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Car détruit abandonné au bord d'une route en forêt.
Près d’Izioum, dans l’est de l’Ukraine. R. Huët, Fourni par l'auteur

Retour en Ukraine : dans les villes mortes, les vies absurdes de Bohdan, d’un poulet et d’un chien

Sur la route qui conduit à Kramatorsk, dans le Donbass, nous traversons la tristement célèbre ville d’Izioum, bombardée puis occupée par les Russes et dans laquelle les Ukrainiens ont découvert un charnier à sa libération le 10 septembre. Les destructions sont gigantesques. Rares sont les maisons qui tiennent encore debout. Quelques tanks rouillés traînent dans les champs.

Sur le bord de la route s’amassent des carcasses de voitures et des morceaux de pneus. Plus loin encore, deux bus calcinés gisent sur le côté, pour ne pas gêner la circulation. En mai 2022, les Russes les ont mitraillés, tuant une douzaine de personnes.

Les champs sont troués de partout. À l’endroit où ont chuté les bombes, l’herbe est plus verte. La terre, retournée sous l’effet des explosions et devenue alors plus meuble, se remet plus vite en vie que les hommes. Les ruines, elles aussi, sont éclatantes. La végétation ne les a pas encore englouties. Pour dater les destructions, il faut observer la végétation. « C’est une question de botanique » écrivait Heinrich Böll.

Les villes mortes

À quel moment décrète-t-on qu’une ville est morte ? C’est la question posée par le journaliste Paul Daloy au cours de l’un de ses reportages. Un simple coup d’œil rapide sur Izioum montre une facette de la guerre en Ukraine : l’ambition politique de néantiser le monde.

Entre Izioum et Kramatorsk. R. Huët, fourni par l’auteur

Kramatorsk, 150 000 habitants avant la guerre, est une des premières villes à l’arrière des fronts de Bakhmout et de Tchassiv Yar. Longtemps ciblée par les Russes, elle est aujourd’hui peu menacée. Le front est à une bonne quinzaine de kilomètres de là, mais depuis le 8 avril 2022, date du terrible bombardement de la gare où soixante personnes ont été tuées, les frappes russes n’ont plus provoqué de carnages comparables.


Après deux premiers séjours dans l’Ukraine en guerre en mai et en août 2022, dont il a tiré à l’époque une dizaine d’articles publiés par notre média, l’ethnographe Romain Huët se trouve actuellement de nouveau sur le terrain. Ce « Retour en Ukraine » le conduit aussi bien au plus près des lignes de front qu’à l’arrière, au plus près des populations. Écouter, retranscrire, documenter cette guerre à hauteur d’homme, tel est le projet de cette nouvelle série d’articles.


Parfois, des obus ou autres missiles – dont j’ignore le nom – éclatent en plein milieu de la ville, comme en février et mars 2023.

Kramatorsk. R. Huët, Fourni par l'auteur

C’est une ville stratégique. Les habitants sont rares. Elle est plutôt occupée par les combattants et les volontaires qui viennent prendre quelques jours de repos avant de (re) partir au front.

Quelques « stands » improvisés à Kramatorsk. Cliquer pour zoomer. R. Huët, Fourni par l'auteur

Les rues sont jonchées de choses dérisoires à vendre. Les rares civils étalent de vieux pantalons militaires, des casseroles usées, des piles, des lampes de poche défectueuses, etc. Comme ces vendeurs amateurs n’ont guère de chances de trouver des acquéreurs, ils laissent derrière eux ces menus objets dégradés.

Quelques commerces alimentaires et militaires sont ouverts. On peut savourer un cheesecake, un cappuccino, un hamburger dans l’un de ces cafés ouverts depuis quelques mois. La vente et la consommation d’alcool sont interdites. Naturellement, les plus débrouillards trouveront sans problème les bonnes adresses pour s’en procurer.

Kramatorsk est un étrange « entre-deux ». Les bruits de la vie normale, des tondeuses et des débroussailleuses pour entretenir les espaces verts se confondent avec ceux des combats quotidiens. De jour comme de nuit, le son des bombardements et des sirènes ne cesse jamais. C’est une sorte de bruit de fond continu, une malsaine musique d’ambiance. Il est incroyable de constater l’obstination insensée de mettre de l’ordre dans ces espaces verts quand, non loin de là, tout s’écroule. Pour passer outre la catastrophe en cours, on renoue avec la routine quotidienne autant que possible, soulignait W. G. Sébald.

