèces communes, anthropophiles, c’est-à-dire liées aux hommes.

C’est un curieux mélange de printemps et de fin de monde.

Des chants d’oiseaux, des aboiements, un coq, des explosions.

Les récits de guerre regorgent de descriptions d’intenses combats. Rien ne change vraiment. Les bombes pleuvent. Elles s’abattent autour de soi, généralement suffisamment loin pour que l’on ne s’en soucie pas trop. Je ne sais pas toujours si ces explosions sont le fait des Ukrainiens ou des Russes. La seule chose dont je suis assuré, c’est que ça fait beaucoup de bruits. Les solidarités forment un noyau rassurant. Elles font un peu oublier la catastrophe en cours. Tout du moins, elles donnent la force de les supporter.

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