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Retour vers le futur : Joe Biden au pays de Brejnev

Joe Biden interviewé par la télévision soviétique le jour de son départ de Moscou, le 31 août 1979 (capture d'écran). Gosteleradiofond Rossii

Le 25 octobre 2020, à quelques jours de l’élection présidentielle, interrogé par la journaliste Norah O’Donnell de CBS News sur les « ennemis de l’Amérique », Joseph « Joe » Biden a répondu sans ambages :

« Je pense que la plus grande menace pour notre sécurité intérieure et nos alliances est actuellement la Russie. »

On se souvient que huit ans plus tôt, en avril 2012, Biden avait tenu des propos autrement plus mesurés, critiquant le sénateur républicain Mitt Romney qui avait qualifié la Russie d’« ennemi géopolitique numéro un » : « Les Américains savent qu’il n’est plus possible de recycler le passé (en anglais : “We can’t go back to the future”), de voir le monde à travers le prisme de la Guerre froide », s’était-il gaussé.

Joe Biden, alors vice-président, rencontre Vladimir Poutine, alors premier ministre, le 10 mars 2011 à Moscou. Alexey Druzhinin/Pool/AFP

Certes, entre 2012 et 2020, l’image et la réputation de la Russie se sont considérablement dégradées et, avec elles, l’attitude des Démocrates américains à son égard. Mais, dans le même temps, il faut aussi rappeler que, dans les années 2008-2012, Biden avait lui-même recyclé le passé en invoquant à plusieurs reprises un déplacement officiel qu’il avait effectué en URSS en août 1979, à la fin d’une période de réchauffement appelée « Détente ». Vice-président loyal à Barack Obama, Biden défendait alors sa politique de « redémarrage » (reset policy) avec la Russie, poursuivie bon an mal an entre 2009 et 2013.

En étudiant la manière dont Biden a maintes fois relaté son voyage de 1979 (qui ne fut pas unique, puisqu’il s’est rendu au moins quatre fois en Russie : trois fois comme sénateur, en 1973, en 1979 et en 1988 ; et une fois comme vice-président, en 2011), et en confrontant ce récit à un contre-récit basé sur des documents historiques, nous pouvons en apprendre davantage sur la manière dont les hommes politiques utilisent le passé pour justifier le présent et pour mettre en œuvre des stratégies de recyclage du passé à des fins politiques. Dans le même temps, le voyage de Biden contient un certain nombre d’éléments qui pourraient nous aider à imaginer l’avenir des relations américano-russes – des éléments susceptibles de donner tort à ceux qui s’attendent à une aggravation de la « nouvelle Guerre froide » sous sa présidence.

Le Kissinger de Carter

La « détente » américano-soviétique est inaugurée en mai 1972 au cours du sommet de Moscou par le président américain Richard Nixon et le secrétaire général du Parti communiste d’Union soviétique Leonid Brejnev. Promesse d’un avenir pacifié, elle s’incarne d’abord dans le processus de désarmement, censé mettre fin à la course aux armements, et dont la pierre angulaire est le traité SALT (Strategic Arms Limitation Talks), portant sur l’armement « stratégique » – au sens de nucléaire.

La « détente » repose en réalité sur un contresens et beaucoup d’arrière-pensées. Aux yeux des Américains, elle doit contribuer à changer l’URSS en profondeur ; pour les Soviétiques, elle ne supprime pas les « lois de l’Histoire » qui, on le sait, vont dans le sens d’une victoire communiste dans le monde. À partir de la seconde moitié des années 1970, plusieurs groupes d’influence américains tirent la sonnette d’alarme sur le risque d’un réarmement soviétique qui contournerait les règles de SALT. Ils soulignent aussi que Moscou ne tient pas sa promesse de respecter les droits de l’homme, faite à la conférence d’Helsinki, en août 1975. Côté soviétique, la méfiance se ravive également.

En juin 1979, le président Carter signe avec Brejnev, à Vienne, un nouveau traité de désarmement, SALT II. Celui-ci rencontre beaucoup de résistance au sein du Congrès. Pour tenter d’infléchir les positions du Sénat et, en même temps, s’assurer du soutien des Soviétiques face à de nouvelles conditions d’application, qui portent notamment sur la possibilité pour les Américains de continuer à déployer de nouveaux missiles nucléaires en Europe (les Pershing II), Carter contacte Joe Biden. À trente-six ans, ce sénateur démocrate du Delaware, actif au sein du Comité des relations étrangères du Sénat, favorable à la détente, s’était déjà rendu en République populaire de Chine, en avril.