La présence de la vie, ici à Kramatorsk, est un soutien moral pour les engagés sur le front. J’ai pensé à tort que ce semblant de vie normale à quelques kilomètres du front avait un goût amer pour les combattants. Eux ne comptent plus les morts et les blessés tandis qu’à vingt minutes de là, les gens traînent, se reposent, bavardent, tuent le temps relativement sereinement. En réalité, l’effet est le contraire. Ils ont l’impression de combattre pour que la vie, ce genre de vie simple, continue à exister.

Quelques habitants viennent prendre le soleil sur ce plan d’eau. Cliquer pour zoomer. R. Huët, Fourni par l'auteur

À Kramatorsk, j’attends Mark, un des volontaires que j’avais accompagné à Severodonestk pour évacuer les civils en mai 2022. Il doit me conduire à Tchassiv Yar. Je rejoindrai le bataillon Aidar, composé de combattants et de « medics ».


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Le départ a été reculé à plusieurs reprises. Régulièrement, la route est la cible de l’artillerie russe. Il est bon de n’y aller que lorsque cela est absolument nécessaire. Je profiterai d’une livraison de produits de première nécessité pour faire le trajet. En attendant, je traîne ici, à Kramatorsk. Je m’entretiens avec des combattants, des volontaires et des médecins du front pendant leur rotation. J’assiste aussi à leurs conversations. Ils ne parlent quasiment que du front.

La vie dans les tranchées

Avec les mois, les tranchées sont devenues de véritables lieux de vie. Celles des Russes sont réputées de bien meilleure qualité que les ukrainiennes. Elles sont plus sophistiquées, plus confortables. Il existe même des systèmes de drainage. Celles des Ukrainiens sont plus sommaires. Les plus confortables sont celles où sont installés des rondins de bois, évitant ainsi aux combattants de patauger dans la boue.

Une tranchée ukrainienne, jonchée au sol de rondins de bois. Photo transmise au cours d’une conversation tout à fait ordinaire avec les combattants en repos à Kramatorsk. Fourni par l'auteur

La raison est stratégique : les Ukrainiens savent qu’ils risquent de reculer et de perdre les premières tranchées. Ils ne veulent pas faciliter la vie des Russes. Elle est aussi, peut-être, psychologique : les Ukrainiens veulent gagner du terrain. Ils refusent l’idée de s’installer dans les tranchées qu’ils creusent.

Cela signifierait l’abandon d’une guerre de mouvement. Ils se disent à eux-mêmes quelque chose de la sorte : « On s’en fout, demain on va bouger. » Les Russes, quant à eux, préfèrent s’installer. La vie se met en place, extraordinaire et banale, avec ses absurdités.

Car au front, il se passe toujours quelque chose. C’est peut-être en ceci que s’explique une partie de son pouvoir d’attraction. Il concentre tous les événements qui malmènent l’étroit rapport entre la crédulité et l’incrédulité. Au beau milieu des explosions chaotiques et des tirs d’artillerie, la vie est y est constamment en alerte et soucieuse. Elle est aussi incroyablement légère.

Et le front, c’est aussi souvent le « règne de l’absurde ». Des fragments d’existences parallèles s’organisent dans ces tranchées éclatées dans l’espace-temps, tout comme les bribes de récits qui les racontent, et qui soulignent ces moments si décousus, aberrants pour qui vit loin de la guerre. Il y a le récit de Bohdan. Il y a celui de Vitali. Il y a celui de « Scotch », qui me parle d’un chien étrange…

Le règne de l’absurde

À Bakhmout, Bohdan a 23 ans. Il a extrêmement peur et n’a aucune envie de combattre. Le commandant l’assigne à un poste : « Tu seras médecin du front. » Medic, comme on dit. Bohdan n’a aucune connaissance médicale. On lui donne un livre pour qu’il apprenne au moins la théorie des premiers secours.