Les récits que fait Biden de son voyage en URSS, du 25 au 31 août 1979, et d’abord dans ses Mémoires – ici et plus loin, nous citons son autobiographie Promises to Keep : on life and politics, parue en 2007 ; il a également évoqué son séjour dans plusieurs de ses allocutions, dont celle devant les étudiants de l’université de Moscou, en mars 2011 –, le mettent en valeur, donnant l’impression qu’il est un diplomate aguerri, un apprenti Kissinger, voire qu’il a l’étoffe d’un chef d’État. Cela n’a rien d’étonnant – ses Mémoires sont publiés en 2007, quand il est candidat à l’investiture démocrate à l’élection présidentielle.

Ainsi, Biden suggère qu’il a eu l’idée d’« utiliser comme levier la peur qu’éprouve Deng Xiaoping [alors secrétaire général du PC chinois] à l’égard des Soviétiques » pour obtenir un avantage – en l’espèce, s’appuyer sur le renseignement chinois pour s’assurer que les Soviétiques respectent leurs engagements en matière de démilitarisation nucléaire.

Une fois au Kremlin, face à Brejnev, au ministre de la Défense Oustinov et au premier ministre Kossyguine, Biden se décrit comme un négociateur sûr de lui. Brejnev ne reste que quelques instants et le sénateur s’entretient avec Kossyguine qui le traite en égal : « Quand j’avais votre âge, j’étais moi aussi chargé d’une mission de la plus haute importance : je devais assurer le ravitaillement de Leningrad pendant la guerre. » Lorsque Kossyguine tente de le convaincre que les Soviétiques respectent pleinement les accords SALT, Biden ne s’en laisse pas conter : « On ne baratine pas un baratineur » lui dit-il, sans langue de bois (l’anglais est plus grossier : « You can’t shit a shitter. »). Cette franchise paye et l’Américain, à l’en croire, finit par gagner le respect du « vieux conservateur ».

Un rouage de la détente

Le séjour de Biden apparaît sous un jour bien différent quand il est éclairé par des sources soviétiques (journaux, à commencer par la Pravda ; divers documents ; ou encore les « carnets » de Brejnev, publiés en 2016). Biden y apparaît comme un simple rouage d’une opération de propagande communiste appelée « détente ».

D’abord, et contrairement à ce qu’on pourrait penser en écoutant Biden, le voyage du jeune sénateur n’a rien d’exceptionnel, s’inscrivant dans un programme d’échanges bien rodé. Depuis la fin des années 1950, les élus soviétiques ont pris l’habitude de se rendre aux États-Unis et leurs homologues en URSS – une illustration de la « coexistence pacifique » entre les deux nations promue par Khrouchtchev. On retrouve ces échanges dans d’autres domaines – sportif, pédagogique et culturel notamment.

D’autre part, la visite de Biden est loin d’être la seule en 1979. Début juillet, c’est Robert Byrd, sénateur et chef des Démocrates au Sénat, qui séjourne en URSS. En août, avant Biden, c’est au tour de John Brademas, chef des Démocrates de la Chambre des représentants, puis de Lester Wolff, président de la sous-commission Asie et Pacifique de la même Chambre.

On en vient ensuite à l’accent mis par Biden sur les négociations au Kremlin. En réalité, le programme de son séjour est bien plus vaste, comprenant la « découverte » d’une ou plusieurs métropoles régionales. Le sénateur passe d’abord trois jours à Leningrad, où il rencontre les députés du Soviet local (une instance subordonnée au Parti de la ville). À Moscou, il s’entretient avec le président du Groupe parlementaire soviétique, un certain Chitinov, ainsi qu’avec des officiels du ministère du Commerce et des Affaires étrangères (le MID), du Comité organisateur des Jeux olympiques qui doivent se dérouler en URSS en 1980. La rencontre au Kremlin n’est qu’une parmi d’autres.

L’éclairage accordé à la visite du sénateur dans la Pravda, la « voix du Parti », ne se distingue pas non plus de celui consacré aux autres délégations américaines. De simples entrefilets de l’agence de presse TASS, sans photos, sont publiés quotidiennement, avec des titres aussi anodins que « Des sénateurs américains à Moscou ». La visite n’est pas jugée suffisamment importante pour que les médias soviétiques interrompent provisoirement leur propagande antiaméricaine – sous l’entrefilet annonçant l’arrivée de Biden, une caricature dénonce des écoutes téléphoniques de la CIA.

A droite, l’entrefilet mentionnant la venue de Biden. Sur le chapeau de l’espion de la caricature, il est écrit « CIA ». La Pravda, 26 septembre 1979, Author provided

Le cœur du récit de Biden est sa rencontre avec Brejnev et Kossyguine. Si la discussion avec le premier ministre semble avoir eu lieu, il convient de souligner qu’en 1979, Kossyguine n’a absolument plus l’aura et l’influence qu’il avait dans les années 1960, quand il était, avec Brejnev, le héros de la « direction collective ».

Concernant Brejnev lui-même, le récit de Biden est encore plus douteux. Qualifié dans ses Mémoires de « président » (alors qu’il est « secrétaire général », general secretary), Brejnev, « au teint gris », se serait éclipsé après le début de la rencontre. Si effectivement le dirigeant, 72 à l’époque, n’est alors pas au mieux de sa forme, à consulter son emploi du temps de la semaine, il est plutôt actif. Le 29 août, Brejnev se rend dans sa clinique habituelle, mais il s’agit d’un examen de contrôle qui n’entraîne pas d’hospitalisation. Enfin, ni son journal ni celui de ses secrétaires n’indique qu’il ait rencontré le sénateur américain – et Biden lui-même, en 1979, ne parle pas de Brejnev. Aurait-il affabulé par la suite ? Connaissant la propension de Biden à « s’inventer » une biographie, cette hypothèse n’est pas à exclure.

Deux dossiers gênants passés sous silence

Même si la vérité historique est éloignée du récit de Biden, son séjour ne doit pas pour autant être relégué dans les oubliettes de l’Histoire, mais peut nous aider à imaginer l’avenir. En effet, contrairement au récit qu’il en fait, où il tient ses interlocuteurs à bonne distance, Biden se montre accommodant avec eux en pratique. À Leningrad, il sacrifie de bonne grâce aux visites rituelles sur les lieux de mémoire de la Seconde Guerre mondiale, rendant hommage aux victimes du blocus de la ville qui a duré près de 900 jours.

À Moscou, il se montre silencieux, quand ce n’est pas complaisant envers ses hôtes sur deux dossiers brûlants qui risquent, il le sait, de compromettre la poursuite de la détente. Le premier concerne le sort réservé aux dissidents et aux refuzniks, ces candidats à l’émigration s’étant vu interdire de quitter le pays – un dossier dont, pourtant, le président Carter a dit se préoccuper tout particulièrement. Lors d’une discussion avec Vadim Zagladine, un officiel en charge de l’idéologie, Biden aurait ainsi déclaré qu’en réalité, les autorités de Washington font semblant de soutenir les opposants au régime, pour satisfaire l’opinion américaine.

On le sait, la carrière du futur président est émaillée de phrases controversées ayant suscité la polémique, qu’il a regrettées par la suite et qui lui ont valu le surnom de « Joe le Gaffeur » (Joe Bombs). Mais dans le cas du dossier des droits de l’homme, Joe Biden n’aurait pas seulement eu un simple « mot malheureux » – il serait allé jusqu’à occulter la question des dissidents pour ne pas compromettre sa mission et son avenir politique.

Il est vrai aussi que la mission de Biden aurait pu être compromise, dès son arrivée en URSS, par l’affaire Alexandre Godounov. Fin août 1979, en tournée aux États-Unis, ce danseur étoile du Bolchoï fait défection et décide de rester en Occident. L’affaire est hautement médiatisée, car son épouse, Lioudmila Vlassova, danseuse qui participe à la tournée, souhaite rentrer. L’affaire tourne à l’incident diplomatique. Ce contexte assez tendu pourrait expliquer en partie la posture conciliante adoptée par le sénateur au cours de son séjour.

Des leçons pour l’avenir

De l’eau a certainement coulé sous les ponts depuis ce voyage à Moscou – plus de quarante ans ! Suite à l’invasion soviétique de l’Afghanistan, le traité SALT II n’a jamais été ratifié et la « détente » a fini de sombrer. Joe Biden, lui, a continué de suivre une ligne à maints égards proche de celle défendue en 1979.

Conscient du « danger russe », favorable au Magnitsky Act de 2012, rejetant fermement l’annexion de la Crimée en 2014, Biden n’en a pas moins, chaque fois que c’était possible, privilégié la diplomatie « réaliste », prônant la poursuite de la politique de désarmement (il a joué un rôle non négligeable dans le traité START en 2010), et défendant l’ancien président ukrainien Ianoukovitch et le statu quo en Ukraine avant que les séparatistes, appuyés par la Russie, ne rendent cette position intenable.

Bien sûr, il y a la franchise des propos, qui met en valeur le président-élu : en 1979, on l’a vu, il dit avoir donné le change à Kossyguine ; en 2011, il aurait déclaré à Poutine, alors premier ministre, « J’ai regardé dans vos yeux, et je n’y ai pas vu d’âme » – une pique à l’endroit de George W. Bush qui avait fait preuve d’angélisme lors de sa première rencontre avec le président russe. En 2016, il avait qualifié Poutine de « dictateur ». Et en septembre 2020, il avait condamné l’empoisonnement d’Alexeï Navalny et le « silence coupable » de Donald Trump.

Faut-il pour autant en conclure que Biden sera intransigeant face à Moscou, comme ses déclarations de campagne le laissent entendre ? Le précédent de 1979, selon nous fondateur, incite au contraire à penser qu’une fois à la Maison-Blanche, il s’efforcera d’arrondir les angles et esquivera les « sujets qui fâchent » quand la signature d’un traité important sera en jeu. La balle, plus que jamais, est dans le camp de Moscou.

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