Le Comte. Photo transmise par des combattants, Fourni par l'auteur

À Bakhmout encore, depuis le début des combats, un chien errant, toujours le même, se traîne inlassablement au milieu des bombes. Il est plutôt laid mais il est en bonne santé. Et à le regarder de près, il a vraiment une tête bizarre : à moitié paumé, ne sachant trop où aller au milieu du paysage lunaire des bombardements.

À Bakhmout toujours, Vitali, combattant, est lui aussi dans une tranchée. Une autre. Ça tire à longueur de journée. Un soir, il trouve un poulet vivant qui se promène à l’intérieur de la tranchée. « Que fait un putain de poulet ici ? », hurle Vitali. Il prend le poulet et s’apprête à le jeter hors de la tranchée. Ça tire de partout.


Bohdan, lui, ne supporte rien. Il est effrayé. Il ne veut pas être là et ne pense qu’à partir. Chaque jour, une quarantaine de blessés doivent être pris en charge. Certains ont de sales blessures. Bohdan ne sait pas quoi faire. Il transporte les corps des lignes de front aux points de stabilisation, des sortes de petites caves où l’on donne les premiers soins. Il a l’impression de n’être d’aucune autre aide. Il est incapable d’administrer le moindre geste médical ou de premier secours. Bohdan est obligé d’être là. Il est un de ces nombreux êtres inessentiels que l’on peut « gaspiller ici » en première ligne. Personne ne pleurera sa mort.


Au milieu des blessés, le chien exaspère les équipes. Il se précipite vers chaque corps, lèche les plaies. On dirait qu’il s’en délecte. Chassé par les combattants, sous le bruit et les bombes, il revient pourtant toujours.


Bohdan a beau lire le manuel des premiers secours, il n’y comprend toujours rien. L’état constant de panique ne l’aide pas. On le traite assez mal. Il veut juste se barrer de cet endroit. Les commandants ne lui en donnent pas l’autorisation.


Au moment où Vitali s’apprête à balancer le poulet hors de la tranchée, son commandant hurle :

« Laisse le poulet ! »

« Tu veux qu’on le bouffe ? » demande Vitali.

« Pas question. Le poulet, il reste avec nous. »


Le soir, Bohdan et ses camarades d’armes picolent. Bohdan s’en donne à cœur joie. Ça fait marrer tout le monde. Dans un état lamentable, le bougre ne tient plus debout. Les moqueries et les humiliations fusent.


Scotch, une autre medic, est occupée à soigner un blessé. Le chien accourt pour se gaver de sang. Elle le dégage, part s’occuper d’un autre blessé à quelques mètres de là. Quand elle se retourne, elle voit ce putain de chien plonger son museau dans la plaie du premier blessé, immobilisé, quasi inconscient, incapable de le virer par ses propres moyens.


« Le poulet est important, personne ne le bouffera » répète le commandant. Le matin même, juste derrière les tranchées, des artilleurs tiraient sur les Russes. L’abri où ils étaient planqués a été pulvérisé par une roquette russe. Au milieu des décombres encore frais, il y avait ce poulet. Le commandant, l’a attrapé, a couru puis s’est jeté dans la tranchée, le poulet dans les bras.


Bohdan sort de l’abri, une sorte d’obscure cave. Totalement ivre, il s’empare d’une grenade, revient dans la cave, la dégoupille et la jette sur ses camarades. La grenade roule sous une cuve d’eau. Elle explose. Sasha, un autre conscrit, prend de plein fouet les éclats de shrapnels. Les autres ont été à peu près épargnés grâce à la cuve d’eau qui a absorbé le plus gros du souffle. Sasha est évacué́ vers l’hôpital. Aujourd’hui, il n’a plus de jambes et un traumatisme crânien.

Bohdan est arrêté. Il pleure. Il pleure de tristesse, d’effroi pour son geste, mais aussi de joie. Il est emmené en prison. Il y est encore. Enfin, il est loin du front.


Le poulet est devenu la mascotte du bataillon. Il traîne dans le camp, se promène fièrement. Il est chez lui.


Les combattants ont donné un surnom au chien : « Le Comte » en référence au « Comte Dracula » ou parfois le « vampire ». Le Comte est resté à Bakhmout. Désormais, il paraît qu’il erre du côté des Russes. Il faut croire que le sang a la même odeur.

